2.2.5. La disjonction entre systeme et monde vecu.
Cette possibilite qu'ont les acteurs sociaux de
critiquer et de modifier le savoir pre-reflexif du monde vecu collectif et
historique dans le cadre de situations interactionnelles, elle est Liberec par
le processus de rationalisation du monde Veal (d'abord saisi d'un
point de vue pessimiste par Weber et d'un point de vue utopique et deterministe
par Marx - et ces deux auteurs n'employant pas l'expression monde vecu) faisant
passer des images mitaphysicoreligieuses, propres aux societes
archaiques et traditionnelles et dans lesquelles le monde vecu est reproduit
integralement par le langage a travers le mythe et la transmission des
traditions (sans etre critique), aux structures de consciences modernes
dans lesquelles la differentiation des spheres de valeurs
cognitives-instrtunentales, morales-pratiques et esthetiques-expressives, des
mondes objectif, social (societe) et subjectif (personnalite), permettent cette
reappropriation critique du monde vecu. Ce processus de rationalisation du
monde vecu se fait au niveau de ses trois composantes, c'est-i-dire celui de sa
reproduction symbolique (culture, societe et personnalite), comrne au niveau de
son substrat materiel (le monde objectif des situations d'actions). Schemas d'
interpretations culturelles, appurtenances, identites et normes sociales,
structures de la personnalite ainsi que les activites economiques et
politiques, disons la culture, la societe, la personnalite et le substrat
materiel economique et politique du monde vecu, se differencient
progressivement dans le passage des societes mythiques et traditionnelles aux
societes modernes. C'est ce que Habermas appelle la disjunction entre
systeme et monde vecu, entre l'activite finalisee et instrumentale rendue
autonome et etant necessaire a ('auto-reproduction de I'Homme, et les fonctions
d'intercomprehension, de coordination de l'action et de socialisation remplies
par les composantes du monde vecu a travers le consensus langa2ier. La
reproduction du monde vecu se realise a deux niveaux : it y a reproduction
symbolique par l'intercomprehension langagiere et it y a reproduction
materielle par l'activite rationnelle orientee par une fin. Cette derniere dolt
combler les
exigences de survie que rencontrent les individus et
les collectivites, par le biais de l'economie et de l'organisation politique.
Dans le cadre du processus de rationalisation du monde vecu, cette reproduction
materielle passe progressivement et relativement d'une economie de subsistance
(societes archaiques et mythiques de chasseurs et cueilleurs, societes
traditionnelles et agricoles) a une economie de plus en plus differenciee des
schemas d' interpretations culturelles, des identites sociales et
individuelles, axee sur le travail salarie separe de la vie domestique, sur la
production de masse et stir l'accumulation du capital. Elle passe egalement
d'une organisation politique basee stir la parente et la descendance a une
organisation politique etatique et autonome par rapport au monde vecu, reposant
sur l'autorite de fonction. Plus le processus de rationalisation du monde vecu
progresse, plus sa reproduction materielle se complexifie et necessite du meme
coup l'instauration de mediums reg,ulateurs comme ['argent et
le pouvoir pour remplacer le langage qui ne suffit plus a la
coordination des actions. Bien stir, le langage reste le support de la
communication, mais it se soumet progressivement aux mediums que sont l'argent
et le pouvoir. Habermas ne s'insurge pas contre ce processus de rationalisation
du monde vecu, car celui-ci permet la differenciation des trois composantes du
monde vecu et les rend ainsi disponibles et accessibles a une evaluation et
tine reproduction critiques par le langage, par les arguments et la volonte des
acteurs sociaux. II ne s'insurge pas non plus contre le processus de
disjonction progressive entre systeme et monde vecu qui accompagne le processus
de rationalisation, cette disjonction etant necessaire pour mieux gerer la
complexite croissante de la reproduction materielle des societes modernes
naissantes et des societes contemporaines_ Ce contre quoi Habermas dresse et
oppose ses concepts de rationalite et d'agir conununicatiormels, c'est ce qu'il
appelle la colonisation du monde vecu par les imperatili
fonctionnels du systeme, Ia soumission de ['integration sociale
comme type d'integration de la societe tenant compte des orientations
d'action coordonnees par le langage, a l'integration systemique
qui ne tient compte que des effets des actions dans tin systeme
autonomise par rapport au monde vecu; ce qu'il decrit comme les paradoxes d'un
processus de rationalisation du monde vecu qui, tout en permettant Ia mise en
langage du monde vecu des acteurs sociaux et son accessibilite pour la critique
par la differenciation de ses composantes, provoque aussi le rejet du monde
vecu en marge du systeme, sa colonisation par des imperatifs fonctionnels qui
transforment culture, societe et personnalite en des realites objectivees et
instrtunentalisees, manipulables par les sciences
empirico-analytiques et de plus en plus
soustraites aux sciences historico-hertneneutiques et praxeologiques
(des sciences praxdologiques remplacees par le concept d'agir
communicationnel dans la theorie de l'agir communicationnel).
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