1.2. Impacts du réchauffement climatique sur la
distribution spatiale des poissons marins
Les dernières estimations scientifiques font
état d'un réchauffement global du système
planétaire d'environ 0,8°C depuis le début du 20e
siècle. Les observations indiquent que 84% du réchauffement du
système planétaire a eu lieu dans les océans
(Intergovernmental Panel on Climate Change, 2007b). Une des premières
conséquences attendues du changement climatique sur les organismes
vivants est le déplacement latitudinal des espèces vers les
pôles (Parmesan & Yohe, 2003). Ce mouvement biogéographique a
déjà été observé à la fois dans le
milieu terrestre et dans le milieu marin (Thomas & Lennon, 1999; Beaugrand
et al., 2002a; Parmesan & Yohe, 2003; Perry et al.,
2005). Les scientifiques ont pu estimer et chiffrer la distance parcourue par
les espèces au cours de ces mouvements biogéographiques. Une
méta-analyse réalisée sur plus de 1700 espèces ou
groupes taxonomiques, a montré une migration moyenne de l'ordre de 610
m.an-1 pour 279 de ces espèces au cours du siècle
dernier (Parmesan & Yohe, 2003). Thomas & Lennon (1999) ont
détecté, chez 59 espèces d'oiseaux terrestres au
Royaume-Uni, un déplacement latitudinal de 945 m.an-1 entre
la fin des années 1970 et 1990. Au 20e siècle, plus de
la moitié des espèces de papillons européens ont
effectué un déplacement biogéographique à la
vitesse moyenne de 5 km.an-1 (Parmesan et al., 1999).
Les changements biogéographiques, mis en
évidence dans le milieu marin, sont plus prononcés notamment en
raison de l'absence de barrière physique entre les différentes
régions océaniques. En 2009, Beaugrand et al. (2009) ont
calculé qu'un groupe d'espèces pseudo-océaniques
caractéristiques des eaux tempérées-chaudes s'était
déplacé de 1000 km en moyenne vers le Nord, en 48 ans et à
raison de plus de 23 km en moyenne pas an. Ces changements ont
été clairement détectés le long des côtes
européennes. Un assemblage d'espèces de copépodes
calanoïdes, jadis présent uniquement dans le golfe de Gascogne, est
maintenant identifié jusqu'à l'ouest des côtes
norvégiennes, représentant un mouvement biogéographique de
près de 1000 km en une vingtaine d'années (Beaugrand et al.,
2002a). Certains isothermes ont migré de 19 km par an en moyenne
sur la même période. En parallèle, de nombreuses
études ont rapporté l'apparition d'espèces de poissons
tropicaux, nouvelles dans le golfe de Gascogne, et leur migration progressive
le long du talus continental européen jusque dans les eaux britanniques
et la mer du Nord (Quéro et al., 1998 ; Brander et
al., 2003, Stebbing et al., 2002). Une étude
récente a analysé les changements à long-terme de la
répartition spatiale de 90 espèces de poissons en mer du Nord
(Perry et al., 2005). Durant la période étudiée
(1977 à 2001), la mer du Nord s'est réchauffée d'à
peine 1,05°C en moyenne. Pourtant sur les espèces de poissons ayant
leur limite nord ou sud de répartition dans la mer du Nord (36
espèces), 15 ont migré en réponse au réchauffement
des eaux.
Le modèle NPPEN produit des cartes de distributions
spatiales actuelles des espèces, comparables et complémentaires
à celles obtenues à partir d'autres modèles (RES, FAO,
Cheung et al., 2008, 2009), ou à partir des connaissances des
scientifiques et professionnels de la pêche (ICES-FishMap ;
http://www.ices.dk/marineworld/ices-fishmap.asp ; Louisy, 2002). Durant
cette thèse, le NPPEN a également été
utilisé pour modéliser la distribution spatiale passée et
future des poissons et notamment celle des espèces
commercialisées. L'objectif était d'estimer si le NPPEN pouvait
retracer et quantifier, en termes de surface d'habitat, les changements
biogéographiques observés chez les poissons marins depuis 1960 et
d'évaluer ces changements dans le futur.
Les cartes de distribution obtenues montrent, effectivement,
une réorganisation de la distribution spatiale de toutes les
espèces étudiées entre la décennie 1960-1969 et la
période 2000-2005 (Figs. III.V et S11 à S19). Basé sur
l'ensemble de l'océan Atlantique Nord, le calcul des pertes et gains
d'habitats géographiques montre des bilans contrastés. Les
espèces comme le sprat, l'anchois, et la sardine européens, aux
préférendums thermiques plus chauds, sont les espèces qui
ont gagné le plus d'habitat potentiel, entre 200 000 et
300 000 km², suivies par l'églefin et la sole commune dans une
moindre mesure (moins de 100 000 km²). En revanche le turbot n'a pas
gagné de nouvelles zones d'habitat et les deux espèces de lieu,
aux préférendums thermiques plus froids, en ont perdu.
L'intensité du réchauffement climatique
(scénarios A2 ou B2) va définir la valeur des bilans
biogéographiques des espèces à affinités
tempérées-chaudes (A2 ou B2). Par exemple, la sole commune et le
chinchard de l'Atlantique verront leurs distributions se réduire dans le
cas d'un scénario A2, le plus pessimiste, alors qu'une évolution
des températures de type scénario B2 leur permettront de
coloniser de grandes surfaces. Par contre, les espèces dites
tempérées ou subarctiques connaîtront, quelque soit le
scénario d'évolution, une réduction de leur surface
d'habitat. La vitesse de cette perte sera sensible au scénario
d'évolution des températures. Ces chiffres font juste le bilan
des gains et des pertes, l'étude plus précise des cartes (Fig.
III.) situe mieux les endroits où auront lieu ces modifications.
Les poissons marins seront très probablement dans
l'incapacité de s'acclimater à l'échelle d'un
demi-siècle à de nouvelles contraintes environnementales
(Helaouët & Beaugrand, 2009 ; Beaugrand & Kirby, 2010a). Les
modifications biogéographiques des poissons modélisées en
Atlantique Nord (Figs. II.7 et III.4 et Annexes III.S10-III.S19) constituent
leurs réponses face aux modifications de leurs habitats. Les valeurs des
paramètres environnementaux de l'habitat disponible ne seront plus en
adéquation avec les domaines de tolérance des espèces
vis-à-vis de ces paramètres, en d'autres termes, l'habitat ne
remplira plus les conditions de la niche écologique des espèces.
Un tel mécanisme n'est pas sans conséquences sur la
viabilité des populations, amenées à effectuer ces
déplacements biogéographiques. Celles-ci ne sont pas
assurées de trouver une autre aire de répartition valable,
permettant leur pérennisation. Il en résulte un
phénomène de contractions de l'aire de répartition pouvant
conduire à la disparition d'un organisme. Par exemple, au milieu du
Pléistocène (?300 000 ans avant J.C.), un
réchauffement climatique naturel a provoqué une réduction
et une fragmentation de l'habitat du mammouth laineux (Mammuthus
primigenius, B ; Nogués-Bravo et al., 2008). De
plus, toutes les espèces n'ont pas les mêmes capacités de
déplacements, nécessaires pour rester dans un milieu en
adéquation avec leur niche (Pearson, 2006).
La vitesse des changements de répartition des
différentes espèces va être réglée par leur
capacité « migratrice » mais surtout par la largeur
de leur niche. Une espèce au préférendum thermique plus
spécialisé sera amenée à répondre plus vite
au réchauffement des eaux. L'incertitude, sur la vitesse et l'ampleur
des changements modélisés par le NPPEN, est illustrée par
l'utilisation des différentes familles de scénarios
d'évolution du climat, du plus modéré au plus fort (Fig.
II.10) (Beaugrand et al., In Press). De plus, au sein d'une
espèce, l'impact du climat sur les poissons, n'est pas le même
selon que la population étudiée se trouve géographiquement
en limite ou au centre de sa niche. Les populations de morues de l'Atlantique
situées en mer du Nord, sont en limite inférieure de leur niche
écologique. Elles sont donc plus sensibles au réchauffement des
eaux que celles situées géographiquement dans les eaux
islandaises où le régime thermique correspond au centre du
préférendum thermique de l'espèce (Beaugrand & Kirby,
2010a, b).
Si les scientifiques des pêches ont
développé un grand nombre d'outils pour simuler et tenter de
prédire la dynamique des stocks de poissons exploités (Hilborn
& Walters, 1992 ; Daskalov, 1999 ; Cardinale & Svedäng,
2004 ; Miller, 2007), les modèles prédisant les effets du
climat sur les mêmes ressources commencent seulement à être
utilisés (Kaschner et al., 2007, Cheung et al.,
2008a). Pourtant, l'un des enjeux des plans de gestion durable des stocks de
poissons est de pouvoir comprendre et anticiper les effets conjoints, et
interactifs, de la pêche et du réchauffement climatique
(Jurado-Molina & Livingston, 2002; Rose, 2004 ; Lehodey et
al., 2006 ; Mieszkowska et al., 2007 ; Rouyer et
al., 2008). Ces effets peuvent être additifs ou multiplicatifs, la
surexploitation augmentant la sensibilité des stocks de poissons et de
l'écosystème marin à la variabilité climatique
(Perry et al., 2010 ; Planque et al., 2010). Agissant en
synergie, l'impact conjoint de l'exploitation et du réchauffement
climatique peut précipiter l'effondrement de stocks de poissons, comme,
par exemple, celui de la morue de l'Atlantique en mer du Nord (Ottersen et
al., 2006 ; Beaugrand et al., 2008 ; Kirby et
al., 2009).
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