Introduction générale
En sciences sociales, l'objet d'étude est toujours un
rapport social rappelant l'écart, la distorsion entre une situation
considérée comme « normale >> et une autre dite «
pathologique >> pour parler comme DURKHEIM. On notera que «
l'explication sociologique consiste exclusivement à établir des
rapports de causalité, qu'il s'agisse de rattacher un
phénomène à sa causalité, ou, au contraire, une
cause à ses effets utiles >>.1
Cette étude porte sur le rapport entre la mort et le
pouvoir politique au Gabon. Le constat qui la justifie est qu'en période
électorale au Gabon, et à Libreville singulièrement, les
élections politiques sont considérées comme la
période où « il ne se passe pas un seul jour où l'on
ne signale pas la découverte de corps d'hommes ou de femmes
délestés de leurs organes génitaux >>2 ;
et où les cimetières de Libreville sont profanés pour la
collecte des organes humains ou « pièces détachées
>>, alimentant le marché occulte et illégal des restes
humains.
Ce constat donne du pouvoir politique une image d'un pouvoir
mortifère, englué dans des croyances3 en la
sorcellerie et aux fétiches, confirmant ainsi que « l'impact des
forces occultes sur la politique nationale est devenu plus manifeste au cours
des dernières décennies >>4.
En effet, la profanation des tombes sert à
prélever des crânes, des langues, des cheveux, des coeurs, des
tibias, des fémurs, des phalanges, des foies, des poumons, des sexes,
des testicules, des clitoris, pour la fabrication des fétiches. Ces
organes humains, encore appelés « or blanc >>, sont
censés être chargés de mana, de charisme, de l'évus,
de l'inyèmba; qui permettrait de garantir les succès
électoraux, le maintien ou l'acquisition des postes politiques.
1 Émile DURKHEIM, Les règles de la
méthode sociologique, 11ème édition,
Paris, Puf/Quadrige, 2002, p.124.
2 Joseph TONDA, Le Souverain moderne. Le corps du
pouvoir en Afrique centrale (Congo/Gabon), Paris, Karthala, (coll.
« Hommes et sociétés »), 2005, pp.19-21.
3 Florence BERNAULT, << De la
modernité comme impuissance. Fétichisme et crise politique en
Afrique équatoriale et ailleurs », p.749 in Cahiers
d'études africaines, XLIX (3), 195, 2009, pp.747-774.
4 Peter GESCHIERE, Sorcellerie et politique en
Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, (coll. << Les
Afriques »), 1995, p.23.
Pour tout dire, ce marché occulte et illégal des
restes humains à Libreville traduit un problème qui renvoie aux
rapports sociaux de domination, d'exploitation ou d'assujettissement d'une
classe sociale (c'est-à-dire ceux qui ont une position sociale
importante qui commandent et achètent ces fétiches) sur une autre
(c'est-àdire ceux qui ne possèdent rien). En un mot, pour tout
<< homme politique, pour devenir chef, il ne faut rien négliger et
être pragmatique. Tout ce qui peut contribuer à renforcer sa
stature est bon, y compris la magie, la religion, la sorcellerie dès
lors qu'elles constituent des schèmes d'interprétation
privilégiés pour la définition du vainqueur
>>5.
En l'occurrence, les profanations des tombes ou encore
l'économie occulte et illégale << fait désormais
partie de la panoplie profane des stratégies de survie en même
temps qu'elle sert les ambitions des dirigeants >>6 au
Gabon.
5 Marc-Eric GRUENAIS, Florent MOUANDA MBAMBI,
Joseph TONDA, << Messies, fétiches et lutte de pouvoirs entre
les "grands hommes" du Congo démocratique », p.166 in
Cahiers d'études africaines, année 1995, volume 35,
numéro 137, pp.163-193.
6 Jean et John COMAROFF, << Economies
occultes et nouveaux mouvements religieux : la privatisation du nouveau
millénaire », p.138, in Zombies et frontières
à l'qre néolibérale. Le cas de l'Afrique du Sud
post-Apartheid, Préface de Jérôme DAVID, Paris, Les
prairies ordinaires, (coll. << Penser/croiser »), 2010, 188
p.
Ce chapitre liminaire présente l'objet et le champ de
l'étude.
Section 1 : Objet et champ de l'étude
1. Le marché occulte et illégal de la
production et de la vente du corps humain à Libreville comme objet
d'étude
<< Face au réel, ce qu'on croit savoir
offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la
culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même
très vieux, car il a l'dge de ses préjugés. Accéder
à la science, c'est simplement rajeunir, c'est accepter une mutation
brusque qui doit contredire un passé ».7 Aussi,
« construire l'objet sociologique, c'est deviner sous les apparences
les vrais problèmes et poser les bonnes questions
>>.8
L'observation de la réalité sociale gabonaise
à l'orée des élections atteste que des profanations des
corps et des tombes sont pratiquées dans les différents
cimetières de Libreville que sont par exemple Lalala et Mindoubé
dans le 5ème arrondissement. D'où l'existence d'un marché
occulte et illégal de production et de vente du corps humain sous forme
de << pièces détachées >> ou << or blanc
>>. Par profanation des tombes et des corps, nous voulons dire
qu'au-delà de la violation d'un lieu considéré comme
sacré, telle une sépulture, il s'agit d'une appropriation, d'une
expropriation ou d'une dépossession du corps de l'autre pour un trafic
comme n'importe quel produit commercial, sauf qu'il s'agit d'un produit
chargé de mana, de charisme, de magie et donc sacré.
Cette économie occulte des corps explique le fait qu'il
y a des cimetières9 construits autour des Églises afin
de protéger les corps des religieux. Cette protection se fait contre la
profanation des tombes qui conduit à la marchandisation du corps
chargé de << charisme >>, de << mana >> et donc
de << puissance extra-quotidienne >> pour parler comme WEBER et
DURKHEIM. Ce qui est donc au coeur du problème de la profanation des
corps et des tombes, c'est la valeur « extraordinaire >> et <<
extra-
7 Gaston BACHELARD, La formation de l'esprit
scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance,
Paris, Librairie philosophique J.VRIN, 2004, p.16.
8 Madeleine GRAWITZ Méthodes des sciences
sociales, Paris, Dalloz, 11ème éd. 2001,
p.384.
9 Pour attester notre constat, nous vous proposons une
série de photos prises lors de notre enquête de terrain du mois de
juillet-août 2009, des pages 26 à 30.
quotidienne » accordee aux organes humains ou «
pièces detachees»10.Ce commerce des organes humains
existe en Occident et ne participe pas à la sacralisation des corps
puisque les parties du corps humain11 servent à fabriquer des
prothèses pour le corps vivant. On parlerait ici de la marchandisation
desacralisante.
En fait, en Occident ces « pièces detachees »
ne relèvent pas des mêmes logiques que les pièces detachees
produites au Gabon et en Afrique. Quand les tombes sont profanees en Afrique
pour prélever les organes humains, c'est dans l'optique de produire des
fétiches. Pour tout dire, en Afrique, nous sommes dans le registre de la
croyance des pouvoirs extraordinaires (le mana chez DURKHEIM, le
charisme de WEBER, l'évus des fang, le
dikundu des Punu ou l'inyèmba chez les
Myènè) des organes humains.
Ainsi, « les pièces detachees » que sont les
mains, le coeur, le foie, le crane, le clitoris, les testicules, les phalanges,
la langue sont des objets fetiches pour « le capitalisme occulte ».
Du coup, profaner c'est paradoxalement produire du fetiche, du charisme ou du
mana pour le marché d'un capitalisme particulier : le capitalisme de
l'occulte ou du fétichisme.
Autrement dit ce marche occulte et illegal de la production et
de la vente du corps humain nous rappelle que le « fetichisme de la
marchandise » de Karl MARX, theorise dans le Capital12
n'est qu'une métaphore de ce capitalisme de l'occulte. En effet, chez
MARX, le « fétichisme de la marchandise » designe le
phenomène par lequel, dans la production capitaliste, la marchandise
sert de support aux rapports de production entre les hommes, donnant ainsi
l'apparence que les rapports sociaux de production sont des rapports entre les
choses. A posteriori, le fetichisme de la marchandise opère une
confusion dans le système capitaliste entre les relations
10 L'expression est de Joseph TONDA in «
Fétichisme politique, fétichisme de la marchandise et
criminalité électorale au Gabon (Note sur l'imaginaire
politique contemporain en Afrique Centrale) », p.5 in Voter
en Afrique : différenciations et comparaisons ; colloque
organisé par l'AFSP, Centre d'Étude d'Afrique
NoireInstitut d'Études politiques de Bordeaux, 7-8 mars 2002, 13 p.
11 Markus GRILL et Martina KELLER, « Un
trafic légal de tissus humains. 42 € le fémur, 14 € la
trachée » p.42 in Courrier international, n°993
du 12 au 18 novembre 2009, 59 p.
12 Karl MARX, Le Capital, Livre I, Paris,
Garnier-Flammarion, 1969, 699 p.
sociales et les marchandises. Dans ce capitalisme de l'occulte
nous avons affaire à une situation dépassant la métaphore
marxiste.
2. L'anthropologie symbolique du pouvoir comme champ
d'étude
Tout objet d'étude doit pouvoir s'inscrire dans un
champ précis pour dégager les relations entre les
différentes composantes de l'objet. Mesmin-Noël SOUMAHO rappelle
que le champ d'étude est le « cadre théorique
général dans lequel s'intègre la problématique de
l'étude >>.13 De plus, « toute science cherche
à définir son domaine, à mettre en évidence des
faits en vue d'établir des lois >>.14
Le choix de l'anthropologie symbolique du pouvoir comme cadre
de référence de notre étude, nous permet de retrouver le
sens des pratiques des profanations des corps et des tombes. En outre, toute
culture est un ensemble de systèmes symboliques qui nous renseignent sur
la façon dont les hommes conçoivent et interprètent leurs
mondes et les rapports sociaux qu'ils établissent. D'ailleurs, «
tout objet symbolique est un instrument de communication (<) d'une pratique
sociale »15.
Nous avons montré qu'en introduction
générale, ce n'est pas seulement la logique capitaliste qui
régit la société gabonaise, mais un mixte entre les
logiques capitalistes et les logiques fétichistes. C'est ce que Joseph
TONDA appelle « le Souverain moderne », qui traduit une situation oil
les logiques capitalistes sont la métonymie des logiques
fétichistes et inversement.
L'anthropologie symbolique du pouvoir que nous convoquons nous
aide à lire un rapport social conflictuel, basé sur le pouvoir
d'exploitation et d'extorsion entre ceux qui possèdent et ceux qui ne
possèdent rien. De même, elle nous autorise en outre à
comprendre que dans la production des hommes de « pouvoirs », «
le discours de l'autre est donc constitutif des positions de pouvoir et des
rapports de
13 Mesmin-Noël SOUMAHO, Eléments de
méthodologie pour une lecture critique, Préface de J.COPANS
et Postface de J.G BIDIMA, (coll. « Recherche Gabonaises »)
mi-FuIPumumwo Bbanaux, C( 5* ( 3 1( CIMECNIg 1, 2002, p.123.
14 Gaston MIALARET, Introduction aux sciences
de l'éducation, Paris-Genève, Unesco-Delachaux et
Niestlé, 1985, p.25, cité par Max Alexandre NGOUA in La
sorcellerie du Kong à Bitam : Une manifestation symbolique de
l'économie et de l'Etat capitaliste, rapport de Licence en
Sociologie, Libreville, UOB/FLSH, Septembre 2003, p.5.
15 Marc AUGÉ, Le Dieu objet, Paris,
Flammarion, (« Nouvelle Bibliothèque scientifique »),
1988, p.46.
force. Cette réalité, quel que soit le domaine
envisagé (le système lignager, la vie politique), fondée
sur une théorie de la sorcellerie, des pouvoirs et de la personne,
relève nécessairement de l'univers des croyances< »16
16 Marc-Eric GRUENAIS, Florent MOUANDA MBAMBI,
Joseph TONDA, « Messies, fétiches et luttes de pouvoirs entre
les "grands hommes" du Congo démocratique », p.164, in
Cahiers d'études africaines, 1995, volume 35, numéro 137,
pp.163-193.
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