d)Un autre féminisme : un engagement sur plusieurs
fronts
L'expérience de ces femmes sur le terrain attire notre
attention sur ce féminisme maure ou dans un sens plus large un
féminisme africain portant en lui les marques sociales et culturelles de
l'Histoire du pays ainsi que sa conception de l'engagement féminin.
C'est l'héritage de leur carrière de Kadihines qui
rend leur engagement avant tout politique et non féministe. La plupart
d'entre elles ne se réclament pas du féminisme.
L'Histoire de la Mauritanie atteste que les femmes ont
joué un rôle majeur dans la société, elles ont
activement pris part aux luttes de libération et aux mouvements pour le
changement social. Peut-on parler d'une nouvelle forme de féminisme ?
Qu'en est-il de cette approche du féminisme par rapport au reste du
monde ? Il serait judicieux d'analyser ce phénomène dans un sens
plus large, c'est-à-dire : Appréhender ce militantisme
féminin en prenant en compte le cadre géographique et culturel
africain. Il existe en effet, un discours féministe africain propre
à l'Histoire africaine.
« Autres féminismes : Quand la femme africaine
repousse les limites de la pensée et de l'action féministe
»34 .
C'est dans cet état d'esprit que nous devons aborder la
question du féminisme africain où l'activisme féminin est
ancré dans les réalités locales de cette région. Le
féminisme occidental a émergé dans un contexte politique
et historique de bouleversements sociaux où les mouvements
révolutionnaires se sont fondés sur les principes universels des
droits de l'Homme intégrant ainsi dans les discours féministes
l'idée d'égalité et de justice entre les citoyens quelque
soit leur genre. Le féminisme occidental exige une fin à toute
forme de sexisme et dénonce la différenciation sexuelle,
biologique régissant les rôles sociaux des individus. C'est ainsi
que ce mouvement s'est construit autour d'une volonté de dénoncer
le confinement des femmes dans l'espace domestique et à son rôle
traditionnellement institué de mère, d'épouse et mineur
par rapport aux hommes. Si on se penche sur les autres mouvements
féministes ayant émergé dans d'autres contextes
socio-culturels on observe un autre modèle de militantisme
féministe se fondant sur une toute autre approche du genre : le
modèle africain et africain-américain.
En effet, des mouvements comme celui des noirs
américaines dans les années 1970, des femmes du Tiers-Monde dans
les années 1980, et des Africaines des années 1990 ont
élargit les perspectives du féminisme. Le féminisme
africain se distingue du féminisme occidental dans la mesure où
il pose des questions ancrées dans les réalités locales de
ces femmes, des réalités locales dépassant le cadre de la
lutte contre le sexisme mais contre plusieurs formes de discrimination en
respectant les spécificités ethniques et idéologiques de
la communauté.
Dans la mouvance du mouvement des droits civiques et du
militantisme contre la guerre du Vietnam, le mouvement féministe
états-unien admit dans ses rangs des femmes issues d'autres
communautés présentes aux Etats- Unis (Femmes noires et latines)
bien que constitué principalement de femmes blanches issues de la classe
moyenne américaine. Ce mouvement militant pour l'égalité
des sexes et la violence patriarcale, s'est fissuré au début des
années 1970 suite aux contestations de ces femmes de couleur
dénonçant leur marginalisation au sein du mouvement. C'est ainsi
que s'est formé le mouvement du féminisme noir mené par
des
34.page 12 «Féminisme(s) en Afrique et dans la
diaspora» Africultures- un dossier coordonné par Christine Eyene
l'Harmattan- Titre du premier chapitre par Obioma Nnaemeka
féministes antiracistes35. Ces
féministes ont avancé l'idée selon laquelle pour
comprendre l'oppression des femmes noires dans sa globalité, la race et
la classe sociale devraient être prises en considération. Selon
ces femmes, « la race, la classe sociale et le genre représentent
des systèmes d'oppression affectant lourdement la femme
africaine-américaine »36. L'idéologie soutenant
ce mouvement a été définie par le concept de «
womanisme »37 , un concept avancé par Alice Walker
mettant en évidence le courage et l'audace de ces femmes se consacrant
à des causes touchant la totalité de leur communauté.
Les womanistes et les féministes africaines font de
leur combat une prise de position contre l'eurocentrisme et
l'impérialisme des mouvements féministes occidentaux. C'est dans
cet état d'esprit que les femmes du Tiers-Monde et du monde
post-colonial, ont appelé les féministes occidentales à
mettre fin à leur conception réductrice du militantisme
féministe. L'une des théoriciennes du féminisme
africain38 distingue trois type de féminisme : Le
féminisme de tourisme (approche englobant tous les mouvements
féministes dans une seule catégorie), le féminisme
d'exploration (approche culturelle relativiste), et le
féminisme de solidarité (ou « modèle
d'études comparatives du féminisme »39), cette
universitaire rejette les deux premières approches mais recommande la
troisième caractérisant les mouvements féminins africains
car c'est un militantisme qui parvient à lier le local et le global. Le
féminisme de solidarité devient le propre des mouvements
féministes du Tiers Monde s'appuyant sur une cause commune
dépassant les frontières (critique du néocolonialisme, du
capitalisme et du sexisme tout en
35Audre Lorde, Barbara Smith, Belle Hooks et Angela Davis.
36«Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the
Politics of Empowerment»- Patricia Hill Collins- Deuxième edition,
New York: Routledge, 1990.
37Terme utilisé par Alice Walker ( écrivaine et une
militante féministe américaine) et repris par l'universitaire
américaine Tuzyline Jita Allan, définit la
spécificité de ce mouvement féminin noir américain
militant pour le droit des femmes mais aussi « au bien être du
peuple dans son ensemble, hommes et femmes inclus » (p .14
«Féminisme(s) en Afrique et dans la diaspora»
Africultures).
38. Chandra Talpade Mohanty
39. « Feminism without Borders: Decolonozing theory,
Practicing Soladarity. » Mohanty Chandra Talpade Durham: Duke University
Press, 2003.
tenant compte des spécificités locales).
L'amélioration de la situation de la femme ne peut s'opérer sans
une prise en compte globale de l'ère culturelle locale. Ainsi, l'Afrique
est imprégnée d'un esprit féministe qui se décline
en une variété de formes qui se distingue de la version
occidentale en plusieurs points, contrairement à ce «
féminisme radical40 », le féminisme africain ne
rejette et ne dénonce pas la maternité comme faisant partie
intégrante de l'identité de la femme africaine. Dans les
années 1980-1990 se sont développées des recherches sur le
féminisme africain mettant en avant l'idée selon laquelle la
diversité ethnique, sociale, culturelle, économique, politique et
religieuse a produit une variété de féminismes en Afrique.
Le womanisme ou le womanisme africain41 intègrent
les particularités africaines dans ses discours : « [...] tout en
ayant conscience des problèmes liés au genre, une womaniste
reconnait l'importance d'inclure la question raciale, culturelle, national,
économique, et politique dans sa philosophie »42. Les
africaines s'approprient le concept du féminisme mais l'adapte aux
réalités locales impliquant ainsi une vision du combat
féministe propre à elles. Dans cette logique d'appropriation du
féminisme, Catherine Acholonu43 a développé le
concept du Mothernism (le maternisme) associant à la
maternité une conscience écologique et citoyenne ; la
maternité « se soucie de la guerre dans le monde, du racisme, de la
malnutrition, de l'exploitation politique et économique, ainsi que de la
famine[...] la dégradation de l'environnement et la réduction de
la couche d'ozone due à la pollution »44 ; on comprend
ici qu'elle élargit l'action féministe vers des questions
dépassant le cadre de la lutte contre le sexisme et en mettant la
lumière sur le statut de la maternité comme étant
intrinsèquement lié à ce souci du bien être de la
population. Une mère
40.Ibid p. 17, « Le féminin : entre vécu et
théorie » Africultures n°74-75- Dossier
41.Terme utilisé par l'universitaire féministe
Chikwenye Okonjo Ogunyemi distinguant le womanisme africain-américain du
womanisme africain qui lui prend en compte les spécificités
culturelles des sociétés africaines.
42.«Womanism: the Dynamics of the Contemporary Black Female
Novel in English» Chikwenye Okonjo Ogunyemi
43.Professeur et chercheuse dans le centre d'étude des
cultures africaines au Nigéria.
44.«Mothernism: The Afrocentric Alternative to
Feminism» Catherine Acholonu, Nigéria: Afa Publications,
1995-P.111
est avant tout une citoyenne et un être conscient des
réalités sociales et politiques qui l'entourent ; l'action
maternelle peut rejoindre en ce sens une action d'ordre politique et
écologique. Ce concept illustre une stratégie propre à la
culture africaine dans la mesure où l'espace social féminin peut
être considéré comme un espace où se déploie
une action qui concerne la communauté et la vie de la
collectivité.
La prépondérance de la question du genre dans
l'organisation sociale en Afrique met en évidence la
nécessité d'établir des stratégies dans les
rapports sociaux et les interactions hommes-femmes dans ces
sociétés. C'est dans cet état d'esprit que s'est
développé le concept de négoféminisme qui
signifie le féminisme de négociation. Le
négoféminisme devient un principe de négociation et de
concessions mutuelles et de compromis pour contourner le patriarcat. Il repose
donc sur une habileté à négocier avec le patriarcat afin
de répondre aux besoins propres aux réalités locales
africaines. Cette faculté de négociation, de compromis et de
contournement caractérise le womanisme africain lui permettant de mener
une action sur le terrain ayant un réel impact sur ces populations.
Il est important d'appréhender le féminisme
différemment selon les contextes socioculturels. Il s'agit d'une
pluralité de féminisme reflétant une variété
d'engagements féminins régis par des catégories de
perceptions différentes modélisant ainsi ce que l'on entend par
« feminisme » en fonction des réalités locales.
C'est dans cet état d'esprit que nous devons
appréhender l'engagement féminin en Mauritanie. En effet, on peut
parler d'un négoféminisme qui prend forme par la faculté
qu'ont ces femmes à déjouer la position dominante masculine et de
négocier avec le patriarcat afin de créer des espaces de pouvoir
propre aux femmes ou de mener une action à travers des compromis. On
retrouve cette stratégie dans l'engagement des femmes dont on a
exposé les trajectoires , ces stratégies sont variées en
fonction des femmes ( recours au mariage arrangé pour acquérir
une autonomie , maintenir un rôle de mère et d'épouse afin
de rester dans la norme afin de se faire entendre et crédibiliser le
discours au sein de la société, une participation active mais
informelle durant les campagnes électorales,...) mais ont pour objectif
commun de mener une action multisectorielle conformément à la
logique du womanisme africain par son expérience ancrée dans les
réalités locales. En effet, ces mauritaniennes ne se
définissent pas comme étant féministes mais tout en
critiquant le sexisme, elles s'approprient le concept de féminisme pour
en faire un
engagement avant tout personnel et politique. Elles militent
pour une cause globale qui tient compte des spécificités
culturelles du pays, cette prise en compte des spécificités de la
communauté s'illustre entre autres par le respect et l'acceptation des
rôles et des statuts sociaux régissant les rapports hommes-femmes.
En d'autres termes, ces trajectoires féminines combinent à la
fois le statut de femme autonome, militante et la position socioculturelle tout
en dépassant les limites du genre. On peut considérer que ce
womanisme ici entretient une relation dialectique avec les hommes, un
féminisme qui ne prend sens qu'à travers un échange avec
la gent masculine.
C'est dans cette logique que l'on doit considérer
l'engagement de ces femmes en Mauritanie afin de comprendre la
particularité de ce militantisme féminin. Les espaces de pouvoir
féminins sont le résultat d'un dialogue et d'une
négociation entre les hommes et les femmes, une négociation
implicite mais qui se construit autour des enjeux politiques et sociaux
régissant le fonctionnement du pays. On peut parler d'un
négoféminisme mêlé à un womanisme africain
pour décrire l'engagement féminin dans la société
maure.
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