La Coopération Multilatérale et la Question de l'Eau au Bassin du Nil( Télécharger le fichier original )par Christine A. ISKANDAR BOCTOR Institut d'Etudes Politiques de Paris (IEP) - DEA (Master) en Relations internationales 2002 |
B. L'attitude égyptienne envers les réactions des pays en amontL'Egypte et le Soudan, sensibles aux besoins futurs des riverains supérieurs du Nil, n'oubliaient pas de s'occuper de la sauvegarde de leurs intérêts. Il est à constater que ces deux riverains d'aval reconnaissaient dans leur accord de 1959 les droits des autres riverains et définissaient les modalités par lesquelles les deux parties contractantes aborderaient cette question. Et il suffit de dire que l'accord de 1959 reconnaît l'existence du droit des autres riverains d'une façon explicite et stipule que chaque fois qu'une revendication est faite par les riverains non-signataires, les deux parties contractantes (l'Egypte et le Soudan) prendront en considération celle-ci et se mettront d'accord sur la politique commune qu'il convient de prendre à leur égard. Tout volume d'eau que les deux Gouvernements ont convenu d'attribuer aux nouveaux demandeurs sera déduit en parts égales des attributions de l'Egypte et du Soudan telles qu'elles seront mesurées à Assouan. Cette clause est sans doute l'une des plus dignes d'être notée puisqu'elle ouvre la voie à un règlement multilatéral que d'autres traités sur le Nil ignoraient. Mais aux yeux des riverains non-signataires, l'accord du 8 novembre 1959 n'est qu'une initiative unilatérale où aucun des deux Etats contractants ne peut revendiquer imposer à l'obligation de reconnaître un fait sans son consentement. En l'absence d'une convention générale reconnue à l'échelle régionale, les traités relatifs au Nil, sont l'objet, de différentes interprétations, qui varient en fonction des intérêts des riverains d'amont du Nil (autres que l'Egypte et le Soudan). Nous pouvons résumer comme suit leurs propositions : ne rien accepter des Etats de l'aval (Egypte et Soudan), ne rien leur accorder, tant qu'eux-mêmes n'ont pas réalisé leurs propres projets sur le cours supérieur du Nil. Et au cas où l'Egypte et / ou le Soudan viendraient à entreprendre des travaux d'aménagement sur le cours inférieur du Nil, ils devraient tout faire (détourner les eaux du Nil) pour les en empêcher, pour éviter tout fait accompli susceptible de se transformer en un « droit acquis ». C'est que, au coeur de la question du Nil qui oppose d'une part l'Egypte et le Soudan, et les autres riverains d'autre part, nous trouvons une interrogation juridique : Les traités de l'ancienne puissance administrante sont-ils ou non, toujours valables ? a) Les arguments de l'Ethiopie : un pays aux sources éthiopiennesL'Ethiopie évoque toujours la question de « ses droits naturels » sur une partie des eaux du Nil qui viennent de son territoire. Le gouvernement éthiopien est allé jusqu'à revendiquer le titre de « possesseur originel » du Nil, et par conséquent le droit prioritaire d'utilisation de ses eaux pour les besoins de l'expansion de son économie et de sa population. Dans une note envoyée le 23 septembre 1957 par le gouvernement éthiopien aux gouvernements égyptiens et soudanais, il affirmait ses droits prioritaires quant au partage des eaux du Nil pour ses projets d'irrigation. De plus, cette note attirait l'attention des deux Gouvernements sur le communiqué officiel publié par le Ministère des Affaires étrangères éthiopien, le 6 février 195652(*), par lequel il faisait état de sa pleine liberté d'action dans les discussions en cours concernant les eaux venant de son territoire et à propos desquelles il n'était pas consulté. Il ne faut pas oublier que le Bureau américain pour la Bonification des Terres53(*) a publié une étude, le Master Plan, en 1964, dans laquelle il y avait une proposition de construire 36 ouvrages hydrauliques sur les affluents du Nil au Plateau éthiopien pour emmagasiner 51 milliards de mètres cubes par an (équivalent avec le niveau minimum du débit du Nil bleu annuellement), ces ouvrages visent à augmenter le pourcentage des terres cultivées de 17%, dans le cadre d'un programme visant à passer de l'irrigation agricole à partir de l'eau des puits à l'irrigation par immersion. Parmi eux, il y a 16 barrages sur le Nil bleu pour irriguer 400 mille hectares et produire 38 milles kws. La proposition américaine incarne comment l'effet de contexte influence directement sur la question de l'eau au bassin du Nil à savoir : - Son but était de diminuer le quota égyptien de 5.2 milliards mètres cubes par an, ce qui représente 9% de la part égyptienne ; - L'instabilité sur la scène internationale était l'un des traits principaux de la période de la Guerre froide. D'un côté, l'Egypte se rapprochait de l'Union soviétique après le contrat des armements tchèques en septembre 1955 et puis la signature de l'accord de construction du Haut Barrage. De l'autre côté, les relations égypto-américaines se perturbait lors du refus de la Banque mondiale de financer la construction du Haut Barrage. Nasser participait à la fondation du Mouvement de Non-alignement à Bandoeng, en avril 1955 ; - Son but était de développer les ressources hydrauliques et les terres cultivées. Mais il a donné préférence aux terres situant au bassin du Nil bleu par contre, il existe d'autres fleuves éthiopiens (12 fleuves) ; - Le revenu de cette proposition était très faible par rapport à ses coûts. En 1964, les coûts économiques étaient de 7.9 milliards dollars par contre ses revenus visaient d'irriguer 433.7 milles hectares et produire 6.9 millions kws. De plus, ce qui montre la politisation de l'eau comme carte de jeu, l'Ethiopie l'a eu recours après le chassement des experts russes de la part de l'Egypte pendant la période sadatienne. Et l'histoire se répète avec le Tigre et l'Euphrate, pendant la Deuxième Guerre du Golfe, nous avons vu comment la Turquie a eu recours à l'eau comme arme politique pour influencer sur l'Irak. Dès lors, il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que l'Ethiopie a exprimé sa désapprobation du prêt soviétique pour la construction du Haut Barrage d'Assouan ; l'Empereur Hailé SELASSIE rappelait, dans une interview accordée au Daily Express « Que les sources du Nil bleu se trouvent en Ethiopie et fournissent plus de 80% du débit du fleuve ; nous autres, Ethiopiens, avons également nos propres projets en vue de la construction de barrages et de l'utilisation des eaux du Nil pour l'irrigation et la fourniture des forces électriques. Que cela soit bien clair, on aurait grand tort de nous oublier54(*) ». Lors de la construction du Haut Barrage, les relations égypto-éthiopiennes se détérioraient un peu plus. Les Ethiopiens reprochaient aux Egyptiens de ne pas avoir été consultés sur ce dossier et, ce faisant, d'avoir violé les conventions internationales. En coopération avec l'aide du bureau américain pour la bonification des terres agricoles, Israël55(*) a participé à deux reprises, en 1959 et 1964, aux travaux du barrage de Fincha sur l'un des affluents du Nil bleu. L'Ethiopie considérait donc l'accord de 1959 comme nul et non avenu. L'opposition de principe de l'Ethiopie enlève une grande part de la portée qu'un accord sur le Nil devrait avoir dans l'ensemble de la région. Celle-ci entend en effet ne jamais reconnaître le Nil comme fleuve international de manière à se réserver d'une manière unilatérale l'aménagement du Nil Bleu et de ses affluents. Elle voit que l'accord de 1959, qui n'a pas annulé l'accord de 1929, date de la période coloniale ce qui annule sa crédibilité. Mais du point de vue juridique, les accords concernant les frontières et les sources communes sont des accords d'héritage international, signifie applicable dans toutes les périodes historiques56(*). Depuis sa création, Israël57(*), pour sa part, a toujours cherché à se rapprocher de l'Ethiopie, comme d'ailleurs de l'Ouganda car elle voyait là un moyen de prendre à revers le monde arabe sur le plan géopolitique et économique. Nous pouvons avancer le rôle joué par Israël avec qui l'Ethiopie a rétabli ses relations diplomatiques depuis 1990. Les deux Etats s'efforcent de contrecarrer l'encerclement arabo-islamique dans cette partie de la corne de l'Afrique. Un marché a été conclu entre les deux Etats stipulant une aide israélienne pour la construction d'une série de barrages sur le Nil bleu et ses affluents en contre-partie d'un accord de l'Ethiopie pour l'émigration des juifs Falachas vers Israël. L'Ethiopie fait valoir que, si plus de 80% des débits du Nil égyptien se forment sur son territoire, elle n'utilise que 0.3%58(*) du débit correspondant. Elle fait tout pour empêcher la réalisation de projets qui transformeraient en droits acquis. Elle reste opposée à toute entreprise d'aménagement hydraulique commune du Nil tant qu'un partage des eaux n'est négocié entre les trois Etats principaux de la vallée. L'Ethiopie est quant à elle désireuse de prendre part à la convention (elle prévoit d'utiliser à terme au moins 12 milliards de mètres cubes par an) et de construire une série de barrages sur la partie du Nil qui l'irrigue. Selon le point de vue éthiopien, si l'Egypte et le Soudan veulent réellement négocier les questions relatives à l'eau du Nil, ils doivent le faire avec l'Ethiopie seule, et non avec les autres pays riverains du Nil, car l'eau qui arrive en Egypte et au Soudan vient de l'Ethiopie, et les autres pays de la vallée du Nil n'en profitent pas. Et tout récemment (?), le Vice-ministre des Affaires étrangères de l'Ethiopie a déclaré : « Premièrement et avant tout, il faut que l'Egypte annule l'accord inéquitable de 1959 avec le Soudan concernant l'utilisation des eaux du Nil où l'Ethiopie a été exclue59(*) ». Il considère que l'état de non-égalité ne peut continuer car les pays d'amont du Nil, comme l'Ethiopie, ont besoin de leur part des eaux du Nil pour les besoins de leur population. Au Tigre et à l'Euphrate, étant un pays en amont, la Turquie soutient que les deux fleuves constituent un seul bassin et qu'ils sont transfrontaliers et non internationaux. Elle accepte pourtant de ne pas porter atteinte aux droits acquis antérieurs aux nouveaux projets hydrauliques. Pour l'avenir sa position est nette : elle accepte de coopérer pour la gestion des eaux du Tigre et de l'Euphrate, à condition de se limiter à des projets précis. Mais elle n'est pas prête d'accéder à la demande de ses co-riverains de conclure un accord multilatéral sur des quotas de répartition. Elle soutient que l'accord de 1987 sur les quantités allouées en Syrie est définitif et rejette les demandes conjointes de la Syrie et de l'Irak pour une augmentation des quotas à 700 m 3/s. Bref, la position éthiopienne, pendant la Guerre froide, se résume en quatre principes60(*) : - Ne jamais accepter l'accord de 1959 signé entre l'Egypte et le Soudan ; - Saboter toute tentative égyptienne ou soudanaise d'entreprendre un quelconque chantier hydraulique sur les sources du Nil, et particulièrement sur les sources du Nil blanc ; - Refuser toute coopération qui ne lui apporterait pas un quota-part substantiel des eaux du fleuve ; - Tout mobiliser, y compris ses relations diplomatiques et ses positions stratégiques dans la région, pour mettre en chantier, dans des conditions optimales, ses nombreux projets d'ouvrages hydrauliques. * 52 La presse éthiopienne a rendu publics certains projets sur le lac Tana, le Nil bleu, le Sobat et l'Atbara le 6 février 1956. Cf. le Times 8 février 1956, le Financial Times 15 juin 1957. Il est à noter que l'étude du développement des ressources hydrauliques en Ethiopie a été sérieusement avancée à la suite des accords d'assistance technique conclue avec les Etats-Unis le 23 juin 1952 et le 27 juin 1957. * 53 Menzar KHADAM, La sécurité hydraulique arabe : les réalités et les défis. Beyrouth : Centre d'Etudes de l'Unité Arabe, février 2001, p. 125-126 (en arabe) * 54 Le Monde 29 octobre 1958 * 55 Christian CHESNOT, op. cit., p. 134 * 56 Abd El Malek OUDA, La politique égyptienne et l'eau du Nil au xxème siècle. Le Caire : Centre d'Etudes Politiques et Stratégiques, Al-Ahram, 1999, p. 80-84 (en arabe) * 57 André DULAIT, François THUAL. op. cit., p. 18 * 58 Georges MUTIN, L'eau dans le Monde arabe : enjeux et conflits. Paris : Ellipses, 2000, p. 58 * 59 Tarek MADJOUB, op. cit., p. 18 * 60 Fathi Ali Hussein AHMED, Les ressources hydrauliques et les relations régionales au Proche-Orient, Thèse de Mastère de Sciences Politiques, Faculté d'Economie et de Sciences Politiques, Université du Caire, sous la direction de Horreya MOGAHED, Moustafa EILWY, 1994, p. 88-123 |
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