Chapitre 4. La Fée aux joujoux
Apparaissant sous une arcade, et entourée d'un
cortège d'enfants, la Fée aux joujoux (1858) (repr.
VIII) a la prestance d'une noble faisant son entrée seigneuriale dans
une ville. Diaz parsème son oeuvre de références
passéistes à la féodalité. La fée est telle
qu'on la représente au Moyen Age, parée de beaux atours. La
silhouette générale décrit un arc de cercle, qui rappelle
une attitude nonchalante et sinueuse des Dames dans le style gothique
international, tel qu'on les voit dans les Très Riches Heures du Duc
de Berry par exemple. Une jeune demoiselle accompagne la fée avec
une corbeille remplie de jouets, dans laquelle la Dame pioche une toupie,
tandis qu'elle offre un jouet à une petite fille vive qui se jette
à ses pieds comme à ceux du prophète. Au premier plan, au
bas des marches, une enfant joue à même le sol avec un pantin.
Le décorum plante la scène dans un des rares
paysages architecturés de l'artiste. L'arcade soutenue par trois
colonnes corinthiennes visibles à droite et immédiatement
accolée à un bâtiment percé d'une fenêtre,
parait assez improbable. D'autant que le côté gauche de l'arcade
est masqué par un bout de mur qui avance vers le premier plan et
disparait derrière la cohorte de bambins pressés autour de la
fée. Des marches descendent vers le premier plan, mais sont de longueurs
croissantes, à la façon d'un petit podium. L'architecture tient
donc beaucoup plus du décor de théâtre. Il rejoint d'une
certaine façon les incohérences architecturales que se permettent
les peintres de la Renaissance, armés de la perspective
illusionniste156.
Le sujet est traité une fois, en 1858, peut-être
se remémore-t-il l'incitation de Gautier en 1855 à varier son
répertoire : « avec une semblable palette, on peut peindre les
décors de Comme il vous plaira ou du Songe d'une nuit
d'été, pour un théâtre de fées157
». Cependant il n'envoie pas le sujet au Salon, et le fait figurer au
catalogue illustré pour une vente à l'Hôtel Drouot, tenue
le 6 avril 1858158 (voir annexe 10). Diaz réitère
l'expérience de mai 1857, où il s'était illustré -
pour ainsi dire - en étant le premier artiste à faire imprimer un
catalogue de vente accompagné de gravures159, sur le
modèle des marchands et collectionneurs160.
Section 1. La place de l'émerveillement
enfantin
La Fée aux joujoux donne des jouets, elle
offre aux enfants des instants d'émerveillement. On peut lire l'enfance
tragique de Diaz comme un déclencheur d'une telle sensibilité
à l'aspect merveilleux de
156 Voir par exemple l'analyse de la Vénus
d'Urbin dans Arasse, Daniel, On n'y voit rien, Paris,
Denoël, 2000.
157 Gautier, Théophile, Les beaux-arts en Europe,
op. cit., p. 33.
158 Catalogue de onze tableaux peints par M. Diaz, 28
avril 1858.
159 Catalogue de douze tableaux peints par M. Diaz,
Paris, 1857.
160 Sur les ventes et innovations mercantiles de Diaz et
Rousseau, voir Kelly, Simon, op. cit. Sur ces catalogues
illustrés et leur caractère inédit, voir p. 41-42.
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se voir offrir un jouet et de pouvoir jouer. Plusieurs
scènes d'enfants en train de jouer jalonnent l'oeuvre du peintre. Il
réhabilite encore des scènes du XVIIIe siècle,
comme Colin Maillard (repr. 12), et consacre souvent des tableaux à la
représentation d'enfants dans les bois. La charge féérique
est alors transmise au spectateur par l'idée du regard enfantin. Cet
aspect encore une fois très présent dans l'oeuvre à
travers des scènes en sous-bois se traduit dans une allégorie
avec une fée, dont Diaz a eu l'idée peu après la
Fée aux bijoux du Louvre.
L'allégorisation du jeu d'enfant parait tout à
fait particulière à Diaz en peinture. On trouve sous la plume de
Baudelaire un personnage, réel, très similaire : Madame
Panckoucke, tenancière d'un magasin de jouets dont Baudelaire se
souvient avec l'émerveillement de ses yeux d'enfants : « *...+ elle
ouvrit une chambre où s'offrait un spectacle extraordinaire et vraiment
féérique. Les murs ne se voyaient pas, tellement ils
étaient revêtus de joujoux. Le plafond disparaissait sous une
floraison de joujoux qui pendaient comme des stalactites merveilleuses. Le
plancher offrait un étroit sentier où poser les
pieds161 ». Cette dame aurait donc eu l'habitude de donner un
jouet aux enfants « pour qu'ils se souviennent d'elle ». Baudelaire
écrit alors qu'adulte, lorsqu'il passe devant un magasin de jouets pour
admirer les couleurs et les formes « bizarres » (ce qui sous sa plume
traduit un sentiment esthétique) il ne peut s'empêcher de penser
à « la dame habillée de velours et fourrure, qui m'apparait
comme la Fée du joujou ». Le témoignage de Baudelaire donne
une bonne idée de ce que l'univers du jouet entretient de
proximité avec le merveilleux et nous confirme dans l'idée que la
Fée aux joujoux est une allégorie du fait de pouvoir jouer,
notamment de recevoir un jouet, pour un enfant. Le Diaz adulte autant que le
Baudelaire adulte continue d'accorder une place particulière à ce
qui provoque le même émerveillement que dans l'enfance.
Porter un regard neuf sur les choses, et pouvoir s'en amuser,
peut apparaitre comme une force de l'enfance au peintre. Là où le
peintre choisira deux ans plus tard de mettre une scène de
théâtre, replaçant l'action dans une mise en abîme de
son art, la Fée aux joujoux distribue ses bienfaits dans la
rue. Si la Fée aux bijoux évolue bien dans un espace
social, invisible et omniprésent, entre les personnes dans leurs
échanges, la « scène », la Fée aux joujoux
semble parler plus concrètement du cadre de vie matériel et
des perspectives offertes aux enfants. Ils ne sont pas en haut des marches,
mais en contre-bas, ce qui permet au peintre d'appuyer leur attitude avide et
empressée là où les fillettes de La Fée aux
bijoux semblaient s'être préparées à une remise
traditionnelle du bijou. Après avoir reçu leur jouet, les enfants
redescendent en bas des marches pour profiter de leur présent. La
perspective ouverte sous l'arcade d'où est entrée la fée
nous place dans un espace réel. Toujours allégorie de moeurs,
cette fée-reine offre des deux mains, et se trouve accompagnée
d'un page pour
161 Baudelaire, Charles, « Morale du joujou », dans
Le Monde littéraire, 17 avril 1853 ; rééd. Dans
Écrits sur l'art, Paris, Le Livre de Poche, p. 243-250.
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l'aider dans sa tâche. Son attitude proche de certaines
bohémiennes, confirme son activité à portée sociale
: elle modifie un mode de vie, un rapport au loisir et au jeu dont doivent
profiter les enfants. Forte de sa noblesse et sa richesse, elle est suivie par
une cohorte qui participe à son oeuvre. La nouveauté pour les
enfants de telles attentions à leur égard est soulignée
par leur empressement.
Diaz approfondit la place de l'enfance, en faisant sien le
regard de l'enfant. Là où Boilly narre la façon dont
l'enfant s'émeut d'un conte dans Et l'ogre l'a mangé
(1824) (ill. 10), Diaz cherche à susciter dans son oeuvre le
même effet qu'un conte. Il donne aux jeux d'enfants une place
singulière, vraisemblablement apprise de Rembrandt, dans
l'Espiègle (ill. 11), si on se réfère à la
documentation que Charles Blanc a réunie sur le maitre flamand. Le jeu
d'enfant est une chose sérieuse, que le peintre traite dans de grandes
dimensions, appliquant au sein d'une scène transposée dans une
Renaissance de conte de fées un principe de la peinture renaissante,
serio ludere162.
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