Chapitre 1. La mare aux Fées, reflets de
l'insaisissable
Un chemin bordé de quelques hautes herbes forment un
premier plan dominé par des tons ocre qui agit légèrement
comme repoussoir. Le spectateur tenu à distance du centre du tableau est
incité à prendre le chemin de la mare aux fées. Au second
plan, des arbres robustes et sombres se dressent de part et d'autre de la mare.
La lumière qui ne pénétrait pas sous les arbres,
éclaire l'étendue d'eau, et la végétation de la
rive opposée. La composition rend une perception féérique
de l'intérieur du bois, intimiste et propice à la rêverie.
Petite huile sur bois, datée d'entre 1845 et 1850, conservée au
musée des Beaux-Arts de Dijon, La Mare aux Fées (repr.
I) nous permet d'illustrer ici la production de paysages sylvestres qui
composent la plus grande part de l'oeuvre du peintre, partagée si on
suit l'analyse de Pierre Miquel, entre paysages du Bas Bréaut,
d'Apremont et abords de mares60. Il n'appartient pas à cette
étude de parler des paysages de Diaz, cependant La Mare aux
Fées permet d'aborder la « magie » dont parlent ses
commentateurs, dans son oeuvre de paysagiste, et d'esquisser une
continuité entre le paysage et la scène de genre chez l'artiste.
La Mare aux Fées est traitée quatre fois par le peintre,
dans trois paysages sans figures61 (repr. I, II) et une scène
où trois fées, rendues visibles, apparaissent sous la forme de
baigneuses drapées à l'antique, accompagnées
59 C'est une distinction proposée par Catherine Rager,
op. cit., qui établit deux origines distinctes dans la
mythologie Romaine correspondant à deux fonctions distinctes des
Fées desquelles elles dériveraient.
60 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., vol. II :
Catalogue raisonné de l'oeuvre peint.
61 La Mare aux Fées, s. d., 27 x 40,5 cm., Huile
sur toile, Cat. 622, n'a pu être reproduite.
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d'un chien (repr. III). Diaz affectionne
particulièrement cette mare, qu'il peint à plusieurs reprises, et
dont le nom évoque un monde invisible, un terreau de culture
populaire.
Ce sujet double permet d'appuyer dès à
présent l'argument proposé, selon lequel l'oeuvre s'articule
entre paysage et scènes figuratives d'une façon plus subtile
qu'une division entre production par vocation (paysages) et production
mercantile (tous les autres genres auxquels s'est essayé l'artiste).
L'imaginaire peuple littéralement le réel, et le peintre le met
en lumière, montrant ainsi que la nature englobe une action invisible,
comme au travers des légendes.
Section 1. Les légendes bohêmes
Diaz, un des premiers à aller à Barbizon, est au
moment où il peint cette toile un habitué des lieux, tant de
l'auberge que de la forêt. Le peintre livre son rapport intime à
la « magie d'un lieu62 », pour reprendre les mots de
Vincent Pomarède, et rapporte incidemment son propre parcours. C'est
l'apogée de sa carrière, après sa révélation
au Salon de 1844, au moment où le public et les critiques lui sourient.
La féérie de ses scènes de genre louées par le
milieu de l'art parisien semble déborder sur le paysage, comme si Diaz
tentait de faire valoir le même charme merveilleux dans ce genre encore
considéré comme mineur.
Sa vocation personnelle va en effet à l'art du paysage,
comme il tient à le faire savoir lors de la remise de sa Légion
d'Honneur de peintre de genre, en portant un toast à Rousseau et au
paysage63. La singularité de Diaz parmi les peintres de
Barbizon, peut tenir à l'évocation féérique,
quoiqu'il doive à Rousseau, qui lui-même a été
salué pour l'atmosphère magique de ses forêts64
(ill. 2), les secrets de sa palette65. Présentant à la
vente du 11 avril 1863 Allée conduisant à la
Reine-Blanche, Diaz laisse encore une ambiguïté dans le titre,
glissant de l'étude topographique au merveilleux. C'est un thème
que Diaz affectionne (repr. 1)66 ; la présence du tableau de
Rousseau, Les rochers de la Reine-Blanche (1861), dans sa collection
personnelle67 en atteste. Cette Reine-Blanche peut n'être au
demeurant que le nom d'un lieu68 qu'aucune tradition n'explique, la
forêt de Fontainebleau étant
62 Pomarède, Vincent, « Portraits d'arbres »,
cat. exp. Lyon, op. cit., p. 9.
63 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., vol. I, p.
62.
64 Thoré, Théophile, « Salon de 1846
», op. cit., p. 98. Thoré était voisin de palier de
Théodore Rousseau, voir Miquel, Pierre et Rolande, Théodore
Rousseau, Paris, Somogy, 2010, p. 54. Le même ouvrage mentionne
également le « mystère » de la peinture de Rousseau
salué par Jean de La Rochenoire, p. 91.
65 Silvestre, Théophile, Histoire des artistes
vivants, Paris, Blanchard, 1856, p. 229.
66 Dans plusieurs ventes il des séries de vues des
alentours de la « Reine-Blanche » : le 4 avril 1863 (annexe 2.c. et
2.d.), il vend quatre études : Étude de hêtre à
la Reine-Blanche (n°28), Étude de terrain à la
Reine-Blanche (n°35), et deux Études de grès
à la Reine-Blanche (n°38 et 43) ; puis le 11 avril 1863, il
présente un Grès à la Reine-Blanche (n°25),
La Sablière à la Reine-Blanche (n°26), Une
allée à la Reine-Blanche (n°29), une Étude
de hêtre à la Reine-Blanche (n°34).
67 Catalogue de la vente qui aura lieu par suite du
décès de N. Diaz de la Peña, Hôtel Drouot
commissaire-priseur Charles Pillet, experts Francis Petit et Ch. Mannheim,
22-27 janvier 1877, Paris, chez Labitte, 1877, p. 52.
68 Le « chêne de la Reine-Blanche » est
mentionné parmi les points de repère de la forêt dans
Denecourt F., Guide du voyageur dans le Palais et la Forêt de
Fontainebleau, Fontainebleau, chez l'auteur, F. Lhuillier, Paris, ed. des
guides Richard, 1840, p. 102.
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l'une des moins pourvues de légendes69. Le
nom du lieu évoque à la bohême de 1830 un charme
mystérieux. Le fruit défendu, ouvrage écrit en
1858 par la comtesse Dash et signé également par Édouard
Ourliac, Roger de Beauvoir, Alphonse Esquiros et Théophile Gautier, dont
l'action se déroule dans la forêt de Fontainebleau, entre en
résonnance avec les lieux dits de la mare aux Fées et la
Reine-Blanche. Dans ce conte, une certaine Blanche de Montmédy
découvre avec stupeur une assemblée de fées s'occupant
d'un nourrisson. C'est peut-être ce conte qui est
représenté dans Le Rêve (1847), scène
hermétique, où une jeune femme en costume du XVIe
siècle veille sur un nourrisson et l'entoure d'un lange transparent
(repr. 2).
Dans La Mare aux Fées, sans figures, la
féérie est en effet déjà présente : à
travers le nom et les chatoiements de la couleur, ainsi que le folklore de la
localité, remplis d'histoires légendaires et
anecdotiques de la forêt de Fontainebleau que le peintre
préfère à l'Histoire officielle. Le paysage n'a en effet
aucun prétexte historique à sa représentation, mais
seulement folklorique et subjectif. En cela il applique les leçons de
Bonington70. Mais chez Diaz la « magie » du paysage
évoque au public une forêt de conte de fées, empli de la
mémoire des « sacrifices des druides71 »,
prolongeant ses aspirations à l'illustration des contes de Charles
Perrault72. Des croquis conservés au Musée des
Beaux-Arts du Canada attestent de son intérêt pour le dessin
d'illustration, en particulier pour l'univers des contes (repr. 3). La mare aux
fées, appelée aussi Grande Mare, ou Mare du
Rocher-des-Fées comme dans le guide de Denecourt, résidant
à Barbizon à côté de l'auberge de
Ganne73, tient son nom des couleurs féériques que fait
la lumière sur l'eau. Une « roche aux Fées, dont le
grès est encore stigmatisé par les ongles de sorcières qui
ne dansent plus sous le chêne vert », est aussi mentionnée
dans Le Fruit défendu. Ce rocher marqué de traits que
les archéologues interrogent comme une écriture
mésolithique74, est suffisamment insolite pour devenir un
griffoir pour les dragons75. Décrite par Henri
Murger76, elle attire la bohême romantique vers ses jeux de
lumière. Le phrasé du nom évoque le mystère d'un
lieu, ressort fantastique que Sand utilise avec La mare au Diable
(1846). Il est possible d'attester que Diaz était un lecteur de
Sand, car le lieu qu'il décrit en peinture, La Mare au Diable,
est autrement absent des plans de la forêt ; puis, reprenant le
69 Plusieurs chercheurs ont assemblé le peu de
légendes Bellifontaines ; voir Paul Domet, Henri Froment, Louis
Ferrand.
70 Diaz détient un album de lithographies de Bonington,
qui figure au n°422 du Catalogue de la vente qui aura lieu par suite
du décès, op. cit., p. 76 ; ainsi qu'un album de
gravures de Constable, n° 417, idem., p. 74.
71 Silvestre, Théophile, « Diaz », Histoire
des artistes français, op. cit., p. 151.
72 Voir Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 44.
73 Denecourt, F., Guide du voyageur dans le Palais et la
Forêt de Fontainebleau, Fontainebleau, chez l'auteur, F. Lhuillier,
Paris, ed. des guides Richard, 1840, p. 62.
74 Plusieurs inscriptions, aspects des minéraux de la
forêt laissent les archéologues songeurs, ne sachant pas quelle
part attribuer à l'érosion naturelle et si l'on peut
déduire une activité humaine cultuelle ou artistique d'importance
qui ferait de Fontainebleau le « Stonehenge » d'Île de
France.
75 Les dragons « avaient coutume de venir à cet
endroit pour affuter leurs griffes sur cette roche », Fanica,
Pierre-Olivier, Bestiaire Bellifontain, Etrépilly, Presses du
Village, 2002, p. 60-64.
76 Murger, Henri, « La mare aux fées »,
Asselineau, Charles, Luchet, Auguste, et al., Fontainebleau, paysages,
légendes, souvenirs, fantaisies, Paris, Hachette, 1855, p.
97-102.
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phrasé seulement, il peint La mare aux
Vipères, La mare aux grenouilles. Diaz ne s'attèle
pas à la narration des légendes attachées au lieu. Pour le
peintre, la mare aux fées réputée pour les jeux de
lumière et les couleurs resplendissantes qui en font la
féérie, peut bien être un défi en plus de le
fasciner. En tant que coloriste, il trouve un exercice parfaitement
adapté à son propre talent.
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