III. Dimension anthropologique :Entre tradition et
modernité : Quelle place pour la femme dans le milieu social et
politique ?
Depuis leur indépendance, la plupart des pays africains
aux nombreuses potentialités économiques et humaines, vivent une
profonde crise marquée par l'effondrement du système politique,
économique, social, fortement ressenti en particulier dans les
provinces. Le système scolaire est certainement celui qui porte le plus
les stigmates de la déstructuration du cadre traditionnel de ces
sociétés. Vacillant entre le mode de fonctionnement traditionnel
et le modèle imposé par la modernité, ce sont souvent les
femmes qui subissent en premier lieu les conséquences de ce tiraillement
entre tradition et modernité, une transition marquant
profondément le rôle social de l'éducation des filles.
L'intérêt de cette partie est d'inscrire la thématique de
l'éducation dans une perspective du genre et des rapports sociaux dans
le contexte socioculturel et politique maure.
A. La place de l'éducation traditionnelle :
Ordre tribal comme mode de transmission
du savoir:
En guise d'introduction à cette partie, il serait
judicieux de se pencher sur le milieu traditionnel maure où
l'éducation des filles et une affaire de femme, la transmission du
savoir se fait par les
femmes et ne relève pas uniquement des savoir-faire
liés à la vie social et domestique. Pour illustrer cette
idée, nous allons exposer un entretien effectué auprès
d'une femme maure ayant la cinquantaine, ancienne kadiha et présidente
du réseau féminin des journalistes en Mauritanie, on a ici la
trajectoire sociale et intellectuelle d'une femme ayant
bénéficié d'une éducation maternelle savante. Un
savoir transmis sur lequel cette femme s'est appuyée pour entamer sa
propre formation dans le système scolaire. En effet, les entretiens
effectués pour ce mémoire de recherche et les observations
illustrent et confirment cet état de fait et mettent en évidence
le rôle féminin majeur dans les structures familiales et
social.
Salka Mint Snid, Présidente de l'Association du
Réseau des Journalistes Femmes Mauritaniennes (épouse d'un des
plus grands poètes mauritaniens) Le 25/03/2012, à
Nouakchott
Quel est votre parcours social et universitaire
?
« Je n'ai jamais eu un cursus classique. Ma mère
m'a enseigné le Coran, les Hadith... en brousse. C'est grâce
à elle que j'ai acquis mes premières connaissances. Mon
père est décédé lorsque j'étais jeune. Puis
je suis venue à Nouakchott en 1975. J'ai choisi alors d'aller à
l'école mais rares étaient les filles de ma tribu89
qui allaient à l'école alors cela m'avait posé quelques
problèmes au début. C'est plus la civilisation arabo-islamique
qui était enseignée dans cette école, qui s'appelait Ecole
Ben Amer Enehliye. C'était l'époque où les jeunes lisaient
beaucoup et se sentaient concernés par la culture. J'étais
militante de gauche (du parti Kadihine). Je participais à des clubs de
lecture en vogue qui m'ont donnés le goût à
l'écriture. J'ai commencé par écrire au sein du parti
Kadihine puis j'ai été emprisonnée avec les autres
militants. Il y avait
89. Salka mint Snid est issue de la tribu des « idab lahssan
», qui sont des « zwaya » :membre de la catégorie
lettrée et maraboutique maure.
beaucoup de femmes de ce mouvement. Au début,
c'était parce que le pays se construisaient. Les femmes étaient
de plus en plus engagées et de plus en plus éduquées.
Durant cette période, les années 1970, il y avait la Ligue pour
l'Emancipation des Femmes pour le Travail. Il y avait un intérêt
pour la femme. Il y avait eu un centre pour femmes. Cette expérience m'a
amené à penser qu'il faut pour la femme, non seulement le travail
mais aussi l'éducation, la participation politique, et à
l'époque, on avait des projets multi-sectoriels pour
l'émancipation de la femme. Beaucoup de femmes ont connu un grand
succès durant cette période. »
Que pensez-vous donc de la situation actuelle de la femme
en Mauritanie ?
« Forcément, ce n'est pas pareil. Avant il y avait
une ébullition intellectuelle et un militantisme qui a emporté un
certain nombre de personnes qu'ils soient hommes ou femmes, dans cette
volonté de changement et d'émancipation. Mais aujourd'hui, ce
n'est plus le même contexte. Avant on était plus proche du peuple,
on était à son écoute ; des femmes comme Aminetou Mint El
Moctar, Nejah Mint Snid (ma soeur décédée), Mariem Mint
Lehwej, Fatimetou Mint Abidine, ... La pression et la répression
étaient fortes sur ces militantes. J'ai moi-même fait six mois de
prison en octobre 1973. Avec moi dans la même cellule il y avait d'autres
femmes, certaines d'origine étrangère. Puis il y a eu la paix
entre le pays et les militants. Notre mouvement s'est transformé en
parti d'opposition. A l'époque, j'étais au siège des
femmes. Ensuite, il y a eu la guerre du Sahara, ce qui a tout
bouleversé. Je suis allée au lycée pour avoir un
diplôme secondaire en lettres. J'ai épousé un homme
militant aussi mais à l'époque, j'avais eu un enfant malade. J'ai
dû quitter la scène publique pour quelques temps puis j'ai
été journaliste pour subvenir aux besoins du petit. J'ai dû
alors quitter les études ; plus tard, j'étais candidate libre au
baccalauréat alors que mes enfants étaient déjà
grands. Je fus donc présentatrice radio. J'ai été la
deuxième journaliste femme à la radio car ils leur manquaient des
voies féminines. Puis je suis allée à la faculté
après l'obtention de mon bac. J'ai fait des études de Lettres
mais j'ai dû arrêter à nouveau pour être plus
présente dans la vie de mes enfants. Cependant, il n'y a pas longtemps,
j'ai fait un M2 en culture poétique90. »
Pouvez-vous me parler de votre association ?
« Mon association fut le fruit du journal que j'avais
crée « El Ilham ». Mais j'ai connu des réticences car
ils m'ont demandé de supprimer ce journal. Les hommes politiques ne
m'appréciaient pas car je partageais mon avis malgré la
liberté d'expression limitée. Après le coup d'Etat
(août 2005), j'ai voulu reprendre mon poste. Moi et neuf autres
journalistes femmes avons été appelées par l'UNESCO pour
nous former à faire des spots pour la campagne présidentielle
(pour le référendum). C'est de là qu'est partie
l'idée de faire une association car nous avions fait du bon travail
(2006) avec le soutien du responsable de l'information au niveau du bureau
régional de l'UNESCO arabe. Ces femmes m'ont elles-mêmes
élue comme présidente car j'étais la plus
âgée et celle avec le plus d'expérience dans le secteur du
journalisme. On a eu l'officialisation de l'association le 14 juillet 2007.
J'ai décidé suite à cela, de m'intéresser à
la question du genre dans cette association, il ne faut pas faire comme les
autres (associations) qui pullulent le paysage politico-social. On s'est
intéressé à la jeunesse surtout, pour leur donner un
espoir, un symbole. J'ai voulu que la partie financière soit limpide !
Je ne veux pas de magouilles pour que l'association soit exemplaire et suivre
les principes que j'ai toujours défendu. Depuis ce moment, la place de
la femme journaliste a connu un bond considérable car on s'est mise
à être impliquées dans des causes telles que celles du
développement et de la lutte contre le sida. Il est vrai qu'il y a des
associations parfois peu honnêtes mais il y a des femmes qui font ce
qu'elles peuvent. Il faut aussi savoir que l'Etat n'aide pas et ça
favorise la corruption. Nous, on est indépendantes vis-à-vis de
l'Etat, on ne lui doit rien. C'est nous-mêmes qui finançons nos
efforts personnels. Il nous manque quand même les moyens pour la mise en
oeuvre de certains projets comme la formation des femmes journalistes. Mon mari
est un grand intellectuel, c'est un poète et un écrivain. C'est
un membre de l'Académie des UK. Il est connu dans le monde arabe. Il m'a
enseigné aussi. Je le remercie et il m'a fait confiance durant tout mon
militantisme. C'est un moderniste qui est pour le progrès. »
Que pensez-vous de la culture maure sur la situation de
la femme ?
« La femme a beaucoup oeuvré dans le passé.
C'est elle qui a enseigné. Dans la région de laquelle je suis
originaire, ce sont les femmes qui transmettaient le savoir. C'étaient
elles les éclairées. Même au niveau des griottes, des
« zawaya », des « aârab » (tribus « hassan
» guerrières), par la division traditionnelle du travail, les
femmes avaient chacune leur rôle à jouer au sein de leur tribu.
Elles étaient très actives. Elles s'occupaient du foyer quand
leurs hommes
partaient en voyage. C'est cette ancienne confiance qu'on
accordait aux femmes qui expliquent le maintien de cette confiance aujourd'hui
; elle est éduquée selon son milieu. Mais aujourd'hui, est-ce
suffisant ? Non ! Parce que la modernité crée de nouveaux
besoins. Que doit-on faire ? Pour cela il faut se rendre compte que l'Etat doit
savoir que les choses ont changé. Les femmes doivent être
indépendantes, il faut qu'elles soient éduquées ; c'est
ça l'égalité ! L'éducation des femmes est centrale
pour le changement. Il faut un système de bourses pour permettre
à ces femmes d'accéder aux études supérieures. Et
il faut noter que les femmes sont de plus en plus brillantes. Le savoir aussi
doit être au centre de la question du genre. La révolution
tunisienne tient sa source dans la bonne insertion des femmes et leur
émancipation. »
A l'issue de cet entretien, on comprend que
l'interrogée a conscience de l'insuffisance de l'éducation
traditionnelle des filles dans le contexte moderne que connait la Mauritanie
aujourd'hui. Son mémoire portant sur les figures féminines
savantes de la société maure met la lumière sur le
rayonnement intellectuel de ces femmes à une époque certes
révolue mais qui témoigne d'un potentiel féminin maure qui
n'est plus exploité aujourd'hui par le système scolaire moderne.
L'éducation de ces filles avait lieu sous la tente : la « khayma
» désignant par là aussi « le foyer » en
hassaniya. Une « khayma », un lieu d'éducation qui transmet
les codes et les valeurs liés au statut et au comportement des femmes
.
a) Impact de l'éducation traditionnelle sur le statut
personnel de la femme : Le cas des femmes
« zawyat »et « hassan »:
L'éducation des femmes est régit par la
hiérarchie sociale, en effet les filles étaient
éduquées dans un milieu social donné dont elle
perpétuaient les valeurs en portant en elles les marques de leur origine
tribale. Leur éducation devient donc conditionnée par les normes
propres à leur « qabila »91. Cette structure
traditionnelle avait tendance à maintenir les femmes dans un cadre
limitée dont on retrouve les traces encore aujourd'hui dans le
comportement féminin de certaines femmes appartenant à un groupe
social donné ce qui forme le plus souvent un frein à
l'exploitation de toute l'étendue de leur potentiel. Afin de cerner en
quoi l'éducation traditionnelle contribue à la transmission et au
maintien des croyances et des valeurs ancestrales et en particulier en ce qui
concerne les femmes.
91. Terme arabe désignant la tribu
L'ordre tribal maure se traduit par une hiérarchie
social avec à sa tête deux groupes dominants, supérieurs :
D'une part, les « zawaya » : un groupe tribal détenant le
pouvoir religieux qui s'est investi dans l'enseignement (textes religieux,
philosophie, Lettres, etc.), ce que Abdel Wedoud ould Cheikh appelle «
l'administration du sacré et de l'invisible » et les
activités commerciales. Le trait dominant de ce groupe se traduit par
une morale fondée sur des règles de bienséance et d'un
respect scrupuleux des principes religieux : «[...]l'investissement dans
le savoir et le savoir religieux [...] au coeur de la reproduction de l'ordre
maraboutique et de sa légitimité, ouvrait plus largement
accès à d'autres sources de revenu, car l'éducation
constituait le moyen essentiel d'accréditation d'une emprise «
islamique » sur le monde de l'invisible et sur les dangers et les
promesses dont l'opinion populaire le chargeait. La rente de
piété traditionnelle prenait racine dans la conjonction entre
autorité théologique et baraka, ilm et walâya,
savoir et sainteté, que le quasi-monopole de l'éducation
conférait aux ressortissants de l'ordre maraboutique, ou plus exactement
à une minorité d'entre eux. »92, ce pouvoir
conféré par « la sainteté » de leur savoir
religieux constituait une forme de protection pour assurer leur activité
économique et commerciale fondamentale à la survie de leur groupe
(élevage, agriculture, forages des puits, etc.) face aux guerriers (les
hassân) qui comme leur nom l'indique étaient les
spécialistes de la guerre et assuraient la protection des autres tribus
dont ces « zawaya » en échanges d'une redevance (la «
raziaa ») . Les discours traditionnels s'accordent à rattacher les
hassân aux tribus Banû Hilal et Banû Sulaym qui ont parcouru,
depuis l'Arabie Saoudite, le Maghreb puis la Mauritanie. Ces derniers s'y sont
installés dès le XVe siècle et ont consolidé leur
pouvoir jusqu'au XVIII e siècle. Ces guerriers détiennent
également le pouvoir politique dans le cadre des émirats. Les
qualités stéréotypées que l'on attribue aux
guerriers sont le courage, la générosité et le sens de
l'honneur. Les femmes guerrières (hassâniyyat) ne
dérogeaient pas à cette réputation. Les femmes
hassân étant considérées comme peu discrètes,
peu réservées voir même particulièrement
audacieuses. Ces attributs, fortement revendiqués, les
caractérisaient en opposition aux femmes issues des tribus maraboutiques
réputées pour être quant à elle plus
discrètes et réservées.
92. Mohamed Fall Ould Bah et Abdel Wedoud Ould Cheikh «
Entrepreneurs moraux et réseaux financiers islamiques en Mauritanie
», Afrique contemporaine 3/2009 (n° 231), p. 99-117.
L'antagonisme de ces images attribuées aux femmes
issues de ces deux milieux opposés participaient à consolider
leur identité les distinguant les unes par rapport aux autres. Ces
caractéristiques étant conformes aux fonctions et aux attributs
de ces catégories tribales, ils participent au renforcement des places
de chacun dans la hiérarchie. Ainsi, la discrétion et la «
pudeur » des femmes « zawiyyat » s'oppose très clairement
aux comportements des femmes « hassan ». Les conceptions politiques
antagonistes de ces groupes (les tribus maraboutiques revendiquant un exercice
du pouvoir tourné vers les préceptes religieux islamiques
contrairement aux guerriers qui basent leur organisation politique sur les
batailles et la conquêtes des biens et des territoires). Cette
confrontation tribale s'est donc prolongée dans une opposition des
comportements.
En effet, les zawâya qui se disent de grande valeur
morale et spirituelle mettent en valeur leur aspect érudit et pacifiste.
Une attitude qui explique l'inactivité des femmes maraboutiques qui
préfèrent s'adonner à des activités plus
intellectuelles et spirituelles (apprentissage et enseignement du coran, de la
littérature, etc.). « Elles passent pour maitres dans l'usage de
l'euphémisme et de la métaphore » (C.Lesourd 2006, p.45). Il
est question donc ici de comportements stéréotypés
véhiculés par la compétition entre « zawaya » et
« hâssan » dont l'interprétation sociologique
aujourd'hui est nécessaire à la compréhension des
attitudes et des valeurs que l'on retrouve chez les mauresques.
Des remarques et des propos récurrents que l'on peut
entendre dans le milieu maure soulignent ce conformisme féminin à
ce type de comportement qu'on appelle « esstezwy » (formé par
la racine « zawaya » pour exprimer cet archétype
comportemental propre à cette catégorie social). Les exemples
sont multiples : « Je ne peux pas me permettre de m'exprimer sur des
sujets tabous comme ça, en public sans pudeur [...] je suis une zawya !
» « Que dira-t-on si on me voit dans des endroits peu
fréquentables ? ! Une fille de mon rang social ne doit pas faire ce
genre de chose... ». Des principes qui accompagnent souvent les consignes
parentales (surtout maternelles) dans l'éducation des filles : «
Une fille des « zawaya » ne doit pas faire telle ou telle chose [...]
Tu es une « mint93 zawaya » tu te dois de respecter les
règles de bienséances et rester discrètes ! ». Tous
ces impératifs sociaux et bien d'autres caractérisent le mode de
socialisation féminin des tribus maraboutiques.
A noter que cette tendance aujourd'hui s'étend
même dans les familles issues des tribus hâssan traduisant une
homogénéisation de la pudeur et de la discrétion
féminine. Une logique que l'on retrouve aussi dans les groupes sociaux
issus des tribus au bas de la hiérarchie sociale : « znaga »
ou « lahma » d'origine berbère dont le rôle traditionnel
des femmes consistaient à travailler dans l'agriculture ou
l'élevage. On assiste en effet, à l'heure actuelle, à une
généralisation de ce comportement dans tous les milieux, qui
s'explique par une volonté collective propre aux sociétés
arabo-musulmanes pour entretenir l'honneur du groupe. Raison pour laquelle cet
antagonisme comportemental aujourd'hui dans la société maure
n'est perceptible que dans la population masculine.
Cette analyse anthropologique nous amène à
penser que la discrétion et la pudeur étant de rigueur pour les
femmes maures, leur faible insertion dans les hautes sphères
décisionnelles du pays aujourd'hui est le résultat d'un lourd
héritage socioculturel. Un héritage qui comme nous l'avons
développé au préalable amène les femmes à
recourir à des stratégies de contournement du patriarcat de
manière à bénéficier d'un certain pouvoir. On peut
parler d'un « pouvoir discret » respectant ainsi cette qualité
réservée aux femmes dans cette société. Que ce soit
dans l'intimité des salons mondains, du mesrah, ou à
travers leur compétences relationnelles et leur influence sur les
hommes, les mauresques parviennent a se frayer un chemin dans les cercles du
pouvoir sans pour autant enfreindre les normes sociales de la
communauté.
On retrouvait déjà ce
négoféminisme dans l'ordre traditionnel de la
société maure à travers la renommée de plusieurs
femmes savantes de cette région qui ont su marquer l'Histoire de la
culture maure.
b) Statut féminin « des femmes savantes »
:
Dans la tribu des « zawaya » les femmes avaient un
rôle important dans l'enseignement primaire des enfants, elles se
chargeaient de leur éducation. Les femmes avaient le savoir-faire de
leur tribus, celles-ci étant réputées pour être
érudits et savantes, une grande partie des « zawyat »
n'acceptaient pas l'analphabétisme. Certaines arrivaient même
à dépasser le niveau des hommes, surtout dans le domaine
religieux et les sciences de la langue.
Parmi cette mouvance intellectuelle féminine, on peut
citer quelques exemples :
· Fatma mint Haj Elbechir malgré son appartenance
à une tribu « hâssan » (les « brabich »),
cette femme savante était la fille d'un gouverneur, elle est venue
s'installer dans la ville de Ouadane située au Nord du pays, une ville
réputée pour être le berceau de la civilisation maure et
ayant abrité un nombre important de savants. Elle a fait preuve d'une
maitrise parfaite de la langue arabe et du coran (si bien qu'elle pouvait le
réciter à l'envers). Enseignante et savante, elle était
connue aussi pour sa belle écriture, une calligraphe
réputée ; elle est décédée vers l'an
1890.
· Ghadije mint Mohamed El Akel : fut une intellectuelle,
au 19ème siècle issue d'une tribu « zawaya » : les
« Oulad Deymane ». Elle enseignait le coran et les sciences de la
religion appliquées surtout au domaine juridique. Elle était
réputée pour ses connaissances en matière de logique
aristotélicienne, mais aussi l'astronomie et la médecine. Elle
avait enseigné trois personnages très importants dans l'Histoire
de la région : son frère Ahmed ould Mohamed El Akel (mort vers
1823), Elmami Abdel Kader Kanne ( chef des Almami94, mort en 1805)
et Moctar ould Boune ( mort vers 1805) de la tribu « zawaya » des
Tajakanet.
· Khnathe mint Bakar, fille d'un émir du Brakna
au 18eme siècle, elle a épousé le roi Moulaye Ismail
(fondateur de la dynastie Alaouite au Maroc), elle s'installe au Maroc et elle
est devenue une femme qui présidait des salons du savoir. Elle
était réputée pour engager des discussions très
poussées avec les savants de l'époque ( les savants du Moyen
Orient) .
Depuis l'avènement de l'islam dans la
société maure beaucoup de femmes s'étaient
appropriées l'activité intellectuelle. Elles ont joué un
rôle important dans l'acquisition des savoirs traditionnellement
rattachés aux catégories des érudits de cette
société (la logique, la linguistique, la poésie, la
philosophie, le savoir religieux, la jurisprudence,...). Le mémoire de
recherche de Salka mint Snid « La poésie féminine
mauritanienne », un travail de recherche dense et riche met la
lumière sur la multiplicité des figures savantes féminines
maures. Des poétesses, écrivaines, philosophes et experte en
science de la religion, elles ont su mettre à profit la
spécialisation de leur groupe sociale d'appartenance afin d'avoir main
mise sur ce qui faisait
94. Un mouvement politico-religieux dans la vallée du
Sénégal qui revendiquait la création d'un Etat religieux
autour de cette communauté .Le premier chef almami était Abdel
Kader Kanne.
la spécificité de leur tribu et par la
même le pouvoir traditionnel. Là encore, c'est en participant
à ce qui fait la renommée et la légitimité (au sens
politique, c'est en accentuant leur savoir faire que les groupes tribaux ont su
asseoir leur pouvoir) de leur groupe que ces femmes ont su mettre à
profit leur compétence pour affirmer leur place malgré
l'hégémonie du patriarcat. Donc, c'est en gardant une
cohérence dans leur identité culturelle que les mauresques
résistent à la domination masculine car pour être
acceptées et bénéficier d'une légitimité au
sein du groupe, il est nécessaire de respecter la norme, s'opère
alors une soumission à la norme qu'elles tournent le plus possible
à leur avantage.
Néanmoins, ce contournement du patriarcat est-il
toujours efficace en matière d'éducation ? Puisque le savoir
traditionnel a été remplacé par l'école coloniale
moderne qu'en est-il de la place des femmes dans ce système
éducatif nouveau ? Bien entendu, force est de constater que l'enjeu de
la scolarisation des filles en Afrique de manière général
reste au coeur des stratégies de développement dans la mesure
où la part des femmes dans l'enseignement reste assez faible par rapport
aux garçons. Il serait judicieux ici dans cette perspective analytique
de voir en quoi l'ordre traditionnel qui régissait le rôle de
l'éducation en fonction du genre a eu un impact considérable sur
la scolarisation des filles.
c) Education traditionnel : une entrave à la
scolarisation des filles ?
En ce qui concerne la femme maure, malgré son
rôle relativement important dans l'acquisition et la transmission du
savoir dans la tradition de cette société, on ne retrouve pas ce
même degré d'implication dans le système scolaire moderne
aujourd'hui mauritanien. Aujourd'hui comme hier, les filles dans la
société maure sont éduquées en vue du mariage et de
la maternité ; ce qui compte c'est une éducation féminine
réussie à savoir une bonne future « épouse » et
« mère » ; une qualité qui lui permettra de jouer sur
toutes les stratégies que nous avons déjà
évoquées. Mais l'instruction a changé et ces
stratégies féminines du contournement sont de moins en moins
efficaces avec le contexte montant de la mondialisation et l'impératif
de compétences académiques individuelles pour une réussite
professionnelle.
On peut parler d'une lente prise de conscience de la femme en
Mauritanie car plusieurs femmes engagées elles même instruites
revendiquent et exigent une prise en compte politique des
problèmes liés à la discrimination faite
aux femmes au sein du système éducatif. Cet état de fait
vient expliquer la reprise des études souvent tardives des femmes
activent sur la scène politique pour combler ce retard. Les exemples des
femmes interviewées pour ce mémoire de recherche en
témoignent, bon nombre d'entre elles ont repris des études dans
l'enseignement supérieur et secondaire pour certaine
(baccalauréat) pour une remise à niveau qu'elles jugent
indispensable à une insertion politique et professionnelle.
Ceci dit, parmi les femmes instruites ayant eu un parcours
scolaire et universitaire classique on note une dénonciation du
patriarcat politique plus marquée. Nana mint Cheikhne et sa soeur Khady
mint Cheikhne, militantes au sein du parti de l'opposition expriment une
profonde inquiétude quant à la place des femmes dans le paysage
politique mauritanien que Nana mint Cheikhne associe à la
défaillance du système éducatif mauritanien.
Nana Mint Cheïkhna, militante dans le parti de
l'opposition : RFD
Le 23/03/2012, à Nouakchott
Quel est votre parcours social et universitaire ?
:
dans le département juridique. J'ai commencé mon
engagement pour la société civile dans les années 1980
(membre de la Ligue Mauritanienne des Droits de l'Homme). Il faut garder
à l'esprit qu'à l'époque, on n'avait pas le droit d'avoir
un parti politique puisqu'il y avait des militaires au pouvoir jusqu'en 1991.
Je suis restée dans cette Ligue jusqu'en 1998. Cette
annéelà, j'ai intégré un parti, l'UFD
(ancêtre du RFD). J'ai été élue en 2001 comme
conseillère municipale de la commune de Tevragh-Zeina, puis
Vice-Présidente de la communauté urbaine de Nouakchott. Jusqu'en
2006 où j'ai été élue députée
à la circonscription de Nouakchott. Je préside le mouvement des
femmes au sein du parti du RFD (Rassemblement des Forces Démocratiques).
»
Comment percevez-vous la place des femmes dans la
société maure ?
« D'un point de vue culturel, les « Bidhane »
sont en grande partie d'origine berbère, l'emprunte berbère est
restée assez forte. C'est pour ça que la femme maure jouit d'une
certaine indépendance par rapport au monde arabe. Dans le foyer, la
femme à une place différente de celle des autres ethnies. Mais
malgré tout, il y a une sorte de machisme qui est assez maquillé,
qui entre dans les bonnes moeurs. Par exemple, des phrases récurrentes
le prouvent ; « la femme est faible, la femme est mineure malgré
tout ». Elle est traitée comme un enfant. Il y a une certaine
hypocrisie. Certes, elle est importante, on la soigne, mais elle ne
représente jamais la tribu par exemple donc au niveau politique, ce sont
les hommes qui représentent. Or depuis que nous avons un Etat national,
la politique ne s'est pas faite avec les institutions et les partis politiques
mais avec les tribus. Par exemple, certaines tribus entrent dans un jeu
d'échange avec l'Etat. La femme est certes très présente
et active mais elle reste faible. Il y a certaines femmes ministres mais c'est
pour faire bonne figure. La plupart d'entre elles ont été
choisies pour des raisons d'équilibre régional. Elles ont
été choisies par les militaires. Il n'y a pas assez de femmes
compétentes à cause du faible taux de filles présentes
dans le système scolaire. Il ne faut pas choisir au nom de la
parité une femme même si elle est peu instruite, il faut commencer
par redresser le système de l'enseignement ici et comprendre que les
filles autant que les garçons doivent poursuivre des études
»
Avez-vous constaté une évolution de la
situation de la femme ces derniers temps ?
« A partir de 2005, les choses ont commencé
à évoluer. Au-delà de leur appartenance politique et
tribale, les femmes sont devenues de plus en plus présentes sur la
scène politique. La création d'un mouvement s'intitulant «
le plaidoyer pour la question du genre », pour que la question du genre
soit prise en considération dans les représentations politique et
législative ; avait aboutit au quota de 20% au niveau des conseils
municipaux, ce qui est une excellente chose car elle a obligé le
gouvernement à mettre des femmes dans le gouvernement et dans les
conseils municipaux, et donc de les familiariser avec le principe de la
représentation politique des femmes. Globalement j'ai l'impression que
les gens n'étaient pas déçus par cela. Par contre, les
forces traditionnelles de certaines tribus n'étaient pas pour ce
changement. On a donc vu une régression au niveau du Parlement et de
l'Assemblée. Nous étions 95 députés dont 17 femmes
en 2006. Aujourd'hui, l'Assemblée a été portée
à 140 députés et ils ont prévu une liste à
part pour les femmes, de 20 personnes. Donc sur 140, 20 femmes font 13% et non
20%. Il y a un changement de lois qui n'apporte pas davantage à la femme
dans le milieu politique. Au niveau municipal, le schéma un homme/une
femme n'est plus obligatoire. Et au niveau du Sénat, il y avait trois
places réservées aux femmes (au collège électoral)
or ceci n'a plus été retenu alors qu'il était obligatoire
que dans chaque collège électoral il y ait trois femmes. Il y a
donc un recul que nous essayons de freiner. »
Que pensez-vous de la montée de certains
mouvements islamistes sur la scène politique ? Qu'en est-il de la
situation de la femme à ce niveau ?
« Il y a un mouvement islamique qui se développe
dans lequel on n'a pas encore décelé une misogynie car ils ont
des femmes dans le monde municipal et le Sénat. Il ne faut pas percevoir
les islamistes comme un groupe homogène car il y a les salafistes, les
autres islamistes qui eux, comprennent que la femme a sa place. Aujourd'hui,
c'est celui-là qui est le plus présent. »
Avez-vous rencontré des problèmes
personnels durant votre parcours de militante ?
« Il y a toujours une marginalisation des femmes bien que
dans le parti (le RFD) il y a beaucoup de femmes très actives. Il existe
toujours des hommes qui tentent de limiter les actions des femmes. Tant que la
femme joue son rôle d'animatrice, c'est bon. Mais dès qu'il s'agit
d'être leadership, il y a toujours des réticences et des
difficultés à travailler. J'essaye de dépasser ces
réticences masculines malgré tout. »
Khady mint Cheikhna (soeur de Nana Mint
Cheikhna)
Militante au sein du parti de l'opposition RFD Quel est
votre parcours social et universitaire ? :
« J'ai eu la chance d'être parmi les
premières femmes à aller à l'école car mon
père était un haut fonctionnaire. Ce n'était pas
évident à l'époque car c'était rare. J'ai fait mes
études à l'Ecole Normale Supérieure à Nouakchott
puis une licence d'anglais en France (à la Sorbonne). J'ai obtenu mon
CAPES. J'ai enseigné dans plusieurs lycées (le français,
l'anglais et autres...). J'ai travaillé à la CNIM
(société minière mauritanienne) et pendant huit ans, j'ai
été secrétaire générale de
l'Assemblée Générale. J'ai fait plusieurs
ministères (Ministère de l'emploi, Ministère du tourisme
et Ministère du commerce). J'ai milité dans un parti d'opposition
donc j'ai été virée car il n'y avait pas de liberté
de pensée alors que j'ai d'autres vues pour mon pays. Je sais que le
pays va de mal en pire et c'est pour ça que je continue à militer
au sein du RFD. Cela va faire 10 ans aujourd'hui.
Je suis aussi poétesse à mes heures perdues. Je
ne le dis pas pour me vanter (rires) mais je suis très
intéressée par la musique ; la poésie a malheureusement
perdu sa place dans notre culture. J'ai remarqué que notre culture est
menacée. Donc j'ai créé une association il y a deux ans,
reconnue officiellement que depuis septembre. Elle s'appelle « Emprunte
Culturelle ». Avec des compétences culturelles (des poètes,
des artistes etc....), reflétant le vrai visage de la culture maure. Il
est vrai que notre folklore a tendance à disparaître. La culture
authentique doit être préservée. Et notre patrimoine
culturel doit être valorisé. Les femmes ne participent plus
à sa sauvegarde comme c'était le cas avant »
En parlant de l'aspect culturel, que pensez-vous de
l'impact de la culture maure sur la situation de la femme ?
« Dans le passé, les femmes faisaient tout dans
les campements. Elles prenaient en charge la famille lors des longues absences
de leur mari. Mais aujourd'hui, il y a eu la modernité ; on peut dire
qu'on a calqué le mode de pensée de la culture traditionnelle
maure sur la vie moderne. C'est une des raisons pour laquelle des professions
comme des femmes pilotes sont admises. La femme maure a su convaincre la
société.
Intervention de Nana : « Oui mais le problème c'est
la représentation politique et l'éducation des filles »
Reprise avec Khady: « Il est vrai qu'il y a une
présence macho militaire dans le milieu politique. Je pense que le vrai
moteur du parti dans lequel je milite, ce sont les femmes. Celles-ci en
général sont entières. Il y a beaucoup d'hommes qui nous
ont quittés pour des raisons X ou Y sauf les femmes, jamais...Il faut
donc que la politique, la société et le système
éducatif prennent en compte le potentiel des femmes ! »
Que pensez-vous de l'engagement associatif des femmes en
Mauritanie ?
« Il est très important. Il faut qu'il y ait une
reprise de cette structure-là sur des critères objectifs car il y
a beaucoup d'ONG qui se multiplient sans raison valable, il faut donc resserrer
les lois relatives à leur création. Il faut un apprentissage des
vraies valeurs qui comptent : le patriotisme, la citoyenneté, etc....
Notre système de valeurs est menacé. Il faut sa
réhabilitation. »
Les inquiétudes exprimées ici liés au
présent et à l'avenir du pays constituent des constantes dans les
autres propos recueillis lors des entretiens, mais s'agissant des femmes
politiquement engagées comme Nana mint Cheikhne, Khady mint Cheikhne et
Seniya mint Sidi Haiba on perçoit une vision de l'éducation
féminine comme source d'émancipation et d'acceptation des femmes
au sein des sphères décisionnelles du pays. Ces remarques sur le
statut de la femme accompagnent les impératifs de la vie moderne et
urbaine qu'a connue la Mauritanie ces trente
dernières années. En effet, ce pays ayant acquis
son indépendance il y a seulement 52 ans, les structures
socio-politiques liées à ces questions du genre constituent des
problématiques naissantes dont seule une minorité de la
population en a conscience.
|