Section 2 : Construction du modèle d'analyse
La construction du modèle d'analyse est le cheminement
scientifique sur la base duquel nous bâtirons notre problématique
ou encore notre démonstration. Car << tout travail de recherche
s'inscrit dans un continuum et peut être situé dans ou par rapport
à des courants de pensées qui le précèdent et
l'influencent >>.17 Mieux, << la problématique
est l'approche théorique ou perspective théorique qu'on
décide d'adopter pour traiter le problème posé par la
question de départ. Elle est une manière d'interroger les
phénomènes étudiés >>.18
Ainsi commencerons-nous dans un premier temps par <<
exploiter les lectures et les entretiens et faire le point sur les
différents aspects du problème qui y sont mis en évidence
>>19, pour arriver dans un deuxième temps à
<< choisir et construire sa propre
problématique>>.20 Pour notre étude, nous
entamerons l'exploration des acquis scientifiques qui portent sur les
imaginaires (religieux) en Afrique, le fétichisme et le l'importance du
corps.
1. Les imaginaires fétichistes et le corps dans la
littérature occidentale
Pour DURKHEIM, le chercheur doit au préalable <<
définir les choses dont il traite, afin que l'on sache et qu'il sache
bien de quoi il est question >>.21 Cela dit, nous devons
préciser ce que nous entendons par la notion d' << imaginaire
>>. Pour cela, nous avons retenu deux approches qui nous semblent
appropriées pour notre travail: celles de CASTORIADIS22 et de
GODELIER23.
17 Raymond QUIVY et Luc VAN CAMPENHOUDT, Manuel de
recherche en sciences sociales, 2ème éd, Paris,
Dunod, 1995, p.43.
18 Ibid., p.85.
19 Ibid., p.85.
20 Ibid., p.86.
21 Émile DURKHEIM, Les règles de la
méthode sociologique, 11ème éd., Paris,
PUF (coll. « Quadrige »), 2002, p.34.
22 Cornélius CASTORIADIS, L'institution de
l'imaginaire de la société, (3ème
édition revue et corrigée), Paris, Editions du Seuil, 1975, 497
p.
23 Maurice GODELIER, Au fondement des
sociétés humaines. Ce que nous apprend l'Anthropologie,
Paris, Editions Albin Michel, (coll. « Bibliothèque Albin
Michel Idées »), 2007, 287 p.
Pour Cornélius CASTORIADIS, << l'imaginaire
» dont il parle dans ses recherches est une << création
incessante et essentiellement indéterminée (socialhistorique et
psychique) de figures/formes/images, à partir desquelles seulement il
peut être question de "quelque chose"».24 Cette
définition est intéressante parce qu'elle nous permet de retenir
finalement que l'imaginaire, c'est cette faculté de création des
images; ces mêmes images qui sont des symboles et l'imaginaire utilise
les symboles pour se faire voir.
Il en est de même pour Maurice GODELIER pour qui
<< l'imaginaire, c'est de la pensée. C'est l'ensemble des
représentations que les humains se sont faites et se font de la nature
et de l'origine de l'univers qui les entoure, des êtres qui le peuplent
ou sont supposés le peupler, et des humains eux-mêmes
pensés dans leurs différences et/ou leurs représentations
(<), l'Imaginaire c'est l'ensemble des interprétations (religieuses,
scientifiques, littéraires) que l'Humanité a inventées
pour s'expliquer l'ordre ou le désordre qui règne dans l'univers
ou dans la société, et pour en tirer des leçons quant
à la manière dont les humains doivent se comporter entre eux et
vis-à-vis du monde qui les entoure ».25 Retenons que
l'imaginaire s'incarne dans les réalités matérielles et
dans les pratiques.
Après avoir tenté une explicitation du concept
de << l'imaginaire » sur la base de deux approches qui
sont, nous le pensons, complémentaires, venons-en à
présent à la question relative aux imaginaires religieux et
l'importance du corps en Afrique dans la littérature occidentale.
Maurice GODELIER26 montre comment l'imaginaire
religieux gravite autour du corps humain et la place que ce dernier peut
occuper dans le système des croyances, des représentations et des
symboles. Pour le comprendre, il part d'une
24 Cornélius CASTORIADIS, L'institution de
l'imaginaire de la société, ibid.p.7.
25 Maurice GODELIER, Au fondement des
sociétés humaines. Ce que nous apprend l'Anthropologie, ibid.,
p.38.
26 Maurice GODELIER, Le corps humain.
Conçu, possédé, supplicié, cannibalisé,
Paris, CNRS Editions, 2009, 546 p.
question dont la science n'a pas encore trouvé une
réponse qui se veut rassurante pour l'humanité ; à savoir
: pourquoi mourir ? Comment survivre ? De plus, de la naissance à la
mort, c'est par le corps c'est-à-dire cet habitacle que l'homme se situe
dans l'univers et fait l'expérience de ses congénères.
Toujours et partout on a imaginé une ou plusieurs
entités qui assurent la continuité de la personne à
travers le temps et en illuminent les traits : âme, ombre, double,
esprit, etc. Comment de telles entités accompagnent-elles le corps, le
fortifient, s'en détachent ou se dressent contre lui, c'est ce que
chaque culture a codifié à sa manière par des pratiques
que l'on nomme par exemple << épreuves initiatiques >>,
<< actes sorcellaires >>, << possession >> ou <<
cannibalisme. >> L'auteur nous présente ici les traitements et les
considérations réservées au corps humain et ce, quelque
soit la culture.
Jeanne FAVRET-SAADA27 se focalise sur l'ethnologie
religieuse classique. Dans cette démarche, elle s'intéresse aux
effets de la croyance à la sorcellerie et des pratiques magiques et
religieuses dans le Bocage. Elle insiste sur le fait que la sorcellerie et les
combats magiques sont réels et affectent la vie des populations du
Bocage : en témoigne le cas de la famille BABIN. Jeanne FAVRET-SAADA
retient notre attention parce qu'elle montre que les mots, la mort et les sorts
sont liés puisqu'ils désacralisent le corps humain pour le
resacraliser. Pour tout dire, être ensorcelé, c'est être
sous l'emprise du « diable >>28. Il faut à cet
effet se désensorceler en convoquant << les prêtres et plus
spécialement les exorcistes diocésains >>29.
Nous retiendrons que pour l'auteur, la sorcellerie et les pratiques magiques
sont réelles. Aussi le combat mené par les prêtres sur le
diable relève du quotidien.
27Jeanne FAVRET-SAADA, Les mots, la mort, les
sorts. La sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, (coll. «
Bibliothèque des Sciences humaines »), 1977, 332 p.
28 Ibid, p.167.
29 Ibid., p.167.
AGAMBEN a proposé le concept de "la profanation".
<< Il s'agit d'un terme qui provient de la sphère du droit et de
la religion romaine (droit et religion sont étroitement liés, et
pas seulement à Rome) ».30
Aussi précise t-il que << selon le droit romain,
les choses qui, d'une manière ou d'une autre, appartiennent aux dieux
étaient sacrées ou religieuses. Comme telles, elles se voyaient
soustraites au libre usage et au commerce des hommes et on ne pouvait ni les
vendre, ni les prêter sur gage, ni les céder en usufruit ou les
mettre en servitude. Il était sacrilège de violer ou de
transgresser cette indisponibilité spéciale qui les
réservait aux dieux du ciel (on les appelait<< sacrées
») ou à ceux des enfers (on les disait alors simplement <<
religieuse »). Tandis que consacrer (sacrare) désignait la
sortie des choses de la sphère du droit humain, profaner signifiait au
contraire leur restitution au libre usage des hommes. Ainsi le grand juriste
Trebatius peut-il écrire : "au sens propre est profane ce qui, de
sacré ou religieux qu'il était, se trouve restitué
à l'usage et à la propriété des
hommes">.31
Retenons que "profaner" c'est surtout restituer à
l'usage et à la propriété des hommes, quelque chose qui
fut certainement d'abord de la sphère du droit humain et qui fut par la
suite consacré au religieux. C'est donc là une définition
qui justifie les profanations des tombes à Libreville en périodes
électorales. Grosso modo, << la profanation est le
contre-dispositif qui restitue à l'usage commun ce que le sacrifice
avait séparé et divisé ».32
MARX a élaboré le concept de <<
fétichisme de la marchandise »33 qui
désigne le phénomène par lequel, dans la production
capitaliste, la marchandise sert de support aux rapports de production entre
les hommes , donnant ainsi l'apparence que les rapports de production sont des
rapports entre les choses. En fait, les rapports sociaux sont remplacés
par le marché d'échange des marchandises, qui semble
décider de lui-même qui fait quoi, et pour qui. Ces rapports
sociaux deviennent ainsi
30 Giorgio AGAMBEN, Qu'est-ce qu'un dispositif ?
Traduit de l'italien par Martin RUEFF, Paris, Editions Payot &
Rivages, p.38.
31 Ibid., pp.38-39.
32 Ibid., p.40.
33 Karl MARX, Le Capital, Livre I, Paris,
Garnier-Flammarion, 1969, 699 p.
confondus avec la marchandise qui semble alors empreinte des
pouvoirs humains et qui devient le fétiche de ces pouvoirs. Par
ailleurs, les rapports de production sont essentiellement sociaux, mais cet
aspect social n'apparaît qu'être une relation entre les objets,
entre les marchandises. D'où, la marchandise devient le support de ce
rapport de production marchande.
La marchandise est alors l'objet fétiche ayant pour
rôle d'assurer la coordination de la production de toute la
société, et elle le fait en occultant le caractère social
de la production. En outre, les liens sociaux entre les unités de
production se font uniquement par l'intermédiaire de la marchandise,
lorsque celle-ci est mise sur le marché. Ce n'est qu'une fois qu'ils ont
mis leurs marchandises sur le marché que les producteurs privés
peuvent savoir si leur produit correspond aux exigences sociales, et si leur
mode de production particulier correspond au mode de production social. Le
marché opère donc une régulation de la production sociale,
mais exclusivement par l'échange des marchandises. Pour tout dire, le
fétichisme de la marchandise se traduit par un double mouvement : la
réification des rapports sociaux et la personnification des choses. Et
c'est ce qui arrive dans le marché occulte et illégal des restes
humains où il y a transposition du fétichisme de la marchandise
dans les rapports sociaux entre les hommes assujettis à leurs propres
productions.
Markus GRILL et Martina KELLER34 à travers
leur article « Un trafic légal de tissus humains. 42 € le
fémur, 14 € la trachée >>, posent le
problème de la production des « pièces
détachées >> ou de la « matière première
>> pour le marché économique, pharmaceutique et
médical ; dans le contexte régi par le capitalisme occidental et
à l'ère de la mondialisation. A cet effet, les auteurs de
l'article parlent de la « fabrication des pièces
détachées humaines à partir des cadavres >> ou tout
simplement le recyclage des morts. C'est un recyclage destiné aux
grandes firmes médicales internationales américaines surtout.
L'objectif de cette production est donc l'approvisionnement à bas
coüt des chirurgiens américains.
En rapport avec notre mémoire, l'article fait un
parallélisme entre la sorcellerie des pièces
détachées chez nous au Gabon en périodes
électorales et celle du capitalisme qui parle aussi des <<
pièces détachées >>. Tout se passe comme si la
sorcellerie africaine était le reflet de la sorcellerie capitaliste ;
à tel point qu'on se demande si la notion de système n'est pas
plus englobante et ne correspond pas à l'ordre capitaliste mondial.
Cet article est donc en résonnance avec l'article des
COMAROFF35 où ils montrent les effets du capitalisme
néolibéral en Afrique du Sud post apartheid. Celui-ci
procède, dans un contexte marqué par une crise économique
et un chômage accru des sud-africains et la xénophobie, à
la production des << zombies >>. Pour tout dire, nous nous rendons
compte que le capitalisme et la sorcellerie ont en commun d'être des
producteurs de « matières premières >> ou <<
pièces détachées >>. L'un et l'autre ayant de fait
des affinités électives qui rendent ineptes les accusations de
sauvagerie portées contre la sorcellerie.
2. Les africanistes et universitaires gabonais face au
fétichisme et l'importance du corps
André MARY36 décrit le Gabon comme un
vrai carrefour des religions et où le fétichisme, les
Églises pentecôtistes, l'Islam, les sectes, l'argent, les cultes
syncrétiques et le paganisme africain se rencontrent et se
côtoient. Ce point de vue est partagé par Joseph TONDA avec le
concept du << Souverain moderne >>. Dans cet imaginaire <<
diabolique >>, selon André MARY, certains personnages
créés parfois par les Églises que sont << les
sorciers et les féticheurs, le diable et les démons, sont des
personnages omniprésents dans le Gabon d'aujourd'hui, dans les
médias comme dans la vie quotidienne. L'indifférenciation des
schèmes d'interprétation qui relèvent du registre
35 Jean et John COMAROFF, << Nations
étrangères, zombies, immigrants et capitalisme
millénaire », pp.19-32 in Bulletin du CODESRIA 3 et 4,
1999.
36 André MARY, << La violence
symbolique de la pentecôte gabonaise » pp.143-163, in
André CORTEN et André MARY (éds), Imaginaires
politiques et pentecôtismes. Afrique /Amérique latine, Paris,
Karthala, (coll. << Hommes et sociétés »),
2000, 365 p.
de la sorcellerie et de la possession, du fétichisme et
de la magie, de l'anthropologie ou des sacrifices humains, mais aussi de la
démonologie est désormais chose commune. Les journaux locaux, les
médias, aussi bien que les rumeurs véhiculées par radio
trottoir ou les conversations privées, se font complaisamment, jour
après jour, le relais d'affaires de sorcellerie, de meurtres rituels, de
pactes diaboliques qui touchent tous les domaines de l'existence
>>.37
De même, c'est cet imaginaire diabolique qui prend forme
dans cette violence symbolique de l'Église pentecôtiste gabonaise
et constitue le lot quotidien de ces Églises à Libreville et qui
fait dire à Joseph TONDA que << la violence de l'imaginaire,
violence du fétichisme, s'exerce au moyen des images, des gestes
corporels, des mots, c'est-à-dire des fétiches, supports
d'idéologies. Cette violence a pour contexte privilégié
celui des camps, espaces de déshérence, espaces
déshérités, instables, mouvants, incertains ; autrement
dit, espaces de dérégulation des ordres symboliques coutumiers
>>.38
On se rend compte que l'Église pentecôtiste
gabonaise, pour mieux s'asseoir, amplifie l'enchantement de la
réalité sociale gabonaise. Cet enchantement introduit une sorte
de confusion où celui qui n'est pas converti est de facto responsable
des malheurs dans sa famille. C'est dans ce genre de contexte social
d'enchantement et de magification du monde social que << s'exerce la
violence de l'imaginaire violence du fétichisme, les gens croient
massivement à la réalité matérielle des
entités imaginaires mais cette croyance est travestie par
l'idéologie ~.39
Joël NORET40 nous propose une réflexion
axée sur l'imaginaire religieux et la place des morts au Sud
Bénin dans son article intitulé << De la conversion au
basculement de la place des morts. Les défunts, la personne et la
famille dans les milieux
37 André MARY, « La violence
symbolique de la pentecôte gabonaise », ibid.,
p.152.
38 Joseph TONDA, le Souverain moderne. Le corps du
pouvoir en Afrique centrale (Congo/Gabon), Paris, Karthala, (coll. «
Hommes et sociétés »), 2005, p.39.
39 Ibid., p.44.
40 Joël NORET, « De la conversion au
basculement de la place des morts. Les défunts, la personne et la
famille dans les milieux pentecôtistes du Sud-Bénin »,
pp.143-155, in Politique Africaine « Globalisation et illicite en
Afrique », n°93, mars 2004, Paris, Karthala, 193 p.
pentecôtistes du Sud Bénin. » En
effet, cet article examine la problematique de la place reservee aux morts dans
les milieux pentecôtistes du Sud-Benin. Il s'appesantit à
clarifier les enjeux et les implications de ce qui s'apparente fortement
à « une evacuation des defunts ». Les morts, à travers
le culte des ancêtres, sont fortement vénérés parce
qu'étant les protecteurs des vivants ; les vivants leur doivent un total
dévouement. D'où, le culte des ancetres apparaît comme un
moment important dans la vie sociale des communautes du Sud-Benin, pour la
simple raison que la croyance au pouvoir des morts est fondamentale.
Florence BERNAULT41 utilise l'histoire coloniale
pour comprendre la naissance de ces representations modernes du lien entre la
religion et le politique, ou plus exactement les angoisses produites par
l'imaginaire historique de ce lien. Elle affirme que l'impuissance de l'Afrique
s'expliquerait par son encrage dans le fetichisme ; comme concept omnipresent
dans les imaginations religieuses et politiques. Pour cela, elle constate que
pendant la periode coloniale, le fetichisme africain fut une erreur religieuse
et politique. Et que si dans la metropole le concept de fetichisme est
abandonne par les chercheurs à ce qui semble, il demeure toujours
d'actualité en colonies ; comme modèle explicatif en vigueur.
En fait, BERNAULT pense que le fétichisme serait
jusqu'alors « une constellation de superstitions primitives ou degenerees,
responsables de la dissolution et de l'impuissance de l'Afrique
»42. Enfin, elle souligne l'idée suivante : pendant que
le christianisme occidental est perçu comme une instance principale du
declin des croyances, superstitions dans la societe, les analyses sur les
nouveaux christianismes africains insistent au contraire sur leur essor «
quasi-incontrôlables » « sous forme hautement dramatisee et
emotionnelle (lire irrationnelle) du pentecôtisme et des Eglises
universelles dont le succès sans cesse grandissant ne
41 Florence BERNAULT, « De la
modernité comme impuissance. Fétichisme et crise du politique en
Afrique équatoriale et ailleurs », pp.747-774 in Cahiers
d'Études africaine, XLIX, 195, 2009.
42 Ibid., p. 750.
peut, dans cette perspective, que confirmer le statut du
continent comme terreau inépuisable de tous les revivals
mystico-spirituels >>43.
Nous insistons également sur le lien qui unit les
représentations symboliques et le capitalisme classique en convoquant
les analyses des COMAROFF.44
À travers leur article que nous avons cité
supra, les COMAROFF parlent des effets du capitalisme classique
néolibéral dans les campagnes sud-africaines postcoloniales ;
envahies par des << zombies >>. Ils partent de la question <<
quel peut bien être le rapport entre les zombies et l'implosion du
capitalisme néolibéral à la fin du vingtième
siècle ? >> En fait, les COMAROFF disent que ces << zombies
>> ne sont autres que des travailleurs immigrés, la plupart du
temps clandestins qui, se savant en situation irrégulière et par
peur d'être expulsés, démoniser voire assassinés par
les autochtones, préfèrent vivre dans la discrétion et ne
sortent travailler que la nuit. De plus, ils représentent une
main-d'oeuvre bon marché pour les entrepreneurs, contrairement aux
autochtones qui revendiquent de meilleures conditions de travail et de vie.
Les COMAROFF ajoutent aussi que les Sud-africains, en
post-apartheid, sont frappés de pleins fouets pas le chômage.
Ainsi, étant victimes du chômage, ce sont plutôt les
étrangers, les immigrés qui trouvent du travail, créant la
xénophobie illustrée par la << zombification de
l'étranger >>. Cette situation, découlant d'une crise
économique, cause également une crise identitaire chez les
Sud-africains. Pour les auteurs, dans de telles conditions, les
étrangers, craignant pour leur sécurité, n'ont d'autres
choix que d'organiser leurs vies sociales que la nuit. Ainsi, les
étrangers, assimilés aux zombies qui viennent remplacer les
autochtones dans les usines, << sont des citoyens qui donnent le
cauchemar, le fait qu'ils soient sans racine risquant de
43 Florence BERNAULT, << De la
modernité comme impuissance. Fétichisme et crise du politique en
Afrique équatoriale et ailleurs », ibid., p. 753.
44 Jean et John COMAROFF, << Nations
étrangères, zombies, immigrants et capitalisme millénaires
» pp.19-32, in Bulletin du CODESRIA 3 & 4,1999.
détourner ce qui reste de la prospérité de
la population locale, prospérité qui diminue rapidement
>>45.
Florence BERNAULT46 met en relief les symboles qui
gravitent autour du corps humain, aussi bien vivant que mort de la
période coloniale à la période postcoloniale africaine. En
effet, << il y a quelque chose de pourri dans le post-empire
>> signale que le pouvoir se construit sur la puissance extraordinaire du
corps humain resacralisé. Pour tout dire, l'existence et l'importance du
trafic des corps est une des clés du pouvoir politique au Congo et au
Gabon. Par ailleurs, il est évident que << le rapport entre
pouvoir moderne et corps des hommes >>47 est basé sur
l'exploitation et l'assujettissement du premier sur le second et dans cette
perspective de négation de la sacralité du corps humain. BERNAULT
en conclut que si on parle de la biopolitique ou primauté de la vie en
Europe, en Afrique postcoloniale, c'est plutôt la primauté de la
mort. Enfin, le corps humain est donc supplicié et transformé en
objet marchand, en matière première, mieux, en fétiche
politique.
Ceci est d'autant plus vrai que « le rapatriement des
cendres de BRAZZA au Congo rappelle ce que la pensée de la
modernité occulte quotidiennement : le trafic des corps humains est une
technique centrale de la politique moderne. La circulation des corps vivants
(la traite et les migrants), des corps morts (les spécimens
raflés par la science impériale, les os des Blancs
recyclés dans les charmes indigènes, les dépouilles des
héros statufiés, les transactions opérées sur les
organes et le sang (transplants, médicaments magiques), a
été, et reste, un enjeu central du pouvoir domestique, lignager
et finalement national dans le monde pré- et post-impérial
>>48.
Pour nous, Florence BERNAULT nous aide à comprendre que
le trafic du corps humain est une des clés du pouvoir politique
puisqu'il rend compte d'une réification des personnes et des corps
humains, présentés comme sacrés, << mais aussi
l'existence de processus intenses et profonds de resacralisation de ces
derniers à des
45 Jean et John COMAROFF, << Nations
étrangères, zombies, immigrants et capitalisme millénaires
», p.25.
46 Florence BERNAULT, << Il y a quelque
chose de pourri dans le post-empire » pp.1-11; à
paraître dans Cahiers d'études africaines en 2010.
47 Ibid., p.1.
48 Ibid., p.1.
fins politiques, que ce soit en Afrique ou dans l'Occident
impérial. Sacré ici signifiant que le corps humain est
perçu comme dépositaire d'un pouvoir et d'une
valeur dépassant sa nature physique, mesurable et
dégradable. Ainsi la politique du trafic des corps, si essentielle aux
hiérarchies de pouvoir des gouvernements modernes, ne peut être
réduite à un échange de marchandises organiques et
quantifiables, ou de ressources politico-économiques
»49.
Enfin, dans le même ordre d'idée, Florence
BERNAULT50 montre bien qu'en Afrique centrale, le besoin d'insertion
et surtout d'acquisition du pouvoir politique au sein de la
société motivent les individus à s'adonner au commerce de
l'or blanc, dans l'optique d'aborder la mondialisation avec
sérénité. Elle nous rappelle ici que le corps humain est
un fétiche51, dépositaire d'une «
matière-sorcière >>, l'inyèmba, expliquant <<
le commerce des organes humains par des spécialistes des rituels, la
circulation internationale de charmes et l'utilisation des morts en tant que
travailleurs forcés pour le point de puissants appuis à des
équations intrigantes entre le corps humain, l'argent et le
pouvoir>>52. Au demeurant, l'auteur s'est penchée sur
les représentations sociales du corps humain en Afrique centrale en
rapport étroit au pouvoir, pour dire que << le corps n'a pas
été considéré comme une réalité
physique dont l'existence dérive de l'intégrité
biologique, mais comme un multiple fragment de l'entité qui a
conservé le pouvoir au-delà de la mort et de la mutilation
»53.
Après avoir convoqué les diverses contributions
de ces africanistes, venons-en à présent à la contribution
des universitaires et chercheurs gabonais face au fétichisme et
l'importance du corps.
49 Florence BERNAULT, << Il y a quelque
chose de pourri dans le post-empire » pp.1-2; à paraître
dans Cahiers d'études africaines en 2010.
50 Florence BERNAULT, << Corps, pouvoir et
sacrifice en Afrique équatoriale », pp.207-239 in Journal
de l'histoire africaine, juin 2006.
51 Ibid., p.210.
52 Ibid., p.209.
53 Ibid., p. 212.
Joseph TONDA54 se propose de rendre compte de
l'imaginaire politique et religieux au Gabon en conceptualisant les rapports
sociaux existant sous toutes ses formes par l'emploi d'une notion
chargée de sens : le Souverain moderne (il faut dire que cette notion de
souverain s'est retrouvée employée par Michel FOUCAULT). C'est ce
souverain moderne qui, selon Joseph TONDA, est mieux adapté pour
décrire les rapports sociaux existant au Gabon. Car il aurait pour
fondement la violence de l'imaginaire, qui s'exprime par la transgression de
l'ordre coutumier des traditions.
Celle-ci sera redoublée par la violence du
fétichisme, qui trouve pour sa part son soubassement dans la
reconnaissance de la réalité d'entités imaginaires tels
que les génies ou les ancêtres et dont l'action concrète
s'exerce à travers notamment des morts ou des images dans les espaces de
dérégulations. Partant du fait que l'imposition et la conversion
au christianisme constituent une resacralisation des corps, notons à ce
sujet que pour les missionnaires, « les Africains seraient, dans cette
perspective, des sujets sociaux du dieu du mal, ami du corps et de la
matière. C'est dans cette perspective que Charles De BROSSES a
défini "le fétichisme" c'est-à-dire la religion de
l'humanité primitive surtout africaine (mais, pour De BROSSES, on peut
douter de l'humanité des africains), caractérisée comme
non intellectuelle, résultant d'un "procès purement aveugle,
impulsif, affectif, " n'expriment que "des passions, des besoins, des craintes,
mais jamais aucun discernement"».55 En définitive,
Joseph TONDA évoque une disposition sociale singulière des
rapports sociaux basée sur« l'organisation et à
l'administration de la violence comme forme particulière des rapports
aux corps, aux choses et au pouvoir».56
Pour tout dire, la revue de la littérature a
consisté à présenter les travaux des chercheurs
(occidentaux, africanistes et gabonais) au sujet des imaginaires liés au
fétichisme et à l'usage du corps humain en Afrique, au Gabon
particulièrement. Cependant, nous voulons montrer que l'idée de
la profanation des tombes et des
54 Joseph TONDA, Le Souverain moderne. Le corps du
pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, (coll.
« Hommes et sociétés »), 2005, 297 p.
55 Ibid., p.21.
56 Ibid., p.23.
corps soit au coeur même de la production des rapports
sociaux et du pouvoir politique au Gabon, surtout en periodes electorales.
Autrement dit, nous considerons que le corps humain, sinon les
organes humains qui le composent sont dotes de pouvoirs surnaturels,
extraordinaires (tels le « mana », « le charisme », «
l'évus », « l'inyèmba ») pour permettre à
son utilisateur d'être « puissant », « un grand quelqu'un
»57.
3. Notre perspective sur la question du marché
occulte et illégal des restes humains à Libreville
En annee de Maîtrise, nous avons montre qu'il existe un
marché des restes humains mis en evidence par les profanations des
tombes58 en periodes electorales au Gabon. Ce qui atteste
effectivement que « de jour comme de nuit, les cimetières sont
visites. Les ossements humains foisonnent. Et il semble que dans cette affaire
là, les parties genitales sont recherchees et que les « clitos
» sont devenus des barres d'or >>.59 En effet, pour
Joseph TONDA, la collecte des organes humains ou «pièces detachees
»60 que sont la langue, les oreilles, le nez, le crâne,
les mains, les doigts, le fémur, coeur, les organes génitaux, est
l'objectif des acteurs politiques ou mandataires61 pour assurer
leurs divers succès electoraux. Neanmoins, il faut souligner qu'il
existe plusieurs sortes de profanation : la profanation des tombes ou des
sépultures, profanation de la mémoire d'un défunt,
blasphème en l'encontre
57 Expression gabonaise utilisée pour
qualifier ceux-là, c'est-à-dire, les grands barons qui
bénéficient des privil4ges, des avantages et des faveurs du
pouvoir politique mis en place depuis plus de 42 ans sous l're d'Omar BONGO
ONDIMBA.
58 Au sujet de ces profanations des tombes, nous
pouvons citer par exemple que le cimetière de Mindoubé en a fait
les frais; nous avions recensés plus de quatre-vingt dix tombes
profanées sur la période électorale de 2006 à 2008.
Pour être plus précis, il s'agit de 87 tombes, qui
présentaient une caractéristique commune : ces tombes
n'étaient pas carrelées.
59 Joseph TONDA, « Fétichisme
politique, fétichisme de la marchandise et criminalité
électorale au Gabon (Note sur l'imaginaire politique contemporain
en Afrique Centrale) » in Voter en Afrique : différenciations
et comparaisons ; colloque organisé par l'AFSP, Centre
d'Étude d'Afrique Noire-Institut d'Études politiques de Bordeaux,
7-8 mars 2002, p.4.
60 L'expression est de Joseph TONDA in
« Fétichisme politique, fétichisme de la marchandise et
criminalité électorale au Gabon (Note sur l'imaginaire
politique contemporain en Afrique Centrale) » in Voter en Afrique :
différenciations et comparaisons, p.3.
61 L'expression est de Pierre BOURDIEU in Choses dites,
Paris, Editions de Minuit, (coll. « Le sens Commun »), 1987,
228 p.
d'une divinité ou encore, profanation des tombes
illustrées par le marché occulte et illégal des restes
humains en tant qu'objet de ce mémoire.
Avec la profanation des tombes, il est question de violer un
lieu considéré comme sacré (ici le cimetière), pour
aller prélever les organes humains qui servent à renforcer voire
consolider le pouvoir de son utilisateur. Toutefois il n'y a pas que les
mandataires politiques qui profanent. C'est fort des contributions de nos
prédécesseurs, que notre démarche est adossée
à l'idée que pour nous, le marché occulte et
illégal des restes humains est une pratique sociale réelle et
traduit la nature véritable des rapports sociaux au Gabon; dans un
contexte régi par le capitalisme.
Dans un tel contexte de commerce, tout est objet de
marchandise ; le corps humain n'en est pas en reste puisqu'il est devenu une
marchandise pour le marché fétichiste et aux politiques. À
la limite, la profanation conduit à une économie de la
réification des personnes et des corps. Pour cela, notre objet
d'étude s'inscrit donc dans le cadre théorique du
fétichisme de la marchandise d'intuition marxiste et inspirée par
les travaux des COMAROFF. Car ce sont ceux qui ont une position
sociale importante qui commanditent et achètent ces produits. Et c'est
le vécu des populations qui exprime un rapport social conflictuel,
d'exploitation, de domination et d'assujettissement entre ceux qui
possèdent et ceux qui ne possèdent rien.
4- Énonciation de notre hypothèse de
recherche
« L'hypothèse est une proposition de
réponse à une question posée. Elle tend à formuler
une relation entre les faits significatifs >>.62 Elle est
à la base du modèle d'analyse parce qu'elle se définie
comme une supposition (du grec « hypothesis »), « une
explication provisoire de la nature des relations entre deux ou plusieurs
phénomènes. L'hypothèse scientifique doit être
confirmée ou infirmée par les faits >>.63 Avant
d'émettre notre hypothèse, nous nous sommes posé la
question de savoir : quel lien existe-t-il entre d'une part les
économies occultes de la vente des restes humains et d'autre part le
pouvoir politique ?
A cela, nous proposons la réponse suivante : il
s'agit d'un lien de dépendance entre les économies occultes et le
pouvoir politique, car le pouvoir politique est un pouvoir mortifère,
alimenté par la mort. Par économies occultes, j'entends
la collecte ou la production des << pièces détachées
humaines >> dans les cimetières de Libreville (Mindoubé par
exemple) et leur mise vente en période électorale au politique,
dans l'optique d'assurer le succès électoral. C'est ce que nous
avons appelé le « fétichisme politique >>. Enfin,
<< par "pouvoirs"-au pluriel- il faut entendre les vertus efficaces
attribuées, dans les représentations<, aux différentes
instances psychiques de la personne, qui sont aussi fonction des positions
respectives<de l'individu qui est censé les exercer et de celui qui
est censé en subir les effets bénéfiques ou
maléfiques. Les "pouvoirs", en ce sens, correspondent à ce que
Leach a appelé dans Critique de l'anthropologie "influence
mystique" ou "agression surnaturelle". Les "pouvoirs" sont également
ceux des morts, des génies, des nains de la forêt, de ceux qui
savent voir clair et ceux qui peuvent guérir >>64.
La question des économies occultes dans la
société gabonaise c'est l'énigme du rapport à la
mort. Elle fonctionne sur la vente des restes humains, sur l'exploitation de la
mort. La mort qui permet d'alimenter tous les domaines de la vie sociale
(politique, familiale, économique, etc.). C'est donc un rapport de la
mort au pouvoir.
Une préoccupation est celle de voir aussi comment le
christianisme se situe par rapport à la relation entre le capitalisme et
la sorcellerie. Pour résumer, le véritable enjeu que nous posons
dans ce mémoire est que la profanation des corps et leur <<
consommation >> est commune au capitalisme et à la sorcellerie.
N'oublions pas que << ceci est mon corps qui est donné pour vous
>>65 dans l'Eucharistie où les chrétiens
<< consomment >> le corps du Christ<Non pas pour le profaner,
mais pour s'approprier ses qualités purificatrices. Et que le
pentecôtisme nous rappelle que le
64 Marc-Eric GRUENAIS, Florent MOUANDA MBAMBI,
Joseph TONDA, « Messies, fétiches et lutte de pouvoirs entre
"les grands hommes" du Congo démocratique », p.164, citant
Marc AUGE in Théories des pouvoirs et idéologies. Etude de
cas en Côte-d'Ivoire, Paris, Hermann, 1975,439 p.
65 Cf. les textes bibliques de Luc 22 v 19, Matthieu
26 v 26 ou 1 Corinthiens 11 v 24.
corps humain << est le temple du Saint Esprit
>>66, donc un objet sacré. Les photos des pages
26 à 30 montrent bien que
l'Église chrétienne protège les corps; elle les
protège de leur mise en vente sur le marché et du coup, elle se
range ainsi du côté de la loi, c'est-à-dire de
l'État. Aussi, ceux qui consomment les pièces
détachées dans la sorcellerie et dans la médecine
capitaliste, le font dans quel but ?
5- Définition et construction du concept
central
<< Le concept en tant qu'outil, fournit non seulement un
point de départ, mais également un moyen de désigner par
abstraction, d'imaginer ce qui n'est pas directement perceptible
>>.67 Plus important encore, pour le chercheur, c'est qu'il
doit << définir les choses dont il traite, afin que l'on sache et
qu'il sache bien de quoi il est question >>.68 La
définition du concept, bien qu'étant qu'une simple «
convention terminologique >>, opère un tri des faits que cherche
à rendre intelligible le chercheur. Après être
prêtés à cette exigence méthodologique, nous avons
retenu le concept fondamental suivant de notre travail: l'or
blanc.
5.1. Définition du concept de « l'or
blanc» comme concept fondamental de notre étude
Nous entendons par le concept de << l'or blanc
», la collecte et la production des << pièces
détachées >> humaines dans les cimetières de
Libreville à travers la profanation des tombes et leur mise en vente en
période électorale au politique, sur le marché du
fétiche, dans le but de fabriquer les amulettes et autres artifices
cultuels pour assurer les succès électoraux.
Pour tout dire, << l'or blanc » que nous
proposons dans le contexte gabonais, se décline sous deux dimensions :
le marché illégal du corps humain et l'occulte.
66 Cf. I Corinthiens 6 verset 19.
67 Madeleine GRAWITZ, Méthode des sciences
sociales, op.cit., p.385.
68 Émile DURKHEIM, Les règles de la
méthode sociologique, 11ème éd., Paris,
PUF (coll. « Quadrige »), 2002, p.34.
5.2. Tableau n°1: Construction du concept de
«l'or blanc »
Concept
|
Dimensions
|
Indicateurs
|
L'or blanc
|
Le marché illégal du corps
humain
|
> La production et mise en vente des << pièces
détachées >>
> Problème juridique/ l'illégalité
> Désacralisation des cimetières
> Profanation des tombes/corps
|
Occulte
|
> Vénérer Satan
> Croyances aux pouvoirs des morts : la nécromancie
> << Ceux qui pratiquent >>
> Fabrication des fétiches
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