CONCLUSION GENERALE
Somme toute, que faut-il retenir ? Notre étude
était guidée par une interrogation principale : comment
concilier l'universalité du salut en Jésus avec le
phénomène du pluralisme religieux ? L'unique
médiation salvifique du Christ est-elle encore justifiable dans la
période contemporaine ? Cette problématique traduit le
défi auquel la christologie contemporaine est soumise.
Avant de nous pencher sur les investigations christologiques
contemporaines en lien avec la problématique, il nous a paru important
de rappeler la théologie du Logos comme principale
réaction christologique de l'Eglise primitive face au pluralisme
religieux à l'époque antique : Justin et le Logos
spermatikos, Clément d'Alexandrie et la praeparatio
evangelica et Irenée de Lyon et la théologie de la
récapitulation. Or, une période de répit suivit la
persécution et vit l'Eglise être érigée en religion
d'Etat. Dans cette période, la maxime de Cyprien et
d'Origène (« hors de l'Eglise point de salut »)
visant à l'origine la préservation de l'unité et
adressée aux hérétiques et aux schismatiques, fut
étendue à la situation de ceux qui n'appartenaient pas à
l'Eglise. Progressivement, certains facteurs (découvertes de nouvelles
terres et différents schismes) vont précipiter le passage de
l'exclusivisme ecclésiologique issu d'une certaine interprétation
de la formule à l'exclusivisme christologique plus englobant.
L'exclusivisme a été (même sous la forme de la
théorie de récapitulation de Jean Daniélou et de Henri de
Lubac) une réponse à la question que pose le pluralisme religieux
à la foi chrétienne.
En réalité, si l'ère de l'exclusivisme a
été révolue avec le concile Vatican II inaugurant un
nouveau regard sur les autres religions, c'est qu'au niveau théologique
les choses sont avancées. Plus encore, la situation de la
modernité frappe l'option de l'exclusivisme du sceau de l'archaïsme
et lui reproche l'étroitesse de son regard. Le pluralisme religieux,
à cause de ses incidences sociopolitiques et juridiques
(laïcité, Droit de l'homme), prend un visage particulier au sein de
la société moderne, surtout à l'itinéraire
gestationnel de l'Etat laïque. N'a-t-on pas été sommé
de constater que le religieux que l'Etat moderne avait mission de faire
disparaitre, s'est comme démultiplié sous la forme du pluralisme
religieux et se présentant du même coup comme une composante
incontournable de la société que le politique se doit
d'intégrer ? Le pluralisme religieux avec lequel la christologie est aux
prises est d'essence contemporaine, autrement dit, celui-ci n'apparait pas
uniquement comme la configuration d'une pluralité d'options religieuses.
Il s'inscrit dans le projet de la postmodernité comme l'avènement
irréversible de la pluralité, nourrissant l'horreur de
l'unitarisme absolutiste même sous la forme religieuse d'une
unicité de la médiation salvifique du Christ. Dans ce contexte,
deux grands courants marqueront le débat théologique :
l'inclusivisme christologique et le théocentrisme. L'inclusivisme
constitue assurément dans cette perspective la première
réponse ouverte au phénomène du pluralisme religieux. Pour
cette approche, le Christ est cause du salut de l'humanité. Il peut
être perçu comme cause formelle du salut (inclusivisme
constitutif). C'est dans ce sillage que s'inscrivent les approches de Karl
Rahner avec la théorie des « chrétiens
anonymes », de Jacques Dupuis et de Walter Kasper. En revanche, le
Christ peut aussi être cause de salut dans la mesure où en lui, le
salut est définitif et indépassable, sans pour autant exclure que
d'autres figures en soient aussi des canaux (inclusivisme normatif de Hans
Küng par exemple). D'autres tentatives cependant approchent
l'intelligibilité par l'analogie - c'est le cas de l'approche
incarnationnelle de la christologie africaine ou de Pannikar -, ou par
comparaison avec d'autres figures salvifiques sous l'angle de la
sacramentalité historique du salut qui vient de Dieu (Schillebeeckx).
La dernière approche est le théocentrisme qui,
pour l'essentiel, transpose sur la figure du Christ le projet de
désabsolutisation du christianisme initié par les penseurs comme
Tillich et Troeltsch. A la suite de ces derniers, certains vont pour ainsi dire
réviser la christologie en niant par exemple l'affirmation pour eux
aberrante du Dieu incarné réduite à une métaphore
(John Hick). D'autres encore soutiendront qu'étant une figure salvifique
parmi tant d'autres, la révélation issue de lui doit être
complétée par d'autres et servir des causes de libération
des opprimés (Paul Knitter) et de rapprochement des peuples (John Cobb).
Le constat est évident : pour le théocentrisme,
l'universalité de la médiation salvifique du Christ est
injustifiable.
L'étude approfondie de l'inclusivisme christologique
et du théocentrisme nous a permis d'amorcer dans le quatrième
chapitre une justification de l'universalité et de l'unicité de
la médiation salvifique du Christ. Le pluralisme - qui prône le
théocentrisme - exploite une caractéristique de
l'épistémologie postmoderne, celle du culte de la
pluralité, prolongeant de ce fait le perspectivisme nietzschéen.
Ensuite, ce courant interprète d'une certaine façon des passages
johanniques où Jésus est présenté en
dépendance d'action par rapport à son Père. Enfin, ce
courant, dans une sorte d'amalgame entretenue entre culture et religions,
comprend l'universalité de la médiation du Christ comme une
entorse faite aux autres cultures qui n'adhèrent pas massivement au
christianisme. Il a fallu montrer que l'universalité de la
médiation salvifique transcende le cadre épistémologique
ou culturel, émerge même de la pensée johannique. Cette
médiation n'est pas exclusive des autres médiations des
traditions religieuses. Elle est relationnelle ; parce que liée
à la consubstantialité du Verbe incarné avec la nature
humaine, elle se manifeste bien que de manière incomplète, dans
toutes les autres médiations, comme leur source et leur fondement. Dans
cette perspective, peuvent se dégager, comme nous l'avons montré,
quelques repères utiles dans le dialogue interreligieux.
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