Christologie contemporaine: le défi du pluralisme religieux( Télécharger le fichier original )par Clément TCHUISSEU NGONGANG Grand séminaire Notre Dame de l'Espérance de Bertoua - Baccalauréat canonique en théologie 2011 |
b- « Chrétiens anonymes » controverséAutant la théorie des chrétiens anonymes a séduit par son originalité et sa subtilité, autant elle a suscité beaucoup de réticences qu'il serait difficile de mentionner ici de façon exhaustive. Cependant, nous exposerons quelques unes de ces réticences en nous arrêtant par la suite sur celles qui fulminent de plein fouet les bases de la christologie transcendantale. Au plan interreligieux, les critiques abondent. Quand on connaît le prix que Hans Küng attache dans son approche de la question du pluralisme religieux aux pôles « vu du dehors » et « vu du dedans »81(*), on n'est pas très surpris qu'il trouve cette option rahnérienne empreinte de transfert d'identité ou vectrice de confusion identitaire, « car elle les [les non chrétiens] définit par ce qu'ils nient être, au lieu d'exprimer leur identité propre telle qu'eux-mêmes la perçoivent. »82(*) D'après Christian Duquoc, à la suite de Hans Küng, la théorie des chrétiens anonymes est une pétition de principe avec pour effet tautologique l'impérialisme religieux ainsi exprimée : « leurs différences [les religions] d'avec le christianisme sont alors réduites à être des négations ou des déviations de la vraie religion. Il ne subsiste légitimement de ces religions que ce qui annonce en elles le christianisme, c'est-à-dire ce qui ne les différencie pas de lui. Elles sont prises au filet de l'identité. Tous les croyants (...) sont déjà chrétiens, car ce qui fait leur valeur, ce n'est pas qu'ils appartiennent à telle religion historique, c'est que dans cette religion non chrétienne, ils vivent objectivement le christianisme. »83(*) Boublik, toujours sur le plan interreligieux, à l'expression « chrétiens anonymes » lui préfère celle de « catéchuménat anonyme », car pour que l'on parle de christianisme tout court, il faut identifier la réelle transformation qu'il entraine en dépassant la simple référence fut-elle transcendantale à un Christ dont on n'aurait pas conscience. Faute d'une telle transformation, il sied plutôt de parler de « catéchuménat anonyme » comme préparation au salut. « Le salut proprement dit reste en suspens, écrit Dupuis pour commenter la pensée du critique, jusqu'au moment où le « non-chrétien » rencontrera personnellement Jésus-Christ et sera ainsi en mesure de recevoir le salut en lui par un acte de foi explicite. »84(*) Sur le plan d'une historicité du christianisme aux prises avec le défi de l'histoire, le théologien catholique Jean-Baptiste Metz dénonce dans la théorie des « chrétiens anonymes » la « ruse théologique qui garantit l'identité et la victoire, sans l'expérience de la course et de la possible disparition. »85(*) Elle repose sur le présupposé selon lequel : « le christianisme est immunisé contre les risques afférents aux menaces identitaires par son omniprésence : pas de faillite ni de défaillance, pas de crise d'identité possible, puisque celle-ci est donnée d'avance. »86(*) L'armature du transcendantal rahnérien « prémunit le christianisme contre tout péril dans le champ de l'histoire. »87(*) Sur le plan proprement christologique, nous retiendrons trois critiques majeures à l'endroit de la théorie des « chrétiens anonymes ». La première est de Urs Von Balthasar. Tout d'abord, ce dernier trouve que la christologie sous-jacente à cette théorie est proche de la christologie « évolutionniste » de Soloviev « pour qui Jésus-Christ représente « la loi de l'évolution parvenue à soi. »88(*) . Ensuite, Balthasar décrie dans cette théorie l'ellipse de la croix : « Ici, manque clairement une théologie de la croix, dont Rahner nous reste redevable. Certes, la valorisation de la doctrine du christianisme (...) amène une dévalorisation de la théologie de la croix, et, par suite, de la théologie de la vie chrétienne fondée sur l'épreuve décisive. »89(*) On serait en présence d'une réduction de « l'importance du péché et [de] l'exigence de la rédemption. En somme, cette théorie transforme le surnaturel en une « fonction de la nature »90(*) La deuxième critique, de Henry Van Straelen laisse entendre que : « Dans cette théorie rahnérienne, il n'y a plus de révélation objective, la frontière entre nature et surnature est effacée et Dieu fait violence à l'homme pour lui donner quelque chose dont il ignore tout et qu'il ne désire peut-être pas. »91(*) De ce qui précède, il s'ensuit que le Christ transcendantal est cause de confusion entre nature et surnature comme symbole de la violence divine faite à l'homme. La célèbre maxime théologique héritée de Thomas d'Aquin selon laquelle la grâce ne supplée pas la nature devient caduque dans la mesure où, à cause de l'influence d'une christologie évolutionniste, on ne perçoit plus clairement comment, comme le dit Van Straelen, « la foi est l'acceptation de la révélation divine et non l'épanouissement d'une structure humaine. »92(*) Que dire enfin de la critique qui touche au fondement christologique de la mission ? « On lui [à la thèse des chrétiens anonymes] reprochait, écrit Geffré, de procéder à partir d'une vision abstraite et beaucoup trop optimiste des religions. En faisant de celles-ci des objectivations de la volonté universelle salvifique de salut de Dieu, elle ne souligne pas assez l'ambiguïté fondamentale des religions qui sont aussi l'expression de l'aveuglement pécheur de l'homme. D'autre part, la théorie des chrétiens anonymes n'insiste pas assez sur la nouveauté de l'existence chrétienne par rapport à la nature humaine comme condition préalable de la grâce. Et la révélation judéo-chrétienne comme révélation historique, dans sa différence avec ce qu'il considère comme la révélation transcendantale, à savoir la communication de grâce que Dieu fait à tout être humain. »93(*) Comment ne pas sentir que l'inquiétude relevée ici par l'auteur est celle de savoir si la mission évangélisatrice de l'Eglise à l'égard des non-chrétiens peut trouver encore dans une telle perspective un fondement christologique réel. Sesbouë en reconnaît le problème et tente de le surmonter dans l'interprétation de la pensée de Rahner, en précisant que la mission se fonde sur le passage d'un christianisme anonyme à un christianisme plénier : « De même que l'expérience transcendantale de l'homme s'actualise nécessairement dans un agir concret et historique et se thématise dans l'ordre du catégorial, de même l'autocommunication de Dieu à l'homme, à partir du moment où elle entend assumer dans l'incarnation les lois de la condition humaine, ne peut se jouer au seul plan transcendantal, mais doit assumer une face historique et concrète qui va du mystère de Jésus-Christ à l'institution de l'Eglise. »94(*) Quoiqu'étant affirmée une solidarité avec l'humain, le Christ transcendantal garderait la même force rédemptrice que le Christ ecclésial. Le passage d'un christianisme anonyme à un christianisme plénier semble être un fait de surcroit qui n'entame en rien l'autocommunication de Dieu déjà sotériologique lorsqu'elle rencontre l'autotranscendance active du sujet. Il y a donc une réelle difficulté à fonder comme le faisait Jean Paul II, la mission sur le Christ et non de la dériver d'une quelconque nécessité95(*). Quand on sait que dans l'Evangile de Jean, Jésus se définit comme « l'envoyé » du Père, lui qui envoie à son tour, comment ne pas noter l'absence de ce fondement de la mission, qui constitue l'essence de l'Eglise telle que martèle Henri de Lubac96(*). * 81 KUNG Hans, « Pour une théologie oecuménique. Quelques thèses pour clarifier la question. » dans Concilium, n° 203, 1986, p. 155. * 82 KUNG Hans, Etre chrétien, Seuil, Paris, 1978, p. 99. * 83 DUQUOC Christian, Dieu différent, Cerf, Paris, 1977, p. 139 cité par AEBISCHER- CRETTOL Monique, Vers un oecuménisme interreligieux, Jalons pour une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Cerf, Paris, 2001, p. 326. * 84 DUPUIS Jacques, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Op.Cit., p. 223. * 85 METZ Jean-Baptiste, La Foi dans l'histoire de la société, Cerf, Paris, 1979, p. 185. * 86 SOULETIE Jean-Louis, Les grands chantiers de la christologie, Op.Cit., p. 66. * 87 METZ Jean-Baptiste, Op.Cit., p. 197. * 88 DUPUIS Jacques, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Op.Cit., p. 224. * 89 BALTHASAR Hans Urs Von, Cordula ou épreuve décisive, Beauchesne, Paris, 1968, p. 86. * 90 DUPUIS Jacques, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Op.Cit., p. 224. * 91 VAN STRAELEN Henry, L'Eglise et les Religions non chrétiennes au seuil du XXIe siècle, p. 308 cité par AEBISCHER - CRETTOL Monique, Op.Cit., p. 330. * 92 VAN STRAELEN Henry, Op.Cit., p. 308. * 93 GEFFRE Claude, De Babel à la Pentecôte. Essai de théologie interreligieuse, Cerf, Paris, 2006, p. 45. * 94 SESBOUE Bernard, « Karl Rahner et les « chrétiens anonymes », Op.Cit., p. 529. * 95 Cf. JEAN PAUL II, Redemptoris missio, nn° 5-11. * 96 Cf. LUBAC Henri De, Le fondement théologique de la mission, Op.Cit., pp. 15-18. |
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