2.2.3. La question de la division du travail
Attachons nous désormais à la division du
travail (Comme nous avons pu le voir, celle-ci est le deuxième
élément clé pour atteindre la maturité
nécessaire au fonctionnement en équipe). Dans une équipe
de soins, les rôles et places de chacun sont-ils correctement
définis ? Chacun connait-il ses prérogatives et
responsabilités ? N'existent-ils pas des << luttes de territoire
»? C'est à ces différents points que nous allons
désormais nous attacher.
P Définition des rôles et
responsabilités
Commençons par la définition des rôles
ainsi que la connaissance des responsabilités. Au sein d'une
organisation, c'est la <<structure formelle », qui fixe
officiellement la manière dont le travail est censé s'organiser ;
dans sa version extrême, elle détermine les rôles et
responsabilités. Pour éclairer notre propos, il convient donc de
s'intéresser à cette structure au sein des services de soins ; sa
représentation la plus simple est l'organigramme.
Au sein des établissements hospitaliers, il existe une
hiérarchie médicale et une hiérarchie soignante ;
celles-ci se traduisent au sein des services. D'une part, le chef de service a
autorité sur l'ensemble du personnel médical, d'autre part, le
cadre de santé est responsable de l'équipe soignante : ainsi
plusieurs hiérarchies se croisent de manière
interdépendante. Selon une étude menée en 2006 (Jounin, et
al., Octobre 2006)30, la décomposition des tâches
(prescription et exécution d'un acte par exemple) dans le milieu
hospitalier obéit à différentes injonctions
hiérarchiques ; à la question : « La
hiérarchie, c'est aussi les
médecins ? », voici ce que nous pouvons relever dans des
entretiens réalisés pour la même étude (Jounin, et
al., Octobre 2006)31 :
? Un infirmier : << Pour moi oui, ma
hiérarchie...Même si, je veux dire, ils ont pas un rôle
de sanction par rapport à moi. Enfin je pense pas, je sais pas si...
Enfin moi je pense pas qu'ils peuvent me sanctionner. Ils pourraient faire un
rapport à Mme X [surveillante générale] qui elle pourrait
plus me sanctionner. Mais
30 Jounin, Nicolas and Wolff, Loup. Octobre 2006.
Entre fonctions et statuts, les relations hiérarchiques
dans les établissements de santé. Ministère de
l'Emploi, de la Cihésion sociale et du Logement et Ministère de
la Santé et des Solidarités. s.l.: Centre d'Etudes de l'Emploi
(CEE), Octobre 2006. p. 129, Post-enquête. n°64. p.65.
31 Op. Cité. p. 105.
pour moi oui, hiérarchiquement, oui... Même
si je sais que ma courbe hiérarchique, c'est pas celle-là. Mais
pour moi, je reconnais aussi bien que les médecins sont, oui,
hiérarchiquement supérieurs à moi et s'ils ont des
choses à me dire, je suis capable de les entendre et...
Même si dans l'organigramme on est séparé.
Enfin moi je fais pas de distinction. Un interne viendrait me voir, je
reconnaîtrais si j'ai fait des erreurs ou quoi que ce soit. Pour moi
c'est sûr que hiérarchiquement il est supérieur à
moi. Parce qu'il a un rôle de prescription, on a notre rôle propre,
mais l'essentiel... enfin c'est pas l'essentiel. En partie on a un rôle
aussi d'application de prescription. Il faut bien qu'on applique les
prescriptions médicales. »
? Un interne : « Les infirmières, quelque
part, si, quelque part, je sais pas si c'est hiérarchique, mais c'est
moi qui fais les prescriptions, et c'est elles qui les appliquent.»
? Un médecin : « Vis-à-vis du personnel
soignant, là c'est plus difficile bien sûr [qu'avec les internes
et externes]. Ils sont pas sous ma responsabilité directe, je pense.
J'en suis pas sûr, d'ailleurs. Ils sont pas sous ma
responsabilité directe, ils sont sous celle du chef de service. Par
contre effectivement, c'est le rapport... Même dès le niveau
d'interne, les internes demandent des choses, font des prescriptions
médicales que les infirmières doivent exécuter.
Après, là aussi les infirmières ne sont pas juste
là pour exécuter des ordres sans poser de question. On est
très intéressé d'avoir des infirmières qui ont une
opinion, et on discute. Après, bon, il faut qu'elles
fassent ce qu'on leur demande. (...)Donc avec les infirmières, on a
effectivement un rapport quand même de supériorité, parce
que toutes les décisions sont médicales, c'est elles qui les
exécutent. »
? Un cadre de santé : « C'est notre
quotidien, d'être gérés par les médecins. Mais
ce qu'il faut c'est garder notre autonomie, nous soignantes, et ne pas avoir
de lien hiérarchique avec les médecins ».
Ces quatre extraits nous permettent de montrer à quel
point la structure formelle est difficile à appréhender
pour l'ensemble des corps professionnels exerçant au sein d'un
service. Malgré une réglementation
détaillée, personne ne sait vraiment de qui il est le responsable
et de qui il dépend.
P Les glissements de tâches
Concernant la division du travail, nous pouvons
également ajouter qu'il n'est pas rare d'assister à des «
glissements de tâches »32 en service de soins. Dans
l'étude citée précédemment, certains entretiens
viennent confirmer ces « dépassements de responsabilités
» :
? Un infirmier et un aide soignant : « -
[Aide-soignant] L'infirmier a des fonctions bien définies par la loi.
L'aide-soignant aussi. Mais du fait de la charge de travail et qu'on travaille
en binôme, souvent l'aide-soignant est amené en fait à
aller au-delà de ses fonctions.
- [Infirmier] Il y a des petits glissements (...)
»
? Un membre de la CGT : « Ça s'appelle des
glissements de tâches. Et ça il y en a tous les jours.
(...). »
? Une directrice des soins et un cadre de santé :
« - [Directrice des soins] Nous avons un gros souci sur les
prescriptions médicales et d'examen. À partir de maintenant, si
une prescription d'examen n'est pas validée par un médecin, il
n'y aura pas d'examen. Il y a eu un souci, là, qui ne doit plus arriver,
ça aurait pu être grave. On l'a arrêté juste avant,
on peut le dire, le patient était tout prêt à passer
à l'examen. Ce n'est pas à l'aide-soignante, à
l'infirmière, ou au cadre... Ils peuvent remplir un bon, mais il doit
être impérativement validé, sauf urgence
vitale.
- [Cadre infirmier] Mais c'est nous qui le
faisons depuis des lustres pour les bons de labo, et c'est la même
chose pour la radio. (...) »
32 Selon l'auteur de l'étude, cette expression
désigne le fait que des catégories de personnel non
habilitées exécutent des tâches théoriquement
réservées aux professions désignées par la
réglementation.
L'ensemble de ces témoignages, nous permet
également de penser que les rôles et
responsabilités de chacun ne sont appréhendés et
respectés que de manière partielle au sein des services de
soins.
P Les luttes de territoire
Le dernier point que nous devons aborder pour
appréhender le degré de maturité d'une équipe
soignante concerne la connaissance et le respect des territoires de chacun. En
établissement de santé, des luttes de territoire (et de pouvoir),
qu'elles soient conscientes ou inconscientes, peuvent aller à l'encontre
d'une coopération et d'une communication efficace.
É Le pouvoir médical
La profession médicale a toujours
bénéficié d'une forte reconnaissance ; elle doit son
pouvoir charismatique au fait que le médecin a souvent entre ses mains
la vie d'un patient. En effet, le médecin a toujours été
indépendant du jugement et du contrôle des profanes ; ce statut a
permis à la profession d'évoluer de manière totalement
autonome et de contrôler l'hôpital malgré la double
hiérarchie (administrative et médicale). Aujourd'hui, ce pouvoir
est remis en cause par plusieurs points :
? Des usagers des soins de plus en plus procéduriers qui
remettent en cause la « toute puissance » des médecins.
? L'apparition d'une ligne hiérarchique
paramédicale : la Direction des soins. ? La nouvelle gouvernance avec la
mise en place des pôles.
? La haute technicité des hôpitaux modernes qui,
comme le souligne C. Hugues pose la question des « frontières
entre les différentes catégories de personnel :
« comme le nombre de tâches à accomplir augmente de
jour en jour dans les hôpitaux modernes, il y a
davantage de frontières entre postes qu'il
n'y en avait précédemment.
Toutes sont le lieu d'une nécessaire
coopération, et donc d'un conflit
potentiel » (Carricaburu, et al., 2004)33.
En effet, chaque nouvelle technologie pose la question de
33 Carricaburu, Danièle and Ménoret, Marie.
2004. Sociologie de la santé. Institutions, professions et
maladies. Paris : Aramand Colin, 2004. p. 235. Collection U. ISBN
2-200-26229-9. p.62.
savoir qui de l'infirmier ou du médecin assurera les
nouvelles tâches (chaque soin du
rôle propre infirmier pose la même question entre
l'infirmier et l'aide-soignant).
Ce constat nous interpelle sur les « zones d'autonomie
»34 de chacun des acteurs hospitaliers et il parait
nécessaire de nous attarder sur l'évolution des professions
paramédicales.
É L'évolution des professions
paramédicales
D'après E. Freidson, « le terme «
paramédical » s'applique aux métiers
relatifs à l'administration des soins qui tombent
finalement sous le contrôle du médecin » (Carricaburu,
et al., 2004)35. Cette citation, qui date des
années 1970 est-elle toujours valable dans le contexte actuel ? Certes,
la capacité de prescription accorde aux médecins une
autorité fonctionnelle sur l'ensemble des soignants, cependant, chacune
des catégories professionnelles tend de plus en plus à
s'organiser:
? L'institution d'un Diplôme d'Etat, d'un rôle
propre et la création d'un ordre infirmier accorde à la
profession une certaine autonomie. Les revendications concernant la formation
par un cursus universitaire sont de plus en plus importantes : la profession
évolue vers la reconnaissance d'un savoir qui lui soit propre et non
issu des savoirs médicaux.
? Face à la technicisation de la fonction
infirmière, les aides-soignantes revendiquent leur place auprès
du patient dans l'accompagnement et l'écoute. Cette profession voit son
statut modifié par la création d'un Diplôme d'Etat en
2007.
? Le métier de cadre de santé est
créé par le décret n° 95-926 du 18 aout 1995 : ils
sont formés à un travail de proximité, de gestion des
ressources humaines et ne se limitent plus à uns simple fonction de
contrôle comme les anciens surveillants.
? Enfin, comme dit précédemment, les professions
paramédicales s'organisent autour de leur propre ligne
hiérarchique. La Direction des soins dispose de l'autorité
hiérarchique sur l'ensemble des cadres de santé : la
création de cette nouvelle
34 Expression empruntée à M. Crozier, auteur de
« L'acteur et le système ».
35 Op. Cité. p. 64.
hiérarchie pose la question de la subordination des
personnels paramédicaux aux personnels médicaux.
La reconnaissance acquise par les professions de soins,
détachées sur le plan administratif des professions
médicales, n'est pas sans incidence sur les rapports entre les
différents corps professionnels, sur les stratégies de
carrière des membres des professions concernées et implicitement,
sur les relations de coopération au sein des équipes. Ces
jeux de pouvoir, très certainement inconscients, sont en
opposition avec une division du travail reconnue de tous.
Nous venons de montrer qu'une équipe de soins ne
remplit pas les critères fondamentaux de la maturité.
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