Chapitre IV : Une migration qui finance des conflits
locaux :
La communauté Soninké est l'une des
communautés les plus structurées du Mali. Cette communauté
est caractérisée par une organisation sociale très rigide,
un régime de gérontocratie, c'est-à-dire le pouvoir des
anciens. Toute idée opposée à celle des personnes
âgées est considérée comme un délit. Ainsi
dans le village, le chef du village a un pouvoir absolu. Il est aidé
dans l'exercice de ses fonctions par ses conseillers qui sont les notables du
village.
Il faut reconnaître que tous les villages Soninkés
connaissent des conflits locaux au sein desquels les migrants ont leur part.
1- Organisation sociale en milieu soninké
:
Dans le village, l'organisation sociale est composée de
trois classes essentielles:
- Le chef de village et ses conseillers (les
notables):
Cette classe constitue le sommet de la hiérarchie en
milieu soninké. Pour devenir le chef de village, il faut être
membre d'une famille fondatrice du village. Toutes les terres appartiennent
au
chef du village et à son clan.
- Les hommes libres :
Il s'agit là d'une classe composée de gens qui
sont venus après l'installation des premiers habitants. On les
considère comme des « étrangers » dans le village
même s'ils sont là depuis des siècles. Mais parmi les
hommes libres, certains sont plus importants que d'autres. Par exemple, les
familles Boumé et Diaby qui sont les imams. Ces familles dirigent les
activités religieuses dans la commune de Diéoura mais ne
deviennent pas chefs de village. D'autres n'ont presque aucun rôle
à jouer dans vie sociale.
- les hommes de castes :
Il s'agit là des forgerons, des griots, des cordonniers
et des esclaves. Ils sont chargés de l'organisation des activités
dans le village (les cérémonies de mariage, de baptême, les
cérémonies funèbres et les manifestations artistiques
pendant les fêtes). Dans cette classe, le griot joue le rôle le
plus important, dans la mesure où c'est celui qui détient
l'histoire du peuple et des familles sans laquelle on ne peut donner une
véritable orientation à l'avenir. Car l'histoire du peuple permet
de savoir le passé, de comprendre le présent et de
préparer l'avenir et de maintenir la hierachie sociale.
Nous avons jugé nécessaire de rappeler
l'organisation sociale pour permettre aux lecteurs de savoir comment ces
acteurs agissent sur l'espace, notre domaine privilégié en
géographie. Sinon c'est un véritable métier de sociologue
ou d'anthropologue.
Dans la société chacun doit remplir son rôle
pour la stabilité locale.
2- Comment est intervenu le conflit à
Diéoura et l'implication des migrants :
La fin des années 1980 constitue le début de
l'organisation des migrants pour la réalisation d'infrastructures
collectives. Ce fut donc un moment décisif dans le mouvement associatif
des migrants en France.
Nous avons rappelé plus haut que ce sont les migrants
de la commune de Diéoura en France et au Gabon qui ont financé la
construction de la grande mosquée à hauteur de 300.000 FF en
1988. La mosquée a ouvert ses portes en 1990.
La question la plus sensible dans la commune de Diéoura
est le conflit qui oppose le chef du village et ses conseillers à
quelques personnes se déclarant « Sunnites » depuis 1990
bien
avant la création de la commune. Ce conflit a connu des
moments durs pour les deux camps avec l'implication de l'administration dans la
gestion de cette crise locale. Le maire, élu contre la volonté
des anciens en 1999 a tenté de résoudre cette crise par un coup
de force à moins de deux mois des élections communales de 2004 le
maire est apparu comme un véritable protecteur des « Sunnites
» : Cette attitude lui coûta sa défaite aux élections
sans parvenir à une solution de la crise. Les migrants en France se sont
tous mobilisés pour un changement du maire.
Deux ans après l'inauguration, un petit nombre de
personnes demande à construire une nouvelle mosquée. Ces quelques
personnes se déclarent « Sunnites ». Le chef du village de
l'époque et ses conseillers acceptèrent la construction de cette
mosquée. Ces personnes qui se déclarent « Sunnites »
sont toutes des migrants émigrées en France. Elles ont
financé la construction de leur mosquée. Les chefs du village
à Diéoura et en France ont donné leur accord pour sa
construction à une seule condition : que le vendredi, qui est un jour
Saint de l'Islam, tous les habitants du village « Sunnites » et
« traditionalistes » se retrouvent dans la grande mosquée pour
faire la prière. Les deux parties avaient conclu cet accord.
Après la fin des travaux, la mosquée « Sunnites »
nouvellement inaugurée, commence à attirer d'avantage les gens
que la grande mosquée. De plus, dès le premier vendredi de
l'ouverture, les « Sunnites » et leurs partisans font leur
prière du vendredi dans leur mosquée. Le chef du village et ses
conseillers, ont vite avisé le sous-préfet de Lakamané
pour prendre des dispositions afin d'éviter des affrontements entre les
deux parties. Le sous-préfet à l'époque a ainsi interdit
aux « Sunnites » de prier dans leur mosquée jusqu'à
nouvel ordre.
L'attitude des « Sunnites » a été
considérée comme une grande atteinte à l'autorité
du chef du village de Diéoura. Malgré la décision du
sous-préfet de fermer à titre provisoire la nouvelle
mosquée, les « Sunnites » ont continué à y prier
et le vendredi suivant devint une journée décisive dans
l'évolution de la crise locale.
Un seul des « sunnites » avait pris la
décision de faire la prière du vendredi dans sa mosquée
quelles qu'en fussent les conséquences, ce qui a conduit le chef du
village à convoquer un conseil extraordinaire avec les notables du
village pour étudier la suite qu'il fallait donner à cette
action. La décision fut d'évacuer la seule personne de la
mosquée et de procéder à sa destruction totale
immédiatement. Ainsi prise, la décision a été
appliquée dans les minutes qui ont suivi. Sans attendre l'arrivée
des forces de sécurité, on arrêta toutes les personnes se
déclarant « Sunnites » et on les attacha chez le chef du
village.
Ces événements se déroulèrent en
avril 1992.
Depuis ce jour, le village de Diéoura se trouve dans
une crise très profonde. Les « Sunnites » ont
été bannis du village et leurs familles ont été
interdites de fréquentation des boutiques, des puits, bref de tous les
services sociaux du village.
On s'engagea dans un processus juridique qui ne prit fin qu'en
juillet 2004.Les migrants se sont mobilisés depuis la France pour
prendre des avocats afin d'assurer la défense du chef du village et des
notables. De l'autre côté, on a assisté au même
phénomène.
Malgré le changement survenu au Mali le 26 mars 1991
qui a vu la chute du pouvoir dictatorial et corrompu de Moussa Traoré,
signalons que la justice malienne reste toujours corrompue. Le dossier a
épuisé plusieurs juges et jamais la justice définitive n'a
été dite.
Pendant ces dix dernières années, les migrants de
la commune de Diéoura se sont surtout engagés dans ce conflit
plutôt que de s'intéresser à des actions de
développement.
Tous les migrants payaient la cotisation obligatoirement ou
ils étaient interdits d'aller au village de Diéoura. Pour la
construction de la grande mosquée, chaque migrant avait payé 305
€, puis 530€ pour la construction du centre de santé.
Cependant pour ce conflit, chaque migrant en 1994 a payé plus de
1300€.
Au moment où les autres villages se mobilisaient pour
favoriser le développement de leur lieu d'origine, les migrants de la
commune de Diéoura s'épuisaient dans ce conflit qui a
freiné les actions de développement.
Si dans le cercle de Yelimané, on a des
réalisations d'un coût supérieur à milliard de
francs Cfa, dans la commune de Diéoura aucune réalisation des n'a
atteint à présent 70 millions de francs Cfa. Monsieur Camara nous
a affirmé, lors de nos entretiens que c'était le chantier
principal des ressortissants de son village. En tant que représentant
légal du chef du village en France, il a reconnu que ce conflit est
l'élément qui a le plus entravé le développement de
la commune de Diéoura. Le chef du village de Diéoura et
l'ex-maire de la commune tiennent le même discours. De façon
beaucoup plus générale, l'ensemble des migrants reconnaissent que
ce conflit a été un élément dangereux pour la
mobilisation des uns et des autres pour le développement des lieux
d'origine.
Pourtant, dans ce conflit, certaines personnes ont
adopté une position centriste. Ils ne participaient ni aux cotisations
du village ni à celles des « Sunnites ». Il s'agissait des
gens dont la famille était installée dans les grandes villes
notamment Kita, Kati ou Bamako, donc des gens
qui avaient d'autres cibles au Mali que le village de
Diéoura.
Le conflit a pris un caractère politique en 2004, lors
des élections municipales comme nous l'avons évoqué plus
haut. L'ex-maire s'est porté comme étant le «
défenseur des plus faibles » selon ses propres propos, c'est dire
les « Sunnites » du village. Il a tenté de résoudre le
conflit en faisant intervenir les forces de l'ordre pour arrêter tous les
notables du village qui étaient opposés au retour des «
Sunnites » dans le village. Ces notables ont été
emprisonnés pendant près de deux mois (mars, avril, 2004) sans
procès, et le mois qui suivait leur sortie de prison a été
consacré à l'organisation des élections. Ce conflit a
été le thème principal des discussions pendant la campagne
électorale. L'arrestation des notables du village par l'ex-maire a
provoqué l'indignation totale au sein de la population de la commune de
Diéoura.
Depuis la France, des migrants ont envoyé de l'argent
pour financer la campagne d'un nouveau candidat. C'est-à-dire celui des
notables. La position adoptée par l'ex-maire dans la résolution
de la crise s'est soldée par sa défaite aux élections.
Globalement, les cinq ans passés (1999- 2004) à
la tête de la commune de Diéoura ont été
caractérisés par une opposition farouche entre le maire et les
notables du village. Aucune action de développement n'a
été réalisée. Cette position du maire a
entraîné une fois de plus la méfiance des migrants
vis-à-vis des dirigeants locaux.
Si l'on sait que désormais le territoire doit
être géré par le maire et les notables à la fois, il
faut donc que les relations entre ces acteurs soient des relations de
complémentarité et non de rivalité.
Le pouvoir des notables dans tous les villages est un
élément important à prendre en compte. C'est un
système que même les hautes autorités politiques du Mali
ont en tout cas pris en compte dans l'exercice de leurs fonctions.
Juridiquement, toutes les terres appartiennent à
l'État. Mais il faut dire là que c'est un discours
théorique. Le village appartient aux familles fondatrices dans les
faits. C'est un point de vue qu'a surtout encouragé l'ancien
Président du Mali Alpha Omar Konaré (1992 - 2002). Ce n'est pas
par hasard qu'il a nommé Monsieur Karamoko Niaré comme gouverneur
du district de Bamako en 1994. Les Niaré sont ceux qui ont fondé
la ville de Bamako avec les Touré.
En effet, les fondateurs du village ont plus de
privilèges que les autres habitants. En 2001, par exemple l'État
malien y a installé des antennes téléphoniques dans
beaucoup de localités. Le téléphone a été
installé chez le chef du village de Diéoura. Pourtant le maire
était investi depuis
1999 et la mairie de Diéoura n'a pas toujours de
téléphone. Tous ces éléments pour montrer le poids
des notables dans la gestion du territoire.
L'objectif à atteindre ici n'est pas de narrer ce
conflit, mais surtout de voir comment ces différents acteurs agissent
pour gérer le territoire. Dans la gestion du territoire, les migrants
ont un rôle capital à jouer dans la mesure où ils sont les
principaux acteurs économiques du développement grâce
à leurs apports.
En l'occurrence, le conflit entre le chef du village et les
« Sunnites » a mobilisé les fonds de tous les migrants de la
commune de Diéoura. Comme nous l'avons dit, excepté Tassara, tous
les autres villages étaient rattachés dans les faits au village
de Diéoura, avant même le processus de décentralisation.
Des relations existaient déjà donc entre eux. Il s'agit
maintenant d'améliorer pour assurer le décollage
économique de la commune.
Ce conflit a été en effet l'événement
majeur qui a caractérisé le village ou la commune de
Diéoura depuis plus de dix ans.
Le conflit aujourd'hui est en cours de règlement;
craignant de voir une situation semblable s'installer dans la commune de
Yéréré (cercle de Nioro du Sahel), les autorités
maliennes se sont engagées tout récemment pour qu'il ait une paix
sociale et durable dans la commune. AYéréré, dans le
cercle de Nioro du Sahel un conflit de même nature a donné lieu
à des affrontements meurtriers en septembre 2003. Il y aurait eu au
total dix morts dont neuf étaient « Sunnites » et un
représentant du chef du village.
En tout cas à Diéoura, aujourd'hui on parle
d'une réconciliation, même si elle est fragile. Le chef du village
et ses conseillers ont accepté le retour des « Sunnites » au
village de Diéoura et la construction de leur mosquée
après l'intervention de Monsieur Mamadou dit Madibarou Diaby, ( un homme
politique au Mali. Son parti est la 2e force politique dans la
commune de Diéoura et aussi Soninké) et de Sadio Gassama actuel
Ministre de l'intérieur du Mali, (Soninké lui aussi et originaire
de la région).Ces deux hommes se sont adressés au chefs du
village de Diéoura, non du haut de leurs fonctions politiques mais
plutôt comme parents aux deux côtés.
Depuis le déclenchement de la crise, il n'y a jamais eu
une telle médiation qui peut être considérée comme
la vraie solution : l'établissement de la paix sociale dans le village
de Diéoura. Toutes les démarches et négociations au Mali
ont été suivies avec un grand intérêt en France par
la majorité des migrants de la commune.
On peut donc probablement s'attendre maintenant une
rémobilisation des migrants pour l
réalisation de nombreux projets dans la commune de
Diéoura.
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