Comment expliquer cette désacralisation de
l'alcool en France?
Retour historique
« Alcoolisme » est un mot inventé en
1849 par Magnus Huss (médecin suédois). Ce
phénomène repose sur un malentendu culturel et social: l'alcool,
« drogue potentielle », n'est pas perçu
culturellement comme tel, mais au contraire, connoté très
positivement donc le prolétariat (qui cherchait un soulagement à
ses souffrances) en consommait beaucoup. L'alcool est le véritable opium
du peuple, en effet il permet de supporter les conditions de travail
très dures et fatigantes.
Durant des décennies, les boissons alcoolisées
étaient considérées comme des produits d'origine divine.
L'ivrognerie était présentée comme un
phénomène individuel qui touchait toutes les couches sociales.
L'image de l'ivrogne était sympathique même si en France, deux
législations royales (Charlemagne - François 1er),
réprimaient l'ivresse qui était considérée comme un
«trouble à l'ordre public», pourtant, jusqu'au 18ème
siècle, la relation homme-alcool n'a pratiquement jamais
été présentée comme un problème sanitaire
majeur. En effet, durant des centaines d'années, les
sociétés anglo-saxonnes et méditerranéennes
désignaient l'ensemble des boissons enivrantes comme des boissons
magiques ayant un lien sacré entre l'homme et le divin.
Il faut attendre le XIXème siècle avec la
Révolution Industrielle, pour que le Prolétariat (populations
rurales ayant été déracinées des campagnes, et
ainsi devenues main d'oeuvre des usines et vivant dans des situations
précaires et dans l'extrême pauvreté), change la relation
de l'humain avec l'alcool, en effet l'alcool étant devenu moins rare et
surtout moins cher. Comme le souligne Pierre Coslin dans son livre
« Les conduites à
risque de
l'adolescence » (page 116),
la consommation de boissons alcoolisées est
« intégrée à notre patrimoine
socioculturel». En effet, l'alcool représente en France la
première toxicomanie par son ampleur dans la population et surtout par
son coût social. Durant la période de la révolution
industrielle au XIXème siècle, la consommation a
été favorisée par le fait que la France soit un des grand
pays producteur d'alcool et à bas prix. Comme le souligne Coslin, la
consommation d'alcool a également été confortée
durant la guerre de 1914, par la distribution automatique de vin et d'alcool
aux soldats.
Il faut attendre le début du XXème siècle
pour voir une sorte de diabolisation de l'alcool auprès de la
Bourgeoisie, organisations confessionnelles qui amènent en France, une
nouvelle idéologie antialcoolique virulente, qui présente
l'alcoolique comme un buveur d'alcool hors norme , comme une personne
« vicieuse », « tarée », un
déviant voir un délinquant social, et l'alcool comme un poison
diabolique. La lutte contre l'alcoolisme durant ce siècle a pris une
autre dimension avec la montée du courant hygiéniste qui est
basée sur l'augmentation du niveau d'hygiène des populations, se
traduisant par une diminution des contacts avec des substances microbiennes au
cours de l'enfance, associée à un niveau de protection accru
contre les infections en raison des vaccinations. (def: Wikipedia). De plus,
avec l'évolution de la médecine, on fait progressivement le lien
entre la consommation excessive d'alcool et certaines maladies des buveurs.
L'ivrogne devient un malade. La sociologie dénonce l'alcoolisme comme
production de la société, comme effet culturel.
Après, avoir relaté l'évolution de
la perception de l'alcool en France, nous pouvons nous interroger dans cette
partie, sur le fait que ce phénomène touchant
énormément de personnes depuis plusieurs siècles a
longtemps été délaissé, abandonné des
écrits sociologiques. En effet, nous pouvons trouver cela paradoxal,
mais il faut attendre la fin du XIXème siècle pour que la
sociologie s'intéresse à ce phénomène social de
grande envergure. Quelles en sont les raisons?
L'alcoolisme des jeunes, un sujet trop longtemps
délaissé par la sociologie.
L'alcoolémie a longtemps été
abandonnée par les sciences humaines. En effet, seuls les
médecins alcoologues ont pris au sérieux cette question
dès le XIXème siècle. Le premier à s'être
intéressé à ce problème fut le Professeur Magnus
Huus en 1852. Cette reconnaissance tardive de la pathologie montre cette lente
prise de conscience. Dans son ouvrage "Sciences Sociales et
alcool», sous la direction d'Alphonse D'houtaud et Michel
Taleghni, ils nous dévoilent les raisons de cette tardive
reconnaissance. En effet, comme ils le constatent, l'alcoologie reste
majoritairement hégémonique dans les sciences
biomédicales, alors que dans les sciences humaines, ce domaine ne
bouscule pas les foules. Comme ils le dénoncent dans leur ouvrage, peu
de sociologues ont traité ce sujet, en effet page 6 " Certes, il y a
bien des sociologues français qui ont abordé à temps
partiel, de façon sporadique et intermittente, des recherches
alcoologiques, mais la plupart du temps ponctuelles et surtout
géographiquement dispersées". Ils constatent donc un "vide",
des carences des travaux sociologiques dans ce domaine. Pour cela, ils
énoncent les principales raisons, comme le fait d'un manque de
"financements stimulants" pour traiter ce champ. Les premières
recherches dans ce domaine, sont apparus en psychologie sociale par Gabriel
Tarde (1843-1904), d'ailleurs comme le constatent les auteurs, on notera, le
silence de Durkheim sur ce sujet, qui pourtant rendu célèbre sur
son étude sur le suicide, n'a pas pris en compte ce fait social qu'est
l'alcoolisme. En effet, on peut être surpris que ce grand fléau,
problème de santé publique n'a pas été
étudié sociologiquement parlant à l'époque. Pour
cela, Marcel Drulhe et Serge Clément, ont repris la logique de la
tradition durkheimienne afin de l'appliquer sur l'alcoolisme comme un fait
social. De ce fait, les deux auteurs ont prolongé la tradition
sociologique durkheimienne en " l'enrichissant de réflexions
nouvelles sur le boire, l'alcoolisation et l'alcoolisme, envisagés selon
les différenciations par classes sociales, par sexe et par
générations, n'hésitant pas à y déceler,
à leur tour, un processus interactif " (page 11).
La création d'un champ de la sociologie de l'alcoolisme
et des alcooliques est arrivée tardivement en France. Alors même
que le chômage, les rapports de classes, les inégalités
hommes/femmes sont des phénomènes sociaux dont les écrits
sont devenus classique en sociologie, l'alcoolisme reste un champ
d'étude délaissé aux sciences médicales. Comme le
souligne les deux auteurs " il est étonnant qu'en France, où
la mortalité alcoolique est plus importante que chez nos voisins
occidentaux (...) il y ait si peu de recherches du coté des sciences
sociales en domaine" (page 93).
Il faudra attendre que l'alcoolisme soit accepté comme
un phénomène social, qui soit irréductible à un
fonctionnement psychologique ou biologique, pour qu'on puisse lui appliquer le
"même mode de discussion que Durkheim déploie quant au rapport
du suicide ou de l'homicide" (page 101) et ainsi en faire un objet
légitime dans l'analyse en sociologie.
L'étude de l'alcoolisme est passée d'une vision
morale à médicale, pour ensuite tendre vers des approches
psychologiques et sociologiques, et se concentrer.
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