Présentation et analyse de l'ouvrage de Fatima
Mernissi:
Sociologue et écrivaine marocaine mondialement
reconnue. Elle s'est notamment fait connaître dans la défense des
femmes au Maroc et dans le monde arabe. Née en 1940 à Fès,
Fatima Mernissi est professeur à l'institut universitaire de recherche
scientifique de l'Université Mohammed-V de Rabat. Elle est
également membre du Conseil d'Université des Nations Unis.
En 1981, Fatima Mernissi fut à l'origine de la
création du collectif « Femmes Familles, enfants » ainsi qu'au
lancement de la collection « Approche » aux éditions le Fennec
afin de promouvoir les écrits traitant de la question des femmes et des
enfants au Maghreb.
Elle a publié une multitude d'ouvrages traitant de la
question des femmes en terre d'islam sous diverses angles ( politique, sociale,
moral, culturel,...). Al Jins Ka Handasa Ijtima'iya23,
Éditions Le Fennec, Casablanca 1987; Le monde n'est pas un
harem, Albin Michel, 1991; Sultanes oubliées : femmes chefs
d'État en Islam, Albin Michel / Éditions Le Fennec, 1990;
Le harem politique : le Prophète et les femmes, Albin Michel,
1987; La Peur-Modernité : conflit islam démocratie,
Albin Michel / Éditions Le Fennec, 1992 ; Sexe , idéologie ,
islam Éditions Maghrébines, 1985 Le Fennec et bien d'autres
revisitant l'Histoire et le système idéologique arabo-musulman
encadrant la vie des femmes dans ces pays.
Notre analyse se portera sur son ouvrage s'intitulant «
Sexe, idéologie, Islam » publié en 1985, un de ses ouvrages
les plus lue et qui reprend à travers une analyse sociologique et
historique des cadres moraux, politiques et religieux régissant la
condition féminine au Maroc. L'auteur part d'un aperçu historique
du temps du prophète Mahomet, ses relations avec les femmes, les
règles islamiques promulguées et établies à cette
époque. C'est une approche qui nous permet de comprendre les origines
sacrées des normes et des valeurs islamiques légitimant la
situation d'une large part des femmes aujourd'hui dans les pays
arabo-musulmans.
23 Le genre en tant qu'industrie sociale
L'intérêt de se pencher sur cet ouvrage
s'explique par l'approche de la situation des femmes en terre d'islam autour de
la thématique de la sexualité qui en réalité
encadre les rapports de force et de genres entre les hommes et les femmes.
L'auteure part d'un aperçut historique sur la sexualité et
l'institution matrimoniale dès l'apparition de l'islam et donc comment
ces règles de vie conjugales ont été instituées.
Ceci nous amène à comprendre les fondements de
la mise en place de ces normes et ces valeurs ainsi que la manière dont
ces valeurs prônées par l'Islam ont pu être
interprétées.
Dès le premier chapitre s'intitulant « Le concept
musulman d'une sexualité active des femmes », l'auteure commence
par nous présenter comment l'Islam définit l'instinct humain.
Contrairement à la dichotomie de l'instinct de chair et de la raison,
séparant ainsi le bien du mal dans l'idéologie chrétienne;
l'islam quant à lui est fondé sur une théorie des
instincts plus élaboré, proche du concept freudien de la libido.
En effet, l'instinct en lui même constitue l'énergie, une
énergie à l'état brut pouvant être utilisé
sous diverses formes. L'utilisation et la canalisation de cette énergie
doit être soumise a des normes et des règles. La question du bien
et du mal dans l'utilisation de l'énergie ne se pose qu'à
l'intérieur de l'ordre social établi par les prérogatives
religieuses: Comment utilisons- nous cette énergie naturelle propre
à tout être humain? C'est ainsi que l'auteure nous explique que
par conséquent « dans l'ordre musulman, l'individu n'est pas tenu
de supprimer ses instincts ou de les contrôler pour le principe, il lui
est demandé seulement de les utiliser conformément aux exigences
de la loi religieuse; »24 .
Par la suite l'auteure analyse la manière dont est
perçu le désir sexuel, un désir émanant de deux
anatomies différentes (sexe féminin et masculin) mais
complémentaires, une complémentarité constituant l'essence
même de la création divine, une création ayant pour but de
satisfaire les désirs charnels et de perpétuer l'existence
humaine sur terre. De plus, l'auteure nous explique que le fait
d'éprouver une volupté, satisfaire un désir charnel
amène l'individu à aspirer à la volupté parfaite et
éternelle promise au paradis, ainsi il accomplira les devoirs religieux
au cours de sa vie sur terre afin d'être récompensé comme
promis dans les écrits coraniques. C'est une stratégie divine
permettant donc de réguler les instincts naturels présents chez
l'Homme.
Ensuite l'auteure se penche plus particulièrement sur la
question de la sexualité féminine: « active » ou «
passive »? Elle commence par nous présenter une distinction faite
par Georges Murdock25 :
24 « Sexe, ideologie, Islam » Page 5- chapitre 1
25 Anthropologue américain
Régulation des instincts sexuels:
Société Occidentale
|
Société islamique ( «
traditionnelle »)
|
« Forte intériorisation des interdits sexuels au
cours du processus de socialisation primaire » pour maintenir le respect
des règles sexuelles.
|
« [...] barrières de précautions
extérieures
telles que les règles de conduites
ségrégationnistes » pour maintenir le respect des
règles sexuelles.
|
Il semble évident que s'agissant des
sociétés où le voile islamique est de rigueur, elles se
situent dans la catégorie des sociétés islamiques. C'est
en ce sens que nous comprenons que cette catégorie préserve la
chasteté des filles avant le mariage par une barrière non
seulement morale mais aussi physique dans la mesure où ces
sociétés mettent en place un mode vestimentaire adapté (le
voile), une haute surveillance, un chaperon constant (joug patriarcal), ...afin
de garantir cette chasteté. Contrairement aux sociétés
occidentales où les règles relatives à la
préservation de la chasteté et l'évitement de
l'adultère sont intériorisées au cours de la socialisation
de ces individus; la socialisation suffit à elle seule pour la garantie
de cet ordre moral. Dans ces sociétés on accorde donc une plus
grande liberté individuelle aux femmes sachant que les principes moraux
intériorisés suffisent. L'auteure poursuit cette analyse en se
référant à une réflexion faite par le
féministe égyptien Amin Kacem26 : dans une
société où il existe une ségrégation
spatiale et où l'isolement et la séparation de la femme
prédominent, cela témoigne de la capacité chez la femme de
contrôler ses instincts contrairement aux hommes qui doivent garder
éloigné le corps de la femme. Le concept de la sexualité
de la femme est donc implicitement actif dans la mesure où c'est
l'incapacité chez l'homme à se contrôler qui l'oblige
à rester éloigné et isolé de lui (par le port du
voile, la ségrégation spatiale,...). C'est donc un moyen de
protéger les hommes et non les femmes. Amin Kacem part du constat d'une
crainte de la « fitna »27 en Islam, c'est-à-dire de
la crainte du chaos, du désordre pouvant être
généré par l'absence d'un contrôle moral et sexuel
dans la société. « Fitna » signifiant également
« une belle femme » on peut penser que la crainte est liée
à la beauté dévastatrice du corps de la femme que l'on
doit maintenir caché étant donné ( si l'on suit sa
logique) que l'homme est faible et ne peut se contrôler.
C'est ainsi que l'auteure consacre une partie sur la «
peur de la sexualité de la femme » ; elle y rappelle la
théorie de la sexualité passive de la femme de Freud car selon
celui ci « l'agression chez la femme est tournée vers
l'intérieur en accord avec sa passivité sexuelle » (P.24);
conformément au règles sociales et aux normes dominantes la femme
se doit d'intérioriser ses pulsions et sa sexualité
26 Féministe musulman à l'origine de la
création du code du statut personnel de la femme dans la
législation tunisienne
27 Chaos, désordre social
expliquant cette tendance masochiste chez les femmes.
L'absence d'une sexualité active rend la femme « masochiste et
passive. ». C'est en suivant cette logique analytique que l'auteure
explique que la sexualité de la femme musulmane est
considérée comme étant active puisque tournée vers
l'extérieur elle est dotée d'une séduction fatale qu'il
faut cacher. C'est une attraction qui réduit l'homme à un
être passif qui subit cette attraction.
Cette attraction est vue comme une fatalité entrainant
le chaos, la « fitna » qu'il faut donc éviter et qui
caractérise l'agressivité sexuelle de la femme musulmane. Ensuite
l'auteure analyse la pensée populaire marocaine qui a une forte tendance
à diaboliser le sexe féminin comme étant source de
désordre et de destruction.
La femme est donc une force destructrice de l'ordre social est
ceci est valable dans la majorité des sociétés
musulmanes.
L'interprétation de la sexualité a pris deux
directions selon qu'on se situe dans la société occidentale ou la
société arabo-musulmane. En effet , selon l'analyse Freudienne ,
l'Occident chrétien attaque la sexualité en elle-même comme
étant la partie incarnant le mal dans chaque individu , une partie ( la
chair) qu'il faut surpasser pour atteindre la raison qui représente le
bien et la noblesse de l'esprit humain. L'individu serait divisé entre
ces deux parties qui s'opposent. Alors que la vision de l'Imam
Ghazali28 stipule que le mal est incarné en la femme elle
même, elle est « fitna » donc représente un danger et
détient un « potentiel destructeur démesuré
»29.
On comprend ici que dans la pensée islamique la
sexualité en soi n'est pas perçue comme étant
négative au contraire elle à des fonctions positives sur l'ordre
social; ceci dit le danger de celle ci s'exprime uniquement à travers la
femme qui peut être source de trouble.
Ensuite l'auteure nous expose le parcours du prophète
Mahomet dans ses relations avec les femmes, ses mariages et la manière
dont il percevait les liens matrimoniaux.
28.Célèbre penseur musulman perse dont l'influence
philosophique est considérable dans la civilisation musulmane
29 Ibid. Page 9.
La première femme du prophète fut Khadija (
riche et puissante commerçante âgée de 40 ans lorsqu'elle
demanda au prophète de l'épouser séduite par son
honnêteté); ensuite à la mort de Khadija il épousa
aicha, puis d'autres femmes dont Maria30 et deux
juives31, cependant mise à part Aicha les autres femmes
étaient des concubines avant l'établissement divin de la
règle limitant à 4 le nombre de femmes à épouser et
sous des conditions bien établies.
On en retient que le prophète exprimait une grande
vulnérabilité face aux femmes, une vulnérabilité
qu'il associait souvent à l'amour et à la tendresse (en
particulier vis-à-vis de la femme qu'il a le plus aimé : Aicha).
C'est à partir de la vie du prophète, de ses faiblesses, de son
expérience personnelle le rapprochant du commun des mortels qu'un
certain nombre de codes et des valeurs relatif a la vie conjugale et
matrimoniale ont été mis en place.
L'ordre social crée par le Prophète est un
État patrilinéaire où l'institution de la famille est une
composante centrale dans l'équilibre de la « Umma
»32.
Cependant aujourd'hui le processus de modernisation a
influé dans les structures sociales islamiques par l'entrée des
pays musulmans dans le marché mondial. C'est ce changement que
connaissent petit à petit les sociétés musulmanes
actuellement qui s'articule autour des luttes contre l'apport symbolique et
idéologique occidental.
L'analyse de cet ouvrage central de Fatima Mernissi nous offre
une explication sociologique et historique qui vient appuyer les discours
féministes musulmans, car on comprend que le statut de la femme en terre
d'islam est intimement lié à cette vision de la sexualité
ainsi que la construction historique de la culture musulmane.
L'engagement de cette sociologue consiste en la remise en
cause de certains hadith33 islamiques de la vie du prophète
afin de dénoncer les interprétations abusives ainsi qu'une
construction d'un édifice social fondé sur une misogynie
remontant à une période pré-islamique dont
l'héritage se ressent dans l'interprétation de certains
écrits. Elle se penche sur le cas du Maroc à la fin de son
ouvrage afin de mettre la lumière sur les répercussions de telles
constructions historiques sur la vie quotidienne des femmes
marocaines34.
30 Une chrétienne copte
31 Safiya Bint Huyay et Rayhana Bint Zayd
32 Désigne l'ensemble de la communauté musulmane
33 Récits de la vie du prophéte
34 Mariages précoces, mariages forcées,
dévalorisation de l'éducation féminine ( et ce surtout en
milieu rural)
Cette sociologue marocaine fait un travail de
déconstruction des discours religieux et une analyse sociologique fine
du quotidien d'un ensemble de femmes au Maroc35 afin de mettre en
évidence l'impact d'un « islam masculin » faisant de la femme
un être dangereux dont le confinement dans l'espace domestique est la
seule garantie du maintient d'un ordre social et moral.
L'approche de cette féministe est une approche qui
dénonce et dresse un bilan accablant des conséquences de
l'instrumentalisation de la religion pour légitimer la domination
masculine.
35 Entretiens et statistiques
|