Quelle est l'attitude légitime à
adopter?
Ces postures sont différentes mais communes à
la fois dans la mesure où elles se situent sur un terrain de
revendication tirant une légitimé des textes religieux. On
constate que ce statut a une implication sociale considérable faisant de
ces femmes les ambassadrices d'un mode de pensée naissant en
contradiction avec les valeurs communes, à savoir des valeurs
démocratiques se greffant à la spiritualité.
La dichotomie Orient / Occident participe à
l'étiquetage de ces femmes comme étant «
occidentalisées » ou trahissant les valeurs des
sociétés musulmanes. Cette mise à l'écart des
féministes musulmanes se traduit par les critiques et les controverses
qu'elles suscitent dans leurs postures et leur discours
révolutionnaires. La particularité de leurs discours se trouve
dans sa portée révolutionnaire car ces femmes revendiquent une
réforme totale et globale du fonctionnement politico-juridique
islamique.
C'est une remise en cause profonde de l'institution islamique
aujourd'hui au travers d'une réinterprétation des textes
religieux. C'est une réforme visant à bouleverser le champ social
et culturel de ces sociétés par le biais de ce qui
régissait cet ordre social : la religion musulmane. Une autre
instrumentalisation de la religion mais cette fois-ci au service de
l'égalité et de la justice. Utiliser la source de leur oppression
pour leur libération met à mal leur posture de militante,
d'où leur difficulté à se faire entendre. De plus il
s'agit d'une lutte englobant toutes les sphères de la vie en
collectivité ce qui nous amène à dire que le
féminisme islamique peut constituer un phénomène
révolutionnaire à part entière.
Ces différentes façon de militer (écrire,
fonder des associations, diriger une prière, participer à une
révolution politique,...) sont autant de manières visant à
prouver à l'opinion publique, au reste de la société que
le pouvoir féminin peut servir la cause civique, politique et
intellectuelle. Les prix décernés à ces femmes et leur
médiatisation symbolisent le début d'une acceptation de leur
revendication dans un contexte où l'Islam est une religion de plus en
plus politisée.
Si on se penche sur le discours et les écrits de ces
féministes on comprend qu'elles se distinguent des féministes
laïques dans leur manière d'aborder l'émancipation
féminine. En effet, les féministes musulmanes
réfléchissent en terme de complémentarité: Les
genres sont différents, complémentaires et se complètent
soumis ainsi à une logique divine où « l'âme »
est jugée de façon égale mais dont « l'enveloppe
» sur terre peut revêtir la forme du genre masculin ou
féminin; deux genres ayant des droits et des devoirs différents
tendant à une justice sociale. S'agissant des féministes
laïques, il est question d'une égalité niant les
différences de manière à créer un équilibre
parfait entre les sexes.
· Être féministe et musulmane:
La question du regard et de l'opinion publique sur cette
posture intellectuelle:
Pour comprendre l'importance et l'impact de la notion du
regard s'agissant de notre objet d'étude il semblerait judicieux de se
pencher sur l'image et la manière dont est perçue la femme
musulmane en général et dans le contexte moderne. Ceci nous
permettra de comprendre un des aspects expliquant la place qu'occupent les
féministes musulmanes au sein de l'opinion publique.
Dans la tradition judéo-chrétienne (et dans une
certaine mesure la tradition islamique et préislamique dans les
sociétés patriarcales arabes), le corps de la femme a souvent
été associé au péché de chaire, à la
tentation et donc à tout ce qui attrait au diable, au mal. Le corps de
la femme alimentait les fantasmes les plus refoulées d'où
l'oppression que subissaient les femmes avant la Révolution. C'est ainsi
que petit à petit en réponse à cela les femmes ont
libéré leur corps du joug patriarcale et misogyne, une
libération qui est passée par le développement d'un mode
vestimentaire propre à elles. Ces femmes ont ainsi contré les
anciennes règles rigides qui encadraient la façon de s'habiller,
se tenir et de se montrer en public. On comprend que cette révolution
qui s'est mise en place en parallèle n'est pas seulement le
résultat d'une longue lutte mais reflète un fort symbole
d'affranchissement: Être libre de se montrer tel qu'on le souhaite est un
droit valable aussi bien pour les hommes que pour les femmes.
Ne plus être perçu a travers un oeil
réprobateur mais comme une citoyenne jouissant des pleins droits
accordés par les valeurs républicaines. La lutte pour
l'égalité n'est pas seulement d'ordre politique mais on comprend
ici qu'il s'agit également d'une modification (plus ou moins
inconsciente) de la perception qu'on a des femmes. C'est ce changement du
paysage politique et historique qui transforme également notre
regard.
« Regarder » n'est pas seulement une
activité physique propre à chacun, et au delà des
sensibilités individuelles, il y a le contexte socioculturel de chaque
société à un moment donné de l'Histoire qui
façonne notre perception. Le regard porté sur une femme
aujourd'hui dans l'espace publique n'est pas le même que celui datant
d'il y a environ deux cents ans... On ne peut détacher l'étude de
la place du regard dans nos sociétés sans prendre en compte le
contexte.
Les femmes ont toujours été au coeur des
débats impliquant le regard posé sur elle: s'agissant de
motivations politiques ou religieuses, femmes objets ou femmes
opprimées, la question du regard est la principale source de ces
controverses.
Saba Mahmood souligne dans son ouvrage57 que la
caractéristique principale de la femme musulmane dans sa manière
« de se présenter au monde et à la société
» est la modestie. La modestie devient un critère de la femme
musulmane et ceci doit s'exprimer à travers plusieurs paramètres:
l'aspect vestimentaire, l'attitude, les paroles, etc...L'auteure insiste sur
cet aspect (la modestie) pour définir la femme musulmane, de plus la
« modestie58 » est prônée par les
féministes (les dayate59) égyptiennes issues de la
classe moyenne (population étudiée par l'auteure dans cet
ouvrage). Ce sont ces femmes prenant la parole dans les mosquées et les
conférences islamiques qui rappellent l'importance de la pudeur et de la
modestie s'agissant des femmes.
On remarque bien que la vision de la femme telle qu'elle doit
être varie selon ces femmes engagées: Certaines comme nous l'avons
vu au préalable revendiquent une présence affirmée et
forte de la femme dans l'espace public alors que d'autres (comme les
féministes égyptiennes du Caire étudiées par Saba
Mahmood) prônent plutôt la modestie et la discrétion qui
selon elles valorise ( et caractérise) la femme.
57 Politique de la Piété, Le féminisme
à l'épreuve du renouveau islamique - La Découverte
2009
58 Porter le voile islamique, servir son foyer: mise en valeur
de la sphere privée comme au coeur de la vie sociale.
59 Savante musulmane prêchant la parole divine.
S'agissant d'une valeur comme celle de la modestie
(s'illustrant principalement par le port du voile et l'occupation de la
sphère privée) on peut s'interroger sur la place de l'action
publique de ces femmes: Être engagée mais « modeste »
à la fois semble relever de l'ordre de l'impossible; comment peut on se
mobiliser, vouloir changer et améliorer l'ordre social établie en
adoptant une posture effacée et discrète? C'est cette attitude
pourtant que défendent un grand nombre de féministes musulmanes
en Egypte et en Arabie Saoudite.
Servir le privé pour améliorer le publique est
une manière de garder les femmes au sein de la sphère domestique,
c'est une position discutable. Pourquoi ce courant d'idées
établie un lien direct entre la « modestie » féminine
et la stabilité sociale (une stabilité qui tend vers une justice
sociale); un lien quelque peu paradoxal mais qui entre dans le schéma
normatif dans la mesure où les femmes sont maintenue dans un champs
d'action réduit ( sphère privée).
Cette volonté de ne pas sortir du cadre normatif
illustre cet état d'esprit répandu dans certains pays musulmans
à savoir la discrétion des femmes dans le paysage de l'espace
publique (incluant également le paysage médiatique). C'est cette
tendance contre laquelle luttent les féministes dont nous avons
analysé les parcours. Cette nouvelle vague de féministes
musulmanes qui revendiquent une totale implication dans le champ politique et
social s'oppose à la tradition qui enferme les femmes dans l'espace
domestique; ceci s'explique notamment par l'engagement nationaliste de ces
groupes féministes60.
Ceci dit on pourrait si nous nous plaçons d'un autre
point de vue, on retrouve une autre interprétation de la notion de
modestie qu'implique le voile :
« Les filles voilées parlent » ouvrage
co-écrit par Ismahane Clauder, Malika Lateche et Pierre Tevanion. Ce
livre donne la parole aux femmes musulmanes voilées, ce sont des
entretiens qui se succèdent à travers lesquels on peut comprendre
la manière dont elles perçoivent et ressentent le regard des
« autres » sur elles.
Il est aisé de constaté que pour la plupart de ces
femmes le voile est une source de protection et fait partie entière de
leur identité individuelle.
L'islam est pour ces femmes plus une source de protection et
non d'oppression. Elles disent que la notion de liberté en Islam ne se
limite pas à l'aspect vestimentaire de l'individu, ce n'est pas en se
voilant qu'elles restreignent leur liberté.
60 Féministes Iranienne (ayant participer à la
révolution politique), palestiniennes( lutte pour la libération
des terres occupées) ,marocaines et algériennes ( ayant
participer à la décolonisation).
S'agissant de la manière dont elles sont
perçues, elles évoquent toutes le fait d'être
lassées par un regard de « compassion » les
catégorisant comme étant opprimées ou soumises. C'est ce
regard qui les opprime diront certaines. Leur principale revendication c'est
d'être perçues, vues comme les autres femmes, elles revendiquent
un regard « neutre » sans aprioris.
Un regard différent porté sur elles pourrait-il
changer le cours des événements? Donnerait-il un autre sens
à la posture à adopter par les femmes musulmanes et par les
féministes musulmanes?
Nous sommes tentés ici de répondre « oui
»... En tout cas, toutes proportions gardées car d'autres variables
peuvent venir expliquer ce phénomène. Ceci étant nous
pouvons entrevoir l'impact du regard sur le destin social d'un groupe
donné. Un regard ici qui reflète clairement une divergence
idéologique entre ceux qui « regardent » et ceux qui sont
« vues ».
La question du voile, du non port du voile (vu comme une
trahison des valeurs islamiques par certains), de la Burqa etc. témoigne
de l'importance de la place du regard concernant les femmes musulmanes et le
monde moderne dans lesquels elles vivent aujourd'hui. Ceci nous rend compte de
de l'impact d'une notion telle que celle de la perception dans les rapports
entre les genres mais aussi dans la logique de l'espace publique.
Cette réflexion et ces controverses aujourd'hui autour
de ces thématiques nous permettent d'affirmer que le regard sur la femme
est toujours imprégné des valeurs et des normes de la
société concernée à un moment donné de
l'Histoire lui assignant ainsi une place ou une catégorie souvent
difficile pour elle de s'en défaire.