Section 2. Un conte familial déguisé
La fenêtre du bâtiment à droite du tableau,
surmontée d'un ornement en ronde bosse, rappelle à s'y
méprendre les fenêtres de la maison Diaz à Barbizon (annexe
6.b). Cette véritable maison de conte de fées servirait alors de
modèle pour l'oeuvre. Il se trouve que c'est avec ses propres enfants
que Diaz produit une très large partie de son oeuvre, en les
déguisant tour à tour, alliant vie de famille et vie d'artiste.
Aspect méconnu de ses contemporains et qui n'a été
évoqué que par Pierre et Rolande Miquel, un très grand
nombre de scènes orientales, de bohémiens, et de scènes
mythologiques décrivent littéralement une vie de famille et un
attachement lié à sa femme et ses enfants. La vie de famille de
Diaz et sa découverte des rapports entre sa femme et ses enfants, semble
lui inspirer des réflexions dont se nourrit sa production.
Réciproquement, la famille de Diaz s'accommode de l'univers
esthétique du peintre et mène avec lui une vie de bohèmes
riches, ainsi qu'il en a lui-même l'aveu dans le double portrait de sa
femme et sa fille en Bohémiennes riches. Il prend exemple sur
Rembrandt, qui peint sa femme en Grande mariée juive
(1635)163.
Cet aspect de l'oeuvre de Diaz nous encourage à dire
encore quelques mots de l'analyse qui s'est développé le mieux
sur l'oeuvre de Diaz, selon laquelle son travail de peintre est le fruit d'une
résilience traumatique des évènements de son enfance. Diaz
pourrait prendre une revanche sur la privation, en offrant à ses enfants
un monde merveilleux, et aussi témoigner de la gratitude à
ceux
162 Voir Arasse, Daniel, On n'y voit rien, Paris,
Denoël, 2000, p. 15 ; et également Couliano, I. P., Eros et
Magie à la Renaissance, p. 65 s. Ce dernier cite la formule :
« giocare serio et studiosissime ludere », à propos
de l'esprit ludique du platonisme florentin, qui attribue au jeu d'enfant la
quintessence de l'opération « fantasmatique »,
c'est-à-dire magique, cf. infra.
163 Charles Blanc en publiera la photographie dans L'oeuvre
de Rembrandt, Paris, Gide et J. Brandy, 1857, p. 192.
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qui ont pu lui donner dans son enfance. Mais la question du
conte de fées pose en elle-même celle de la mise en scène
de la famille. Lorsque que Diaz met en scène sa famille, il crée
un conte de fées. Sans que l'une et l'autre des propositions ne
s'excluent, le travail de résilience étant nécessairement
réalisé en grande partie dans l'Inconscient selon les
présupposés de la psychanalyse, pouvoir attribuer à Diaz
l'envie de construire une vie de conte de fées, ou son propre roman,
paraît plus probable qu'une méthode proprement analytique de sa
part. Efforts de résilience intuitive peut-être, guidée par
une ferme intention d'aller là où son désir le
mène, de laisser parler le fantasme et lui donner une forme, comme le
préconisera le père de la psychanalyse.
Les enfants de Diaz occupent une part importante de son
oeuvre, car ils sont les modèles, déguisés, avec ou sans
leur mère, de beaucoup de tableaux. Dans sa collection d'objets, Diaz a
des coffres de déguisements (annexe 5.a), avec lesquels il
déguise sa femme et ses enfants pour faire des portraits de famille
« Turques », comme dans Famille turque (la famille Diaz au
complet), 1840, ou encore « orientales », «
bohémiennes ». C'est Ziem qui le pourvoit en déguisements,
« matière orientale ». Il semble commencer très
tôt, dès la prime enfance de sa fille Marie, pour ne plus
s'arrêter ensuite.
Déjà avant l'arrivée de ses enfants, Diaz
avait scellé ses voeux de jeune marié dans un portrait de lui et
de sa femme, sous les traits d'amants médiévaux. Diaz et sa
belle épouse (repr. 13) dépeint une dame portée par
un jeune homme, comme un chevalier enlevant une princesse, en appui sur ses
deux jambes. Sans doute lésé par son handicap, le peintre
témoigne à sa femme une grande fierté retirée du
mariage qu'il conclut avec elle, et lui dit qu'il la soutiendra et fera preuve
d'autant de forces qu'un homme totalement valide. Enfin, il lui démontre
un bénéfice de la vie d'artiste en lui offrant un portrait
poétique et touchant, où dans l'image comme dans la vie
réelle, il l'emmène.
Dès le début de sa vie maritale, Diaz introduit
une part de rêve qui scelle sa propre intention de lier vie d'artiste et
vie de famille. Il crée par la suite un roman familial où il est
Faust et sa femme Marguerite, dans un double-portrait (repr. 28). Puis, sa
femme et ses enfants sont des bohémiens164, la petite Marie
ayant une chèvre comme Esméralda. Les jours qui suivent la
naissance de Marie, Diaz peint une Maternité bohémienne (Mme
Diaz portant Marie) (1850) (repr. 14), où sa femme parée
d'un costume d'intérieur alors en vogue porte sa fille dans ses bras. La
famille de Diaz n'est jamais dépeinte sous des traits aristocratiques,
peut-être trop proches d'un modèle de sociabilité existant
à son époque et qui ne lui correspond pas en
réalité. Sa famille et lui sont toujours transportés dans
un ailleurs qui autorise une part onirique, un retour à la nature qui
remplace les codes de la sociabilité
164 À propos du regard porté par les artistes
sur les tsiganes, voir Moussa, Sarga, dir., Le Mythe des Bohémiens
dans la littérature et les arts en Europe, L'Harmattan, 2008,
notamment l'introduction p. 7-18.
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par un pur plaisir du paraître. Ils sont la plupart du
temps orientaux, et parfois seigneurs médiévaux, en accord avec
leur propriété de Barbizon.
La construction familiale de Diaz est visible dans son oeuvre,
car il produit aussi beaucoup pour lui, pour sa femme puis pour ses enfants.
Fier de sa femme et si attaché à l'amour, on peut supposer qu'il
s'agit d'un moteur qui le pousse à étendre des richesses et
offrir à sa famille une vie de conte de fées. Cet aspect de son
interprétation de la vie de bohême l'éloigne de
l'idée de la vocation artistique que peut se faire le noyau dur de la
bohême artistique. Courbet qui, plus manifestement que Diaz s'identifie
au bohémien, aurait eu l'habitude de dire « un homme marié
est un réactionnaire en art165 ».
Sa femme est tour à tour Vénus, ou une nymphe,
ses enfants les petits amours. Diaz a également fait un sujet où
sa famille sert de modèle à une scène pieuse, Marie
étant la vierge Marie, et l'un de ses enfants le petit Jésus,
mais il explore surtout certains thèmes de la peinture à l'aune
de ce qu'il observe dans le quotidien de sa vie familiale. Diaz ne peint jamais
d'amours virevoltant passivement, ils sont toujours associés à
une envie déterminée, et le peintre s'efforce de mettre en
évidence un aspect insatiable, avide et potentiellement harcelant,
fatiguant chez ses amours. En étudiant les attitudes de ses enfants en
demande avec leur mère, Diaz tire des motifs pour des scènes
mythologiques, où par exemple un amour tire Callisto par sa toge, pour
réclamer son attention (repr. 15). Véritable intuition de
l'érotisme chez les enfants pour leur mère, Diaz n'hésite
pas à transposer directement la réalité quotidienne au
mythe, accordant à des situations communes aux familles humaines la
force mythologique. C'est ainsi sans doute que certaines versions de
L'Amour désarmé ont pris une forme pouvant
suggérer l'agacement prosaïque de la déesse de la
beauté, dépeinte dans la même attitude qu'une mère
excédée par l'hyperactivité de son enfant, sur le point de
le gifler (repr. 16). La lecture de Vasari lui a peut-être laissé
le souvenir de la façon dont Duccio avait animé ses icônes
des gestes désordonnés du petit Jésus, et qu'il se place
ainsi dans la lignée à laquelle a aussi appartenu Lippi, le
maître de Botticelli, dont un épisode de la vie de Sainte Anne
(ill. 12) rappelle exactement les attitudes des personnages de sa
Callisto.
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