A/- CONSTITUTION ET REPRESENTATION DU FEMINISME
ISLAMIQUE
1/-LE FEMINISME ISLAMIQUE : UN MILITANTISME CONTRE LA
DOMINATION MASCULINE...
L'Ijtihad :
Il est important de se pencher sur le concept de l'Ijtihad car
il est au coeur de la logique du féminisme musulman, en effet c'est un
concept qui va au delà de la simple optique de
réinterpréter le Coran en vue d'améliorer la condition
féminine mais il désigne une lecture appliquée et savante
des écrits religieux.
En arabe ce terme signifie « l'effort de réflexion
» c'est-à-dire ici s'évertuer à lire et
interpréter le Coran et tous les textes relatifs à la religion
musulmane. C'est le propre des savants et des érudits musulmans pour
interpréter les textes fondateurs de l'Islam et en déduire un
droit musulman régissant les actions des individus (distinguer ce qui
est interdit de l'autorisé).
Ce terme fut d'abord attribué aux premiers savants et
philosophes musulmans qui s'efforçaient de donner un sens juste et
rationnel du droit divin. L'Ijtihad est permis à tout savant musulman
ayant atteint un haut degré de savoir approuver par les maitres l'ayant
précédé3.
C'est dans cet état d'esprit que les femmes militant
pour les droits des femmes en terre d'Islam s'appuient sur une ancienne
tradition intellectuelle musulmane qui accepte une lecture
éclairée des écrits sacrés. L'engagement
féministe musulman illustre un renouveau islamique uniquement par le
biais d'un intérêt tout particulier pour la condition
féminine.
Le féminisme musulman entre donc dans ce qu'on appelle
la réforme musulmane. De nombreux intellectuels musulmans4 se
sont engagés dans des débats et des dialogues, notamment sur le
Coran et sur des questions telles que l'Islam et la démocratie, l'Islam
et les droits humains et Islam science et philosophie. C'est donc un mouvement
de réforme plus large au sein de l'Islam aujourd'hui mais qui n'est pas
accepté par toutes les communautés.
3 On peut prendre l'exemple du célèbre sociologue
et philosophe musulman Ibn Khaldoun ( 1332-1406), auteur de la « Muqaddima
» , essai qui fonde l'Histoire comme discipline positive.
4 Abdulkarim Soroush, Mohsen Kadivar, Hassan Yousefi- Eshkevari,
...
Le droit musulman établi et approuvé aujourd'hui
étant le fruit de l'Ijtihad , il est donc légitime d'appliquer
cette lecture savante dans l'optique d'atteindre une égalité des
sexes et une amélioration du statut et de la place de la femme
musulmane.
Les initiatrices de ce qui allait s'appeler «
féminisme islamique » menaient donc un nouveau
tafsir5 et « cherchaient dans les écritures des
réponses aux questions de genre, ainsi qu'aux questions
d'égalité et de justice »6.
Ainsi, ces femmes établissent une distinction entre ce
qui relève du culturel et ce qui relève du religieux. De tout
temps l'instrumentalisation de la religion par les groupes dominant a servi
à perpétrer une domination quelconque sur une population
donnée, c'est un état de fait universel. À partir de ce
constat, la lutte pour la libération des femmes et leur
émancipation devient une prérogative contre toute forme
d'oppression quelque soit le milieu ethnique ou social. Le féminisme
islamique accompagne donc cette vague de réformes en symbiose avec le
contexte mondial de la promotion des droits de l'Homme ; mais avec comme
spécificité ici de respecter l'identité religieuse.
5 Explication, interprétation
6 Page 53 par Margot Badran dans « Existe t-il un
féminisme musulman? » l'Harmattan.
Prolifération et renforcement de ce
mouvement:
La question de l'émergence du féminisme
islamique a suscité de nombreuses recherches sociologiques mettant en
évidence l'idée que ce sont les premières discours
féministes à base théologique qui ont rencontré un
tel écho et ayant attiré des femmes de milieux sociaux aussi
divers7.
Suite à un entretien avec Julien
Beaugé8 à l'Université de Picardie Jules Vernes
j'ai pu accéder à un certains nombres d'articles traitant de la
question du féminisme islamique, en particulier dans sa constitution
tout au long de l'Histoire et l'enjeu mondial que représente ce
mouvement dans sa diversité. Un des articles les plus riches en
informations dont Julien Beaugé a fait l'analyse pour la revue La
Découverte9 , est celui de Stephanie Latte Abdallah
s'intitulant « Le féminisme islamique» publié dans la
revue critique internationale.
Stephanie Latte Abdallah est chercheure a l'Institut de
recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (IREMAM-CNRS)
à Aix-en-Provence Historienne et politologue, elle s'est d'abord
spécialisée sur la question des réfugiés
palestiniens, du genre, de l'engagement et des féminismes au
Proche-Orient, et travaille également sur le lien entre images et
politique sur le conflit palestinien.
L'intérêt de cet article et des travaux de
Stephanie Latte Abdallah se traduit par l'analyse historiquosociologique que
fait l'auteure de ces mouvements féministes nous permettant ainsi de
comprendre que au delà de ces revendications féministes ces
femmes tentent d'imposer leur place dans divers sphères de l'espace
publique.
Si on se penche sur l'article « Le féminisme
islamique », l'auteure aborde cette étude à travers une
première partie s'intitulant « Engagements féminins et ordre
traditionnel ~ en se référant a l'étude de Shaikha Saida
et Maggy Grabundzija au Yémen, l'auteur nous rappelle qu'au niveau de la
répartition du pouvoir entre hommes et femmes peut se traduire par le
concept d'honneur. En effet, les femmes peuvent user d'un pouvoir limiter a un
pouvoir de « conciliatrices » dans certaines sociétés
lorsque celles-ci bénéficient d'une certaine
respectabilité dans leur milieu social, un respect qu'on leur voue
uniquement si elles respectent les règles de conduites et les valeurs
auxquelles elles
7 « Ou en est le féminisme islamique? » par
Margot Badran
8 Julien Beaugé est ATER au CURAPP (Centre Universitaire
de Recherches sur l'Action Publique et le Politique, Epistémologie et
Sciences Sociales) de l'Université Picardie Jules Verne à
Amiens.
9 Des engagements féminins au Moyen-Orient (xxe-xxie
siècles)
Un dossier de la revue 'Le mouvement social' (La
Découverte, n°231, avril-juin 2010) par Julien Beaugé
doivent répondre. Bien que limité, ce pouvoir
leur permet d'agir indirectement dans des situations de conflits sociaux (tel
que divorce etc.) ; elles ne peuvent être juge mais on leur reconnait un
certain « sens de la justice ».
Cependant s'agissant du cas de la Palestine ( étant un
terrain de recherche majeur dans les travaux de notre auteure), ce concept de
l'honneur va même plus loin, en effet dans le contexte de l'occupation
israélienne, les femmes incarcérées sont en
majorités soupçonnées d'avoir été
violées par les soldats israéliens ou l'étaient
effectivement : d'abord soumises a une déconsidération par leur
« déshonneur sexuel » , ces femmes sont devenues ensuite le
symbole du « martyre » dans un contexte de lutte national pour la
libération de leur terre, elles usent ainsi de ce rôle pour
légitimer leur combat ( a l'intérieur même des prisons)
nationaliste pour la cause palestinienne.
Ensuite l'auteur se penche sur le charisme religieux dont
bénéficient certaines femmes (en Iran, en Egypte,...). Un
charisme au sens wébérien qui leur permet de légitimer
leur pouvoir, leur influence au sein des groupes religieux mais aussi sociaux.
Nous avons l'exemple du « leadership religieux féminin »
à Damas au sein du cercle Qubaysiyya issu d'une
confrérie Soufie (confrérie musulmane répandue dans cette
région).
S'agissant du charisme religieux l'auteure cite l'exemple du
personnage d'Umm Irini érigée en sainte martyre, dont la
biographie témoigne d'un véritable pouvoir religieux qu'elle a su
imposer dans le monachisme féminin copte10. Cette question du
charisme religieux se pose de manière plus accentué dans le
milieu des da'iyat11 en Egypte, ce sont des groupements
féminins dans les mosquées en perpétuelles
activités et qui regroupe de plus en plus de femmes ayant un capital
culturel assez imposant (études théologiques ou universitaires).
Des groupements qui tendent à s'institutionnaliser et faisant de plus en
plus l'objet de contrôle de l'État Égyptien. On voit bien
ici que ces femmes s'appuient sur un charisme religieux pour légitimer
leurs discours et donner une valeur religieuse sacrée à leur
engagement afin de se faire entendre.
D'un point de vue plus général concernant la
région des pays arabes de l'Afrique de l'Ouest et d'une partie de l'Asie
orientale: On a assisté à des bouleversements sociaux qui ont
affectés les femmes depuis une trentaine d'années expliquant
l'émergence de ces mouvements revendicatifs et cette volonté
organisée d'agir : la scolarisation de masse, l'accès a l'emploi,
l'élévation de l'âge au mariage, etc.
10 Communauté chrétienne en Egypte
11 Savantes et religieuses musulmanes d'Égypte issues
principalement de la classe moyenne de plus en plus imposante au Caire.
C'est cette capacité de tenir un discours religieux
savant, crédible se référant a une exemplarité
religieuse qui donne une valeur à leurs revendications. Ces femmes usent
de leur savoir mais aussi d'une voix sacrée dans ces milieux sociaux
qu'elles arrivent a atteindre certaines masses et légitimer leurs
actions. C'est le recours a la religion de manière plus savante qui
assoie leur place et leurs discours. Ainsi au delà de leur lutte pour
l'égalité ces femmes prouvent continuellement leur
capacité d'agir dans l'espace publique et d'entretenir une image
charismatique.
L'auteure se réfère a l'étude de S.Nehoua
expliquant la « salafisation > de la classe moyenne égyptienne
ou par le « puritanisme > constaté par C.Mayeur Jaouen de la
société égyptienne. On remarque ici un retour à des
valeurs religieuses comme un moyen « incontestable > de défendre
ses intérêts.
Dans une autre partie s'intitulant « Les espaces des
engagements féminins ~, l'auteure (en se référant
également aux travaux de Leyla Dakhli12) met en avant
l'approche sociologique utilisée pour l'étude des mondes
musulmans (dans ces pratiques, ses symboles, etc.) et ainsi rompre avec
l'ethnocentrisme qui a tendance a offrir une image jonchée d'aprioris
s'agissant de cet objet d'étude.
On comprend que le socle commun de ces engagements
féministes c'est le fait qu'ils font tous face à une même
problématique : En effet, qu'elles soient musulmanes, juives ou
orthodoxes, elles revendiquent toutes l'accès a l'espace publique, avoir
main mise sur des décisions publiques : Un espace traditionnellement
monopolisé par les hommes. Pour résumer leur attentes, on peut se
référer à l'analyse de Julien Beaugé dans laquelle
il cite une juive orthodoxe qui déclare : « Parler en public,
prendre des responsabilités, c'est féministe (...) Nous les
femmes religieuses ne souhaitons pas annuler toutes les obligations mais en
déplacer les limites. >.
Ainsi, on comprend que ces femmes ne se détachent pas
des limites que leur impose la religion mais elles considèrent que
l'émancipation ne va pas a l'encontre de leur religion respective.
Cependant, Stephanie Latte Abdallah nous apprend que l'étiquette «
féministe > est rejetée, réfutée par certaines
femmes engagées( notamment par les daiyat égyptiennes) ce qui
rend la question de leur engagement quelque peu ambigüe. C'est en ce sens
qu'il serait plus judicieux de parler d'engagement féminin au lieu de
« féministe > si on veut englober la totalité de ces
mouvements, mais ce qui rend cette « solution > sujette à
caution est le fait que certaines femmes se revendiquent comme étant
féministes.
12 Leyla Dakhli est agrégée et docteure en
histoire, spécialiste du Moyen Orient contemporain. Elle a
soutenu en 2003 une thèse sur les intellectuels
syro-libanais dans la première moitié du vingtième
siècle.
En ce sens, si on continue notre analyse de l'espace «
arabe »13 il serait important de noter ici que ces mouvements
féminins sont nés de mobilisations nationalistes contre les
forces coloniales.
Il s'agit donc d'une mobilisation historique et politique. Des
femmes religieuses ou non, engagées politiquement et se positionnant sur
différents terrains revendicatifs constitue la raison pour laquelle le
terme « féministe » serais assez réducteur. Leur
engagement est multiple : qu'ils s'agissent d'une lutte nationale (mouvements
de libération nationale palestinienne par exemple), d'une prise de
positions publiques, de revendications féministes, etc.... Ces femmes se
placent dans un cadre beaucoup plus large. D'oi le terme judicieusement choisi
par Stephanie Latte Abdallah et Leyla Dakhli qui est celui « des espaces ~
d'engagements et non « de l'espace » au singulier. Ceci rend la
question de l'engagement féminin au Moyen Orient une thématique
qui dépasse l'enjeu féministe pour l'égalité mais
devient un engagement multidimensionnel.
Cette analyse nous amène à
réfléchir sur la notion même de « féminisme
islamique », serait t'il plus judicieux de parler « d'engagements
féminins »? De plus si on prend en compte le contexte
idéologique d'aujourd'hui on remarque que l'association de ces deux
termes : « Féminisme » et « Islamique » peut
être considéré comme une aberration, le premier
étant considéré comme purement occidental et opposé
à la culture islamique et le deuxième viendrait soutenir ce
« paradoxe ». Ceci dit il existe un réel militantisme contre
la domination masculine qui commence par une réinterprétation des
textes religieux s'agissant du coran ou des hadiths (les paroles du
prophète Mahomet); et c'est une lutte qui s'est
institutionnalisée et à donner naissance à des groupements
de femmes se disant « féministes musulmanes ».
Revendication de l'égalité et de leur
spécificité religieuse:
Contre le discours euro-centrique homogénéisant,
le féminisme comme tout autre mouvement social se forme en prenant en
compte les différences ethniques, nationales, religieuses, de classe,
propre à chaque culture. Ainsi le féminisme ici est
transposé dans un contexte différent de celui de l'Occident a
savoir au monde musulman avec d'autres attentes, d'autres préoccupations
et soutenue par une Histoire et un passé différent. C'est ainsi
qu'il serait inapproprié de comparer le féminisme européen
laïque au féminisme islamique.
13 Palestine, Egypte, Algérie, Maroc...
Paula el Khoury expose les principales revendications des
féministes musulmanes dans un article s'intitulant « Le
féminisme islamique aujourd'hui » 14, en effet parmi les plus
importantes revendications des féministes musulmanes, on apprend
qu'elles revendiquent un retour a la Shura désignant une
assemblée communale fonctionnant autour d'un pouvoir
délibératif ; elles dénoncent également la
polygamie, le droit a l'héritage, la valeur du témoignage
féminin en justice, etc.
Elles revendiquent même le droit de
décréter des fatwa (édits religieux). L'auteure cite ici
Amélie Le renard (ayant fait sa thèse sur les femmes citadines de
la ville de Riyad en Arabie saoudite) qui nous dit que les féministes en
Arabie » saoudite opposent « l'islam émancipant aux coutumes
sociales retardataires ~. L'auteure se réfère aussi au code de la
famille mis en place au Maroc en 2004 fondé sur la Shar'ia (lois
islamique) visant a promouvoir les droits de la femme et répondre aux
attentes des groupes féministes au Maroc.
Amira Sonbol, professeur de l'Histoire de l'Islam a
l'Université de Georgetown a démontré l'influence du
modèle étatique rationnel européen sur l'oppression des
femmes, ainsi ce modèle a participé a l'accentuation de la
discrimination subit par les femmes dans les pays musulmans. En effet la
déstructuration du cadre traditionnel de vie dans les pays anciennement
colonisés a participé à la dégradation de la
situation des femmes dans ces régions concernées. C'est en ce
sens qu'un certains nombres d'intellectuelles engagés pour la cause
féministe revendiquent une spécificité ethnique et
religieuse comme étant le fondement de l'égalité et de la
justice sociale entre les sexes.
14 « Le féminisme islamique aujourd'hui »,
Critique Internationale, n° 46, 2010.
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