B. Sphère publique et sphère domestique :
Relation dialectique entre ces deux espaces
et rapport de genre :
a) L'espace mondain comme espace de pouvoir : Comportements
féminins et hiérarchie
sociale :
L'urbanisation et la sédentarisation qu'a connue la
population mauritanienne leur a imposée un nouveau modèle de vie
et d'organisation sociale. Dans le cadre de notre problématique de
mémoire, il serait indispensable pour évaluer les
potentialités d'actions féminines en terme politique et
économique, de mettre la lumière sur les rapports de force
hommes/femmes ; des rapports qui, nous le verrons, sont intimement liés
au mode de vie imposé par l'urbanisation.
A la fin des années 1970, le régime militaire de
Mohamed Khouna ould Haidallah décide de se tourner vers une richesse
jusqu'alors inexploitée : les ressources halieutiques des côtes
mauritaniennes. De nombreux individus se pressent alors à Nouadhibou
(ville située sur les côtes nord-ouest du pays, capitale
économique du pays), port avec zone franche, et se lancent dans la
pêche et ses activités maritimes
dérivées (consignations, usines de congélation,
sociétés d'assurances, etc.), une riche classe d'affaires
mauritanienne voit alors le jour. Leurs affaires aujourd'hui touchent une
diversité de domaines : commerce, politique, banques, assurances,
immobilier, bâtiments,... Cette effervescence donna naissance d'abord
à une nouvelle forme de sociabilité nocturne dans
l'intimité des maisons, ces réunions rassemblant des hommes et
des femmes, appelées « salons », sont marquées par le
luxe qui donne lieu à un véritable développement d'une
classe prestigieuse et influentes dans les divers cercles socio-politiques. En
effet, ces espaces élitistes que Celine Lesourd appelle le
mesrah (voir la définition en note de bas de page n°67) se
rapprochent des salons mondains du XVIIIe siècle en France dans la
mesure où on y retrouve des réseaux sociaux étroitement
liés au pouvoir politique, des rapports de séduction, de
sociabilités mondaines, des interactions qui participent
également à la construction des rapports de genre dans ces hautes
sphères de la société. Ceci nous conduit à de
multiples questionnements sur la relation dialectique qui s'instaure entre
l'empreinte féminine du mesrah et le pouvoir en Mauritanie.
C'est dès les années 1980 sous le régime de Maaouya ould
Sid'ahmed Taya (1984-2005) que l'on a vu se développer notamment dans la
capitale du pays une élite urbaine qui est en étroite
collaboration officieuse avec l'Etat. Une élite majoritairement
composée d'une classe d'affaire s'enrichissant des fonds publics ,
s'instaure alors une kleptocracie élargissant et consolidant
l'influence et le pouvoir du mesrah : « plus d'argent, plus de
courtisans, plus de fidèles, plus de paraître, plus de besoins
financiers, plus de concurrences au sein de la cour et entre les cours, plus de
rumeurs et de « rumorants » »73.
Les femmes qui sont les principales actrices et initiatrices
du mesrah mauritanien, contribuent à fidéliser une cour
politicienne en ayant recours à divers discours clientélistes
(d'ordre tribal, régional ou ethnique) pour élargir et renforcer
leur cercle, le plus souvent par des moyens douteux ou discutables. Elles
dirigent leurs actions en fonction de l'orientation du régime politique
en place débouchant sur un nouveau mode d'action politique.
Le mesrah étant composé d'hommes hauts
placés dans les sphères politique du pays, ces femmes connues
pour leur beauté et leur assise dans la classe politico-commerciale
construisent des réseaux sociaux mais aussi internationaux pour
accroitre leur autorité et leur influence. Depuis
les années 1990, ces « shabibate »74
(« Badineuses, épouses ou divorcées de businessmen, de
militaires ou de nominés »75) sont aussi devenues
les businesswomen d'aujourd'hui.
Leur pouvoir est fondé sur ce que la sociologue
spécialiste de la méditerranéen Véronique Manry
appelle les « compétences relationnelles ». En effet, ces
commerçantes s'appuient sur les liens de parenté : proches
parentes de hauts fonctionnaires et/ou de femmes d'affaires.
Celine Lesourd a réalisé au cours de son
enquête auprès des commerçantes mauritaniennes que les plus
riches étaient les filles de cadres dans une administration publique,
filles de grandes commerçantes ou de chefs d'entreprises, soeurs de
conseiller à la présidence, nièces de haut responsable du
PRDS76, fille de sénateurs, soeur d'un grand banquier de la
place etc. Autant de relations de parenté qui en disent long sur les
véritables voies de réussite pour les femmes et constituent des
capitaux sociaux variés et cumulables leur donnant accès à
la classe politicocommerciale, et par là même, à un
véritable tremplin pour leur business personnel. Le capital social
devient une garantie du capital financier. Le mesrah, cet espace
semi-public devient le théâtre de stratégies individuelles
de réussite pour ces femmes et un moyen de théâtraliser
leur richesse ainsi que leur renommée. Une véritable
sociabilité se crée autour et par ces femmes puissantes
entretenant une cour et des courtisans pour demeurer dans l'élite et
« relever des défis ostentatoires pour prouver ses marques de
prestige »77. Ainsi les mauresques étant moins actives,
moins scolarisées, certaines nous le verrons, se démarquent par
des investissements particuliers et savent quand il le faut, jouer de leur
rôle de femme et bénéficier d'un certain pouvoir au sein de
la communauté.
74. Terme en hassaniya, dialectque arabe des maure,
désignant une femme belle et jouissant d'un grand prestige social.
75. Ibid 2 C.Lesourd
76. Parti politique du président Maaouya ould Sid'ahmed
Taya au pouvoir de 1984 à 2005
77. Ibid 2 C.Lesourd, l'auteure y développe longuement la
compétition entres ces jet-seteuses pour se hisser sur le mesrah,
soutenue par un mode de vie ostentatoire propre à elles.
Le mode de vie urbain moderne devient un théâtre
social au sens goffmanien dans la mesure où s'y déploie toutes
les ressources conceptuelles des métaphores de la théorie
goffmanienne : « scène », « public », «
personnage », « rôle », « coulisse » et «
mise en scène ».78 En effet, ce phénomène
s'est accompagné d'un développement sulfureux d'une architecture
luxueuse de villas dans les quartiers chics de la capitale (Tevragh Zeina,
E-Nord, Las Palmas,...) exposant ainsi la réussite sociale des
propriétaires. Des voitures dernier cri, des villes, des voyages
à Dubaï, en France, en Espagne,...l'achat des accessoires et
équipements domestiques de pointe constituent des dépenses
participant à consolider la position statutaire des hommes et des femmes
en particulier appartenant à cette élite.
« Ces palais rivalisent de successions de salons : il
y a le salon maure (composés de banquettes de bazin et de tapis
importés d'Iran) dans lequel la famille se réunit, à
même le sol, confortablement lovée dans une multitude de coussins.
Des halls immenses à colonnes s'ouvrent sur d'autres salons à
« l'européenne » : canapés fleuris aux très
lourds accoudoirs et aux imposants dossiers, luxueux tapis, tables basses en
verre soutenues par des armatures dorées. Des fleurs en plastique dans
des vases en porcelaine surplombent des bibelots made in China. Aux murs, dans
des cadres alambiqués, sont accrochés de grands posters figurant
des forêts suisses, des torrents nord-américains, un château
de la Loire et sa verte campagne. La télévision trône
majestueuse sur un meuble de même facture que la collection de tables
basses. De l'écran plat de grande taille à l'écran plasma
géant, le poste (relié à une parabole bien en vue sur le
toit) confère un certain prestige. Plus l'appareil, exposant social, est
imposant, plus l'hôte semble puissant. Dans ces intérieurs,
presque baroques, chaque détail compte : les moulures au plafond,
l'épaisseur et le luxe des rideaux et tapis, les fioritures des
colonnes, le clinquant des cascades de lustres. Les fauteuils, les
canapés, et de plus en plus, les ensembles table à manger et
vaisselier, confèrent au propriétaire ses marques de noblesse.
Chaque mobilier est mis en valeur par divers artifices (cadres, rubans,
figurines, vases, cendriers) [...] L'objet est ainsi
dédoublé, comme ajoutant du prestige au prestige. Il y a alors
surexposition de la position sociale de l'hôte. Les architectures
extérieure et intérieure de ces véritables châteaux,
tout comme le mobilier - jouant encore une fois « le rôle d'exposant
du statut social » font l'objet d'âpres concurrences : la lutte
ostentatoire s'organise, tout d'abord, autour de l'acquisition du meilleur
terrain (le plus grand, le mieux placé, négocié de main de
maître), puis à propos de la superficie de sa construction, de la
hauteur de ses tours, du coût de ses
78. « La mise en scène de la vie quotidienne 1 : La
présentation de soi » Erving Goffman- Les Editions de Minuit-
1975
carrelages, de la lourdeur de ses draperies et du nombre de
véhicules rutilants abrités dans le garage . »79
L'exposition de ces biens et leur théâtralisation
urbaine sont intimement liés aux rapports de genre et jouent un
rôle central dans les rapports de séductions à travers
lesquels les femmes parviennent à bénéficier de ces
avantages en entretenant autour d'elles un réseau masculin assurant leur
prestige. Se développe dès les années 1980 avec la
naissance des « salons » mondains une catégorie de femmes :
les « shabibate » usant de tout leur capital relationnel et de
séduction pour la mise en scène de leur réussite sociale
et financière sur le mesrah.
A Nouadhibou puis à Nouakchott, ces femmes issues d'un
haut rang social organisent des fêtes, des soirées privées
dans leur salon rassemblant une sélection d'hommes et de femmes du gotha
nouakchottois dans une ambiance de musique, de poésie ponctuée
souvent par des jeux de séduction, un amour courtois qui a longtemps
caractérisé les rapports amoureux maures tel que nous les
décrit Aline Tauzin dans son ouvrage (Figures du féminin dans
la société maure). Pour être convié chez
certaines « shabibate » fortunées, il faut être
prêt à honorer une certaine somme : Des montants pouvant varier
entre 100 000 et 200 000 ouguiyas (soit 300 à 600 €). Une
dépense souvent complétée par la prise en charge du repas,
des cadeaux caprices suggérés par la shabiba (argent, accessoires
de luxe, voitures, voyages, etc.), ou par ses proches, au cours de la
soirée. En échange, ces femmes se laissent courtiser et
entretiennent une relation privilégiée avec avec ces hommes.
« Elle a sa cour d'admirateurs [...], la femme exprime ses désirs
directement ou par l'intermédiaire des femmes présentes, elle
suggère les cadeaux qu'elle veut, les voyages [...]. Elle veut entendre
des mots, des compliments [...]. Les hommes veulent briller et gagner ses
faveurs »80. Etre convié à un « salon »
est donc une marque de prestige et un privilège pour les hommes.
Ces « salons » deviennent les coulisses du
théâtre de la réussite sociale, du mesrah. Le
mesrah prend tout son sens goffmanien dans la mesure où les
rapports de genre sont fondés sur une répartition des
rôles entre les hommes et les femmes garantissant à chacun une
reconnaissance
79. Description extraite de l'étude de Celine Lesourd
« « Le mesrah. Regard sur la « culture matérielle du
succès » à Nouakchott », L'Année du Maghreb.
80. Témoignage d'un connaisseur de ces salons recueilli
par Celine Lesourd - cf Ibid 2
statutaire. Pour « garder la face » (concept de
E.Goffman traduisant le maintien d'une crédibilité sociale aux
yeux des individus) ces manipulations doivent cependant demeurer
encadrées par des normes et des règles strictes car, oscillant
entre privé et public, il y a ce qui doit être vu et ce qui peut
être vu, ce que l'on peut dire et ce que l'on doit taire.
En conduisant leur vie amoureuse avec opportunisme et en
menant une vie mondaine ostentatoire, ces femmes renversent le principe de la
subordination féminine aux hommes, en effet cet espace de mixité
ouvert aux classes aisées de Nouakchott met en évidence une
réalité complexe des rapports de genre. En jouant sur les
concurrences masculines et en exigeant des cadeaux et des égards, ces
femmes font preuve d'une forme d'autorité sur les hommes
débouchant sur une subordination de ces derniers et un assujettissement
à leurs caprices. C'est en ce sens que l'on peut qualifier ces rapports
de genre comme relevant d'une complexe complémentarité.
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