2.2.4. Le concept de monde vecu
Cette critique de ['action d'un sujet par les
participants de ['interaction sociale dans laquelle cette action s'inscrit, ce
contexte de communication dans lequel on tente de faire consensus sur la
verite, l'efficacite, la justesse normative, la veracite et Fauthenticite des
pretentions a la validite d'un sujet en action, it reste
incomplet sans la comprehension du concept de monde vecu, que Habermas
emprunte a la tradition phenomenologique de Husserl et a la sociologie
de A. Schatz et T. Luclanann. Nous verrons plus loin que ce concept de monde
vecu, Habermas l'oppose au concept de systerne partage par Parsons et Luhmann.
Le monde vecu, tel qu'envisage par Habermas se basant sur Husserl, est
['ensemble des horizons de signification auxquels se referent les
individus lors d' interactions, un ensemble qui ne forme qu'un horizon dans
lequel le sujet se &place. 11 est une reserve commune de savoir
pre-langagier, pre-reflexif et pre-theorique, non
critique et non problematique, latent et opaque, une reserve d'arriere-plan de
certitudes et de convictions reappropriables, modifiables et critiquables
uniquement par le biais du langage et dans le cadre de situations d'action
quotidiennes dans lesquelles des acteurs tentent de s'entendre sur les
elements des mondes objectif, social et subjectif pour coordonner leurs
plans d'actions. Chaque situation d'action represente un decoupage
dans la symbolique du monde vecu, ceci dependant du theme aborde lors
de 1' interaction et dependant des elements des trois mondes. Ce decoupage
thematique du monde vecu se retrecira, s'elargira ou se deplacera en fonction
de la direction thematique que va prendre l'interaction, et le monde vecu
changera dans certaines parties de ses structures en fonction des remises en
question que peut necessiter le contact du monde vecu des acteurs avec la
realite concrete des trois mondes_ C'est lors de situations interactionnelles
quotidiennes dans lesquelles des acteurs veulent coordonner des plans d'actions
vers des objectifs individuels ou collectifs que leur monde vecu partage est
reproduit ou est modifie par une critique langagiere. Chaque individu est situe
dans un espace social et historique et traine avec lui le monde vecu qu'il
partage avec d'autres, ses contemporains ou les participants de ses
interactions passees, et qu'il se reapproprie dans une proportion relative lors
de situations d' actions. Le monde vecu est donc historique, et pour cette
raison Habermas insiste stir r importance de rapport theorique de
rherrneneutique philosophique de Gadamer pour supporter sa theorie de l'agir
communicationnel et du monde vecu, comme it insiste stir les ecrits de Mead,
Austin et Wittgenstein pour comprendre le monde vecu dans sa synchronie, a
travers r intercomprehension langagiere et l' interaction.
Comme je rai mentionne, Habermas se base sur la
phenomenologie de Husserl et stir la sociologic de Schatz et Luckmann pour
montrer la pertinence du concept de monde vecu dans sa theorie de l'agir
conununicationnel. Mais, comme it l'a fait avec la Theorie critique de
Horlcheimer et Adorno, avec la theorie de la rationalisation socio-culturelle
de Weber, comme it r a fait aussi, nous le verrons, avec la theorie parsonienne
du systeme de ('action, Habermas emploie une approche dialectique, it souhaite
depasser et combler les insuffisances de la phenomenologie husserlienne, de la
sociologie phenomenologique de Schatz et Luckmann et de la theorie des systemes
de Luhmann en proposant son concept d'agir communicationnel dans le cadre d'
interactions pour ainsi solutionner le probleme de l' intersubjectivite du
monde
vecu (un probleme, selon Habermas, non resolu par
Husserl et son concept de monde vecu transcendantal) et en insistant sur la
presence des trois composantes du monde vecu, soit la culture, la
societe et la personnalite pour &passer la notion de
monde vecu de Schutz et Luckmann qu'il juge culturaliste (comme it juge les
theories durkheimiennes et parsoniennes trop orientees vers la composante
societe et l'interactionnisme symbolique de Mead unilateralement
orients vers la composante personnalite).
Un long chapitre est consacre a cette revision du
concept de monde vecu par laquelle Habermas souligne l'importance de ramener le
monde vecu de son transcendantalisme husserlien vers sa reappropriation
quotidienne, profane et langagiere par les individus en interaction, ainsi que
l'inevitable presence comme composantes du monde vecu, en plus de la fonction
semantique d' intercomprehension par transmission du savoir culturel,
des fonctions de coordination de l'action par l'integration sociale et
de socialisation par la formation d' identites personnelles. Ces trois
composantes du monde vecu, soit la culture, la societe et la personnalite,
aussi importantes les unes que les autres, peuvent etre comprises comme ses
trois dimensions : la dimension semantique des traditions culturelles,
la dimension de l'espace social incluant des groupes socialement
integres et la dimension historique assurant la succession des
generations. Ces trois composantes du monde vecu se manifestent concretement
par la presence de schemas d'interpretation de situations d'actions
(la culture), d'appartenances sociales et de reglementations
institutionnelles (la societe) et de structures de la personnalite.
On constate que les composantes societe et personnalite, tout en
faisant partie du monde vecu, constituent les mondes social et subjectif des
situations d'actions dans lesquelles agissent et performent les acteurs, elles
ont un double statut : celui de composantes du monde vecu et celui d'elements
social ou subjectif des situations concretes d'interactions. Les schemas d'
interpretations offerts par la culture sont reappropriables lors de situations
d'actions (comme la societe et la personnalite sont des ressources
accessibles), mais ne constituent pas des elements concrets immediatement
presents dans ces situations d'actions. Cette possibilite de reappropriation et
de critique langagiere des composantes du monde vecu Tors de situations
interactionnelles permet a Habermas de qualifier le monde vecu comme etant
quasi-transcendantal. Quanta lui, le monde objectif represente le substrat
materiel du monde vecu, face auquel I'agir prend une forme teleologique et
finalisee. C'est dans le monde
objectif qu'au fil du processus de rationalisation
socio-culturelle, du processus de rationalisation du monde vecu, se forment des
systemes d'action autonomes, ceux de l'economie capitaliste et de 1'Etat modern
bureaucratique et technocratique, en processus de disjonction avec le monde
vecu, selon Habermas.
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