12.6. Le concept de societe a deux niveaux.
Les imperatifs fonctionnels et systemiques des
societes modemes ainsi que les composantes du monde vecu assurant les fonctions
d'imercomprehension, d'integration sociale et de socialisation doivent etre
inclus dans un meme concept de societe pour ainsi eNiter de saisir et de
presenter unilateralement les societes modernes comme une realite sociale
completement soumise aux systemes formes par les effets des actions qui s'y
deroulent, ou comme une realite sociale qui ne depend que de la volonte et des
motivations d'acteurs sociaux inscrits dans un monde vecu, negligeant ainsi les
systemes autonomes independants du monde vecu et rendus necessaires dans les
societes modemes complexes. C'est un concept de societe a
deux niveaux que Habermas propose, incluant
systeme et monde vecu ainsi qu' une theorisation du processus de disjonction
progressive et necessaire entre ceux-ci, le processus qui anime le passage des
societes mythiques et tribales, d'abord egalitaires et ensuite hierarchisees,
aux societes traditionnelles de haut niveau culturel et stratifides en classes
politiques, sujettes d'un Etat souverain, jusqu'aux societes modemes
constitudes de classes economiques et soumises a un Etat technocratique. Dans
les societes mythiques, les trois types de pretentions a la validite (se
rapportant aux mondes objectif, social et subjectif, aux agirs teleologique,
normatif et drarnaturgique), de meme que les trois composantes du monde vecu
(culture, societe et personnalite), forment un tout monolithique preserve par
le mythe constamment reactualise et reproduit par une pratique rituelle et par
des interactions quotidiennes elles aussi fortement ritualisees. Le monde vecu
n'est pas disponible pour une critique langagiere. Quant a elle, l'integration
des effets des actions (l'integration systemique) se veut transparente et
latente, elle est parasitaire a l'integation sociale en ce sens qu'elle ne
repousse pas le monde vecu a sa marge, elle est soumise a la reproduction
rituelle d'un monde vecu monolithique. Les debuts du processus de detachement
entre systeme et monde vecu (entre integration systemique et integration
sociale) et de differenciation des composantes du monde vecu (de mise en
langage du sacre dirait Durkheim) s'effectuent dans le passage des
societes tribales hierarchisees par le prestige
accorde aux differentes descendances vers les societes dont l'organisation
politique n'est plus celle du syskme de parente, mais celle d'un Etat souverain
differencie des structures genealogiques et auquel des classes politiques
stratifiees sont relives inegalement selon leur pouvoir d'action
politico-economique. C'est durant cette periode que des systemes d'action
autonomes et fonctionnellement specifies commencent a se former et a se
differencier du monde vecu des groupes et acteurs sociaux, du systeme de
parente comme integration systemique latente et transparente dans 1'
integration sociale, d'abord une differenciation du systeme politique par la
formation d'un Etat souverain, et progressivement celle d'un systeme economique
capitaliste sous forme de marche stabilisateur des rapports de classes_ Les
mediums de regulation du systeme que sont l'argent et le pouvoir sont
suffisamment differencies, developpes et etendus dans les societes de classes
economiques, modernes et complexes, pour pouvoir compenser la lourdeur
inherente I 'intercomprehension langagiere dans les relations politiques et
economiques entre acteurs sociaux (groupes ou individus). Parallelement a ce
processus de differenciation et d'autonomisation par rapport au monde vecu de
l'organisation politique etatique et du marche economique capitaliste, les
composantes du monde vecu et les spheres de valeurs (cognitivesinstrumentales,
morales-pratiques et esthetiques-expressives) se differencient elks aussi les
ones par rapport aux autres et permettent la reappropriation langagiere et
critique du monde vecu et ('apparition de formes generalisees de
communication qui se cristallisent autour des spheres de valeurs
differenciees et reposant sur des savoirs soit cognitifs-instrumentaux (les
savoirs scientifique et technique), soit moraux-pratiques (les savoirs
juridique, ethique, religieux) ou soit esthetiques-expressifs (les arts), des
formes generalisees de la communication qui deviendront plus faciles d'acces
par le developpement d'un espace public diargi grace aux
technologies de communication que sont l'ecriture, la presse, les
medias electroniques. On constate done, comme Habermas, que dans ce long
passage des societes mythiques et tribales aux societes modernes, complexes,
stratifides economiquement et dont les acteurs sociaux sont sujets, ou plutilt
clients d'un Etat de plus en plus technocratique, dans le long processus de
modernisation des societes occidentales, des paradoxes s'installent
entre, d'un part, les imperatifs systamiques et fonctionnels, ceux des syskmes
autonomes de
econoinie capitaliste et de l'Etat administratif et
technocratique avec leurs mediums de regulation respectifs (l'argent et le
pouvoir), necessaires a la reproduction materielle du monde
vecu, et d'autre part, les fonctions
d'intercomprehension, d'integration sociale et de socialisation assurees par
les trois composantes differencides du monde vecu et accessibles une
reappropriation et a une reproduction langagieres et critiques dans le cadre de
formes generalisees de la communication et d'espaces publics. En d'autres
termes, tine technocratie et ses imperatifs fonctionnels colonisent une
democratic d'acteurs sociaux souhaitant s'entendre pour coordonner leurs
actions, tine colonisation systemique qui envahit progressivement le monde vecu
en imposant ses mediums que sont l'argent et le pouvoir aux communications
langagieres, en substituant progressivement et dans une certain mesure ses
codes pre-langagiers et pre-critiques, les pretentions nominales de ces
mediums, aux pretentions a la validite critiquables de celui qui s'exprime par
le langage. Au lieu de se completer sous l'instance d'un droit et d'une morale
etablis communicationnellement, systeme et monde vecu sont en lutte dans nos
societes contemporaines.
Cette necessite d'un concept de societe a deux
niveaux, Habermas n'est pas le seul a en avoir senti l'urgence au sein de la
theorie sociologique. C'est un concept semblable que propose Talcott Parsons
dans sa theorie du systeme d'action. Parsons tentera de conserver l' heritage
neo-kantien de la theorie weberienne en incluant dans sa theorie les
orientations d'actions selon des valeurs, en faisant dependre l'action sociale
du sujet, certes, des imperatifs fonctionnels du systeme politique (le systeme
des buts que se fixe la personnalite) et du systeme de la communaute societale
(la societe) dans leur relation au monde ambiant (par le biais du systeme
economique), mais aussi des modeles culturels; en faisant dependre, dans sa
hierarchie de controle comme reappropriation de l'idee vveberienne
d'effectuation des valeurs, les systemes economique (le monde ambiant),
politique (la personnalite) et de la communaute societale (la societe) de la
culture, plus riche en quantite d'informations susceptibles d'orienter
l'action. Dans le premiere version de sa theorie, la composante culturelle du
monde vecu ne prend pas encore la forme d'un system autonome au meme titre que
le monde ambiant comme systeme economique, la personnalite comme systeme
politique et la societe comme systeme de la communaute societale. Parsons tient
toujours compte du monde vecu qu'il identifie a la culture et
ses modeles d'interpretations, meme s'il systematise les composantes societe et
personnalite; systeme et monde vecu ne sont pas assimiles totalement l'un a
l'autre, comme le souhaite Habermas. Mais la version finale de sa theorie du
systeme d'action fait du
monde vecu un systeme autonome, le systeme culturel,
mix cotes des systemes societal, politique et economique; it reduit
l'importance de sa hierarchie de controle et fait de la culture (ce qui restait
du monde vecu encore non systematise dans sa theorie) un systeme comme les
autres. Selon Habermas, la theorie du systeme d'action sociale de Talcott
Parsons ne permet pas, elle non plus, de se distancer de la relation
monologique et prelangagiere d'un sujet en action avec ['objet de son action.
Parsons aura compris ['importance de systematiser la theorie weberienne de
['action pour ainsi la rendre plus apte a saisir les contextes autonomes et
systemiques typiques des societes modernes, il aura compris ['importance de
faire appel a une theorie des systemes (comme Luhmann apres lui) pour saisir la
complexite des societes modemes et des systemes d'actions autonomes
qui s'y developpent, mais une comprehension de la societe par une theorie
systemique ne peut etre etendue, selon Habermas, a celle de la culture et de la
personnalite du sujet qui agit. La composante societe du monde vecu peut etre
systematisee, la necessite des systemes sociaux autonomes darts les societes
modemes complexes ['obligeant, mais la culture, la societe et la personnalite
forment, selon Habermas, les trois composantes inseparables du monde vecu
auxquelles les acteurs sociaux se referent comme a une totalite lorsqu'ils
interagissent, trois composantes qui soot reappropriees par les sujets a
travers le langage lors d'interactions. Effectivement, la complexite des
societes modemes necessite l'autonomisation de mediums de communication, tels
['argent et le pouvoir, la systematisation d'interactions de certains types,
tels l'economie, la politique, la science, mais le processus de socialisation a
la base de [a formation de la personnalite de l'individu et la presence de
modeles et de valeurs culturelles desquels dependent les normes sociales et les
identites sociales orientant l'action ne peuvent s'autonomiser en systemes
autonomes sans creer des pathologies sociales et restent dependants du
langage et de la volonte des acteurs sociaux.
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