Christologie contemporaine: le défi du pluralisme religieux( Télécharger le fichier original )par Clément TCHUISSEU NGONGANG Grand séminaire Notre Dame de l'Espérance de Bertoua - Baccalauréat canonique en théologie 2011 |
2- Le dilemme moderne du Jésus historique et du Christ de la foiLa modernité n'a pas seulement enregistré comme palmarès le mérite d'avoir donné à la question du religieux une tonalité nouvelle. Elle a aussi nourrit l'ambition d'affranchir Jésus de l'univers religieux pour qu'il devienne pour ainsi dire la préoccupation de tous. Le ton est donné par Spinoza. Il se penche le premier sur la question philosophique de Jésus en découvrant en ce dernier l'envoyé de Dieu pour l'humanité pour laquelle il avait mission d'initier à un type de religion jusque-là inconnue, toute intérieure, rationnelle et universelle. La figure humaine et historique de Jésus devient objet de fascination alors qu'elle fut toujours oubliée par la théologie. Les philosophes de l'Aufklärung allemand entreront dans la danse comme nous le fait remarquer Joseph Moingt : « Mais si l'on observe avec Kant et Hegel que la vraie moralité n'est pas la simple obéissance à des lois positives, mais l'autonomie des décisions, la responsabilité de ses actes, la conformité à la loi intérieure de la raison, à la voix de la conscience reconnue comme voix de Dieu, alors il n'est pas indifférent de remarquer que l'avènement de la moralité, ainsi comprise, est lié à un regard nouveau sur l'enseignement de Jésus, considéré comme la révélation de l'homme à lui-même : Jésus est ce tournant radical de l'histoire humaine qui libère l'homme de la tyrannie des religions, le rend maître de son destin et prépare les voies à l'unification de l'humanité sous la même loi morale. » 50(*) Kant à ce propos, distingue un double contenu de la révélation : d'une part celle qui relève de la foi « statutaire », « ecclésiastique », « historique », et d'autre part, ce qui est rationnel, ce que la raison peut découvrir par elle-même. Or, ce Jésus, « le Maître de l'Evangile », arrache l'homme à la foi servile statutaire du judaïsme pour le conduire à la foi morale. Jésus devient l'objet d'étude pluridisciplinaire profane, la conséquence est évidente : « La christologie des philosophes provoque la théologie à une conversion du regard, à se préoccuper davantage de l'humanité du Christ et de son historicité, délaissées par elle depuis tant de siècles. »51(*) La théologie, pour rester dans l'histoire, est sommée de prendre acte de ce regain d'intérêt pour la question historique au sujet du Christ. C'est dans ce contexte qu'émerge au sein des théologiens le débat qui oppose le Jésus de l'histoire dans la christologie scientifique ou historique, au Christ de la foi dans la christologie dogmatique ou ecclésiastique. Les affirmations dogmatiques peuvent-elles être confirmées par une approche des textes qui tient compte de la dimension historique de Jésus ? Et vice versa. Adolf Harnack, en se posant la question du rapport qu'établissait Jésus en prêchant entre sa personne et son message, opte, dans la dynamique d'une théologie libérale, pour un scepticisme : puisque le Christ renvoyait à son Père et à une morale intérieure, puisqu'il ne se met pas au centre de ce qu'il annonce, il est difficile de déduire quoi que ce soit de sa personne. Schweitzer, critiquant la théologie libérale et ses prétentions à déduire le visage authentique de Jésus à base de recherches scientifiques, penche pour le Christ de la foi, complètement étranger à ces constructions intellectuelles. Barth sera du même avis dans le programme de sa théologie dialectique qui pose la Parole de Dieu comme seul appui de la foi. Avec Bultmann, le débat atteindra sa vitesse de croisière. Il réfute aussi comme Barth l'historicisme dans une entreprise de « démythologisation ». Pour lui, d'après René Marlé : « Le Nouveau Testament s'exprime à travers une « image du monde » mythique, c'est-à-dire dans laquelle le divin se manifeste comme phénomène du monde, sous une forme particulière, voire extraordinaire, mais homogène à celle des autres phénomènes. Notre esprit, « irrévocablement formé par la science », même s'il rejette le scientisme, exige la rigueur, la distinction des « ordres » et ne peut plus faire sienne l' « image du monde » mythique. Cependant, le Nouveau Testament n'entend pas nous livrer une « image du monde » particulière, mais nous faire parvenir un message. La tâche à accomplir est de libérer ce message des représentations dans lesquelles il est formulé. Sous son aspect négatif, cette tâche est de « démythisation » ; sous son aspect positif, elle est d'interprétation existentiale. »52(*) L'histoire nous permet simplement d'attester l'existence de Jésus. D'après Bultmann, seul l'Evènement de la Parole compte. Il n'y a pas moyen de remonter au-delà du Kérygme primitif. « Le Christ de la foi est donc l'évènement de la Parole de Dieu qui a surgi dans l'histoire à travers l'existence de Jésus de Nazareth. Cet évènement interpelle chacun des hommes dans l'actualité de son existence. A la limite, les récits sur Jésus, « existent » dans toute leur force lorsqu'un homme leur accorde sa foi. »53(*) Les grandes tendances théologiques à l'époque contemporaine renferment des orientations particulières en réponse à cette question : Christologie d'en bas (partir de l'histoire de Jésus) ou christologie d'en haut (partir des grandes affirmations dogmatiques au sujet de Jésus. Dans le débat christologique sur le pluralisme religieux qui retient aujourd'hui, comme nous le verrons plus loin, deux grandes tendances -l'inclusivisme et le pluralisme - , on retrouve les marques de cette discussion à propos du Jésus historique et du Christ de la foi. Par exemple, Dupuis stipule que l'inclusivisme christologique est liée à une christologie d'en haut, tandis que le théocentrisme est inspiré d'une christologie d'en bas. En effet, « concrètement, le choix entre le modèle christocentrique et le modèle théocentrique dans une théologie des religions dépend du choix préalable entre une christologie d'en haut, ontologique, et une christologique d'en bas, qui demeure délibérément à un niveau fonctionnel. »54(*) Nous partageons en partie cet avis qui demeure vrai en général. Cependant, les partisans d'une christologie inclusiviste normative articulent un modèle plus proche du fonctionnel. Toutefois, une telle distinction permet de s'apercevoir de la force que la modernité a exercée sur la théologie contemporaine. * 50 MOINGT Joseph, L'homme qui venait de Dieu, Cerf, Paris, 1993, p. 226. * 51 Ibidem, p. 229. * 52 MARLE René, Notes inédites citées par SESBOUË Bernard, Jésus Christ à l'image des hommes, Desclée de Brouwer, Paris, 1997, pp. 96-97. * 53 SESBOUE Bernard, Jésus Christ à l'image des hommes, Op.Cit., p. 99. * 54 DUPUIS Jacques, « Le débat christologique dans le contexte du pluralisme religieux. » dans Nouvelle Revue Théologique, T. 113, n°6, novembre-décembre 1991, p. 860. |
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