1.3. Propagation du réchauffement climatique le long du
réseau trophique
L'hypothèse d'un effet
« junk-food » (Wanless et al., 2005 ;
Österblom et al., 2008) est un concept
régulièrement utilisé pour expliquer les déclins
observés de populations d'organismes du milieu marin, lors de la
survenue de profonds changements dans la qualité de leurs ressources
alimentaires (Harris & Wanless, 1997 ; Romano et al.,
2006 ; Österblom et al., 2008). En cas
d'indisponibilité de proies de bonne qualité, les espèces
sont dans l'obligation soit, d'augmenter leurs efforts et leurs dépenses
d'énergie à la recherche de nourriture, soit d'utiliser une ou
plusieurs ressources disponibles, de qualité pas forcément
équivalente (Whitfield, 2008). La restructuration de
l'écosystème peut être causée par des changements
biogéographiques et phénologiques, induits par le climat
(Weijerman et al., 2005 ; Alheit, 2007). En mer du Nord, l'impact
du changement de régime des années 1980 s'est
répercuté et amplifié le long du réseau trophique,
des producteurs primaires, en passant par les consommateurs supérieurs,
impactant même les détritivores (Reid, 2005 ; Kirby &
Beaugrand, 2009). Ces changements ont contribué par exemple à la
diminution du taux de survie des larves de morue de l'Atlantique, expliquant en
partie l'importante chute de la biomasse des reproducteurs observée en
mer du Nord (Beaugrand et al., 2003). Dans le Pacifique Nord, entre
l'Alaska et la Russie, les otaries de Steller (Eumetopias jubatus
Schreber, 1776) ont du faire face à un changement dans la
disponibilité et la diversité de leurs proies, modulé par
la variabilité climatique (Francis et al., 1998 ;
Lehodey et al., 2006). Elles ont pu changer leur régime
alimentaire composé habituellement de harengs et de lançons pour
un régime basé sur le lieu et la goberge, beaucoup plus faibles
en qualité énergétique, mais en abondance bien
supérieure (Rosen & Trites, 2000). La plasticité du
régime et le comportement alimentaire des espèces vont
conditionner leur résilience à cet effet
« junk-food » (Grémillet et al.,
2008 ; Österblom et al., 2008).
Durant ces 40 dernières années, les oiseaux
marins de la mer du Nord ont connu des chutes dans leur succès de
reproduction. Cette chute est en partie reliée à un changement de
dominance des proies (Frederiksen et al., 2005 ; Wanless et
al., .2005). Le lançon nordique et le sprat européen,
espèces consommées préférentiellement par les
oiseaux, tels que le guillemot de Troïl (Uria aalge, P)
ou la mouette tridactyle (Rissa tridactyla, L) en mer du Nord, ont
connu depuis 2004 d'importantes variations de leur abondance ou de leur
qualité énergétique individuelle (Wanless et al.,
2005, 2007). En parallèle, l'entélure, espèce à la
valeur énergétique très faible (Harris et al.,
2007, 2008), a vu sa population augmenter (Kirby et al., 2006 ;
Fleischer et al., 2007 ; van Damme & Couperus, 2008) et est,
donc, de plus en plus observé dans les captures des oiseaux. Les
mouettes tridactyles, appartenant à de nombreuses colonies d'Angleterre
et d'Écosse, qui ont nourri leurs poussins avec l'entélure ont
connu un succès reproducteur très faible en 2005 et 2006 (Mavor
et al., 2006, 2008 ; Harris et al., 2007, 2008). De
nombreux poussins nourris avec de l'entélure ont été
retrouvés morts au nid, soit étouffés par une proie qu'ils
ont été incapables de gober dans son intégralité,
soit de malnutrition n'ayant pas d'autres proies proposées par les
adultes.
Au cours de cette thèse, le nouveau modèle NPPEN
a été utilisé pour évaluer si des changements
biogéographiques des espèces communément consommées
par les oiseaux marins, pouvaient expliquer le patron de disponibilité
des proies observé en mer du Nord. Les résultats montrent
qu'effectivement, la mer du Nord en se réchauffant ne peut plus
répondre aux exigences de la niche écologique du lançon
nordique, centrée autour de 8 et 12°C (Figs. IV.2a,b et
IV.3a). Il en résulte une chute de l'abondance du lançon
nordique. En parallèle, est observée une augmentation de la
présence du sprat européen et de l'entélure, aux niches
thermiques centrées entre 8 et 15°C (Figs. IV.1, IV.2a,b et IV.3a).
Ces changements ont pu être retrouvés par modélisation
grâce au NPPEN. Le modèle montre une chute de la
probabilité de présence moyenne du lançon nordique en mer
du Nord, de 0,7 à 0,5 entre 1995 et 2006. Durant la même
période, les probabilités de présence moyennes de
l'entélure et du sprat européen sont passées de 0,5
à 0,8 (Fig. IV.2).
Si le réchauffement de la mer du Nord se poursuit, la
température va progressivement sortir des limites du
préférendum thermique du lançon nordique (13°C).
L'abondance de ce poisson en mer du Nord, selon les prédictions
effectuées par le modèle NPPEN, risque de poursuivre sa chute
(Fig. IV.3b), conduisant à une disparition du lançon nordique des
eaux de la mer du Nord (Fig. IV.2a). L'alternative « sprat
européen » pourra rester valable jusqu'au milieu du
siècle, à condition que les individus retrouvent une valeur
énergétique suffisante (Fig. IV.3b). L'arrivée
d'espèces comme l'anchois et la sardine européens, par la
façade Atlantique, pourrait constituer une ressource de substitution, si
la plasticité du régime alimentaire des oiseaux le permet
(Grémillet et al., 2008). Dans le Pacifique, les Guillemots de
Troïl ont trouvé une alternative à la raréfaction,
induite par l'augmentation des températures durant
l'évènement El-Niño de 1992-1993, de leurs proies
habituelles représentées par plusieurs espèces du genre
Sebastes (Sebastes spp), en se nourrissant d'anchois californiens (Oedekoven
et al., 2001). En revanche, la possibilité qu'auront la sardine
et l'anchois européens à s'établir en mer du Nord est
très faible (Fig. IV.2 et IV.3). En effet, leurs
préférendums thermiques sont centrés autour de 18 et
20°C (Fig. IV.1c et d), ces températures ne seront pas atteintes en
mer du Nord durant ce siècle. L'éventualité d'un
déplacement des populations d'oiseaux vers le nord, pour suivre la
ressource, et donc de rester dans un environnement favorable, fait l'objet de
recherches (Peterson et al., 2002 ; Huntley et al.,
2008 ; Gregory et al., 2009). Cette possibilité semble
être fonction de la vitesse de réaction des oiseaux marins aux
changements induits par le climat sur leurs habitats habituels (Devictor et
al., 2008).
L'application du modèle d'habitat NPPEN sur les proies
des oiseaux marins permet de visualiser les changements possibles dans la
biogéographie d'espèces de niveaux trophiques différents
et les désynchronisations de ces changements entre proies et
prédateurs. Nos projections dépendent de l'intensité du
réchauffement. Un réchauffement plus fort du type A1FI ("Fossil
Intensive" ; IPCC, 2007b) pourra conduire à des altérations
plus fortes et surprenantes de la trophodynamique de l'écosystème
de la mer du Nord. À l'avenir les modèles d'habitat pourront
permettre de comprendre et prévoir ces changements ainsi que leurs
conséquences sur l'écosystème marin. Le cas de la morue de
l'Atlantique, espèce à fort intérêt commercial,
évoqué auparavant, est un exemple qui montre l'importance
d'outils capables de prédire les conséquences des changements
biogéographiques qui ont lieu au sein de l'écosystème
marin pour les professionnels de la pêche.
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