c) Le concept de Harîm comme grille de lecture pour
l'analyse de l'organisation tribale et
politique de la société maure
(Référence aux travaux de Pierre Bonte) :
Cette forme de sociabilité organisée autour de
la femme met en évidence une instrumentalisation de la culture maure des
rapports de genre par les femmes : le concept de « Harîm » tel
qu'il est analysé par Pierre Bonte (L'émirat de l'Adrar
mauritanien. Harîm, compétition et protection dans une
société tribale saharienne) ainsi que l'amour courtois
étant une spécificité berbérosaharienne. Une
instrumentalisation leur permettant de jouir d'un statut social avantageux et
leur garantissant une autonomie financière. Ceci dit l'analyse de ce
concept nous permettra de relativiser la subordination des hommes à ces
femmes de renommées dans la mesure où cette relation
d'interdépendance renferme une logique de domination masculine telle
qu'on la retrouve dans les analyses de Pierre Bourdieu.
En effet, le concept de Harîm est au coeur des logiques
sociales de la société maure : Désignant la femme en
arabe classique mais dont l'étymologie est formée par le
mélange des termes « interdire » et « protéger
». Ceci nous renvoie donc à une idée de protection, le
harîm c'est
l'univers que les hommes du groupe doivent protéger et
contrôler, faisant penser à toute la problématique de
l'honneur. Pour l'élaboration de ce mémoire, j'ai effectué
un entretien ayant eu lieu a Paris81 avec le sociologue Abdel Wedoud
ould Cheikh82, un sociologue et collègue de Pierre Bonte
ayant fait un compte rendu sur l'ouvrage de l'anthropologue en question.
Au cours de l'entretien, Abdel Wedoud ould Cheikh a mis
l'accent sur le caractère méditerranéen de la question de
l'honneur : « Les anthropologues qui ont travaillé sur les
sociétés méditerranéennes (notamment les travaux de
Pierre Bourdieu sur la Kabylie) ont révélé que la question
de l'honneur est au coeur des rapports de genre. Appelé le «
nif» chez les kabyles et « darja », le « charaf » chez
les maures, les femmes sont les gardiennes de l'honneur des hommes et
réciproquement [...] Il y a une expression de l'anthropologue Pitt
Rivers qui résume parfaitement ce phénomène «
Chez les méditerranéens l'honneur se perd par les femmes et se
gagne par les hommes ». Elles peuvent compromettre le statut des
hommes alors pour protéger leur honneur, ils se chargent de
protéger celui des femmes. »
C'est dans cet état d'esprit que nous devons
considérer les rapports de genre dans la société maure.
Dans l'ouvrage de Pierre Bonte « L'émirat de l'Adrar mauritanien.
Harîm, compétition et protection dans une société
tribale saharienne », à la fois synthèse et
élargissement d'une thèse d'État soutenue en 1998,
l'auteur nous amène à comprendre comment s'est formé
l'émirat de l'Adrar à partir des compositions tribales,
généalogiques et statutaires, il nous conduit progressivement
dans un ouvrage particulièrement dense à considérer que ce
qui est au départ une « affaire de famille » devient une
« affaire d'État ». On peut illustrer cette théorie par
l'exemple des Uthman : « La succession de Uthmân83
divise, selon des clivages liés à la parenté et à
l'alliance, les descendants de Lavdhîl84. Le mariage
léviratique, qui conforte, en un premier
81. Juin 2012
82. Professeur et chercheur en anthropologie et sociologie ,
auteur d'ouvrages portant sur l'organisation tribale dans l'espace saharien,
l'islam et le pouvoir politique ainsi que les systèmes
confrériques musulmans. Ancien Directeur de l'Institut Mauritanien de
Recherche Scientifique.
83. Chef de la tribu guerrière des Awlad Qaylân,
dont le règne débuta vers 1740.
84. Autre fraction d'une tribu Hassan (guerrière)
temps, les droits du frère de l'émir
défunt, la mobilisation des relations de parenté paternelles et
maternelles, les clivages entre frères germains, l'opposition entre
l'oncle et le neveu agnatique et les alliances, ou conflits, entre cousins
parallèles patrilatéraux, la mise à l'écart des
demigermains issus d'une mère esclave... »85 On y cerne
le poids du « nasab » ( terme arabe qui désigne le lien de
parenté qui définit la généalogie d'une tribu ou
d'une famille ) dans l'acquisition des droits par la descendance ainsi que les
logiques matrimoniales s'articulant autour d'une hypergamie féminine et
le statut de la filiation comme modèle d'analyse de cette
société tribale saharienne.
Si nous nous penchons sur la place et le rôle des femmes
dans l'organisation de l'ordre tribal, on peut noter en premier lieu la
pratique du « mariage arabe » exprimant une préférence
pour le mariage entre cousins parallèles patrilatéraux. Cette
endogamie lignagère est interprétée différemment
selon les anthropologues : d'un point de vu politique, elle peut constituer une
prévention à d'éventuelles fissions au sein du groupe :
« en donnant sa fille à son neveu agnatique, l'oncle paternel
renforce des solidarités lignagères menacées par les feuds
et les conflits et il pérennise la lignée dont il est issu [...]
D'autres ( Rosenfeld 1957 ; Patai, 1965 ; Peters, 1976) insistent sur les
fonctions économiques de ce mariage : dans les sociétés
musulmanes qui prévoient qu'une part de l'héritage revienne aux
femmes, il prévient la dispersion du patrimoine familial et lignager
»86 ; s'ajoute à cela une hypergamie féminine
rendant compte des différences de rang entre les tribus et les fractions
qui les composent. Une femme ne pouvant épouser qu'un homme à un
statut égale ou supérieur à elle, ainsi les alliances
matrimoniales s'inscrivent dans une logique de proximité
c'est-à-dire que les mariages restent soumis à la règle de
l'endogamie privilégiant la parenté proche ou un conjoint issue
d'une tribu occupant le même rang dans la hiérarchie sociale.
Abdel Wedoud ould Cheikh affirme que « toute l'architecture tribale est
fondé sur ce principe [...] d'ailleurs un proverbe maure en
témoigne : « ila tmassou jloud tgadou jdoud »87, si
une fille épouse un homme elle « égalise »
85. Page 40 - « L'émirat de l'Adrar mauritanien.
Harîm, compétition et protection dans une société
tribale saharienne » P.Bonte
86. Ibid P.Bonte p .78
87. littéralement traduit : « Quand les peaux se
touchent, les grands parents (sous-entendu : paternels, dans cette
société patrilinéaire) deviennent égaux .Un dicton
en hassâniyya, le dialecte arabe des
leurs parents respectifs dans la hiérarchie sociale des
tribus. ». La circulation des femmes est donc organisée non pas sur
la base de la réciprocité, mais sur celle de la hiérarchie
et de la compétition ; « lorsque la société
fonctionne sur « l'illusion de l'échange », cette
réciprocité se transforme immanquablement en proximité
(solidarité) sociale et , à plus ou moins long terme , en
proximité généalogique agnatique...
»88.
On comprend ici que l'ordre tribal de la société
maure repose en grande partie sur les normes régissant la circulation
des femmes ; des « harîm » que les hommes doivent
protéger et une base pour les stratégies tribales. Ainsi, le
statut féminin dans la société maure devient un «
acteur passif », cet oxymore illustre la réalité complexe du
rôle de la femme dans la mesure où sa position de subordination
aux règles de la patrilinéarité, de l'hypergamie,...
accompagne une dynamique féminine relative au choix du conjoint sur
laquelle repose l'honneur du groupe, de la tribu. Il s'agit ici aussi d'un
phénomène social formant un pont entre la sphère
privée et la sphère publique : En effet, l'aspect matrimonial et
la parenté (cercle privé, familiale) constituent un tremplin sur
lequel le groupe s'appuie pour établir des alliances tribales (en lien
étroit avec l'organisation traditionnelle du pouvoir) ce qui
relève donc de la sphère publique. Le pouvoir politique
mauritanien aujourd'hui étant démocratique et centralisé,
les relations et les alliances tribales régissent la vie politique et
économique du pays, les femmes usent donc de ces systèmes
d'alliances pour bénéficier d'opportunités auprès
des pouvoirs publics.
Comme nous le montre Philippe Marchesin dans son ouvrage
« Tribus, ethnies et pouvoirs en Mauritanie » (1992) : Le tribalisme
demeure « une donnée permanente dans la vie politique
mauritanienne[...] La qabilâ orchestrerait toutes nominations politiques,
elle organiserait toutes les carrières et construirait toutes les
fortunes de ce pays, d'où le surnom sous la présidence de Taya
« d'Etat Smasid », en raison de la prédominance de la tribu
présidentielle aux postes de responsabilités et de
profits»
populations maures qui souligne l'inscription dans la
durée généalogico-statutaire de toute (més)alliance
matrimoniale, celle en particulier qu'engendrerait le mariage d'une femme avec
un homme d'un statut « inférieur » car « le mariage
engendre la parité des aïeux ».
88. Ibid P.Bonte p.93
Les femmes influentes du monde urbain nouakchottois se sont
donc appropriés cet héritage culturel : tribalisme, calculs
stratégiques des alliances matrimoniales, instrumentalisation des
rapports de force hommes/femmes pour accéder à une reconnaissance
sociale, un chemin les menant a un succès qui élargit leurs
champs d'actions.
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