VIII. Le modèle marocain et les modèles
du monde :
Introduction :
Chaque pays a développé des modalités
spécifiques d'organisation de la distribution d'eau potable au niveau
local, et l'on peut identifier une demi-douzaine de grands "modèles" au
niveau mondial, caractérisés par la diversité des acteurs
et leurs pouvoirs, une décentralisation plus ou moins forte, etc.
L'Europe fournit un certain nombre de modèles
d'organisation contrastés mais connus. Selon le degré de
détail requis, on peut identifier plusieurs modèles "types"
d'organisation des services d'eau, qui répartissent plus ou moins les
responsabilités entre les acteurs, et instrumentent de manière
différente la fixation du prix, les mécanismes de contrôle
et de régulation.
Parmi tous ces exemples, la France et l'Angleterre
présentent deux modèles-types qui s'opposent sur bien des points.
L'analyse des modèles anglais et français permet de
dégager les points importants pour "lire" un service d'eau. Nous allons
présenter ces deux modèles pour identifier les
éléments d'analyse qui permettront ensuite de lire d'autres
systèmes. Contexte général, rôle des principaux
acteurs, principes de régulation sont les points abordés pour
chacun de ces modèles.
Mais si en Europe, les modèles anglais et
français constituent deux pôles, éloignés, entre
lesquels se situent les autres pays, les structures sociales,
institutionnelles, économiques sont très différentes dans
les pays en développement, et les modèles émergents
d'organisation du secteur de l'eau sont différents de ceux au sein
desquels travaillent les grands opérateurs européens. Et afin de
permettre une meilleure compréhension du modèle global
d'organisation qui naît dans les pays en développement, Nous
mettrons en comparaison avec les deux modèles européens, le
modèle Marocain mais aussi un modèle d'un autre pays en
développement. Nous avons opté pour un modèle africain vu
que l'opérateur national l'ONEP sera apparemment impliqué dans la
gestion du secteur de l'eau potable dans ce continent,52 nous
présenterons donc le modèle de la Côte d'Ivoire.
Il s'agit de situer ces modèles par rapport aux deux
grands archétypes "connus" décrits dans un premier temps : la
délégation de service à la française et
l'introduction de la
52 L'Office national de l'eau potable du Maroc (ONEP) a
été désigné comme adjudicataire provisoire de
l'appel d'offres d'affermage de la Société nationale des eaux du
Cameroun (SNEC). L'opérateur Marocain sera chargé de
l'exploitation des activités de production à la commercialisation
de l'eau potable. (Source: Jeune Afrique 4 octobre 2007).
En octobre 2006, l'Onep avait décroché son
premier contrat à l'international. En partenariat avec une entreprise
publique française, la Société canal de Provence (Scp),
les Marocains assurent l'assistance technique au projet d'alimentation en eau
potable de Nouakchott, la capitale mauritanienne. (Source: Le matin 2 octobre
2007).
concurrence associée à une régulation
à l'anglaise. Il s'agit de comprendre pourquoi ces modèles
semblent être différents en termes de schémas
d'organisation, d'acteurs clés et d'implications sociales et
économiques53.
Nous pensons q'une analyse fine des systèmes mis en
place à travers le monde permet une plus grande efficacité des
outils mis en oeuvre localement, et un meilleur fonctionnement des services
d'eau potable.
L'objectif de cette section est de permettre une meilleure
visibilité des grandes tendances des modèles de gestion du
service de l'eau potable dans le monde, et de situer le modèle Marocain
par apport à ces modèles à travers les questionnements
suivants : Quels sont les modes de contractualisation ? Quelles relations les
différents acteurs instaurent-ils ? Peut-on parler de
spécificités locales dans l'organisation de la gestion de ce
service?
A. Le modèle français :
1. Cadre légal :
Le dispositif législatif français dans le domaine
de l'eau repose sur la loi du 16 décembre 1964 et la loi du 3 janvier
1992:
- La loi sur l'eau du 16 décembre 1964 concerne le
régime et la répartition des eaux et la lutte contre leur
pollution. Elle partage le territoire français en six grands bassins
hydrographiques, dotés de structures consultatives (comités de
bassin) et d'organismes exécutifs (Agences de l'Eau) qui
perçoivent des redevances par bassin.
- La loi de 1992 donne à l'Etat les moyens de mettre
en place une véritable police de l'eau en instaurant un régime de
déclaration ou d'autorisation administrative, outils de planification
pour tous les acteurs publics de la gestion des ressources en eau,
schémas d'aménagement et de gestion des eaux, (SAGE) et
schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux,
(SDAGE).
2. Les acteurs de la gestion du service de l'eau:
Les acteurs les plus importants sont les communes, exploitantes
ou délégantes du service, et les opérateurs
privés:
a) Les communes :
La responsabilité première en matière de
service de distribution d'eau revient aux communes. Cela est inscrit dans la
loi de décentralisation de 1982 et la loi sur l'autonomie communale de
1884. Ces lois vont en particulier abolir les cahiers des charges types qui
régissaient jusque là les délégations de service
public, «Après une période d'une quarantaine
d'années de tutelle étroite de l'Etat, les collectivités
ont donc soudainement retrouvé, en 1982, une totale liberté
contractuelle. Mais en matière de délégation de leurs
services de distribution
53 L'analyse des models choisis a été faite
sur la base de deux thèses de doctorat: L.BREUIL. " Renouveler le
partenariat public-privé pour les services d'eau dans les pays en
développement, comment conjuguer les dimensions contractuelles,
institutionnelles et participatives de la gouvernance ? ". 2004. et L.
GUERIN-SCHNEIDER. " Introduire la mesure de performance dans la
régulation des services d'eau et d'assainissement en France,
Instrumentation et organisation". 2001.
d'eau potable, les collectivités ont appris depuis
lors à mesurer les responsabilités découlant d'une
liberté, dont les conséquences ne leurs sont pas toutes
favorables.»54
Ce principe de responsabilité des communes est crucial
dans le système français, car il place l'élu au coeur de
l'architecture institutionnelle : le maire en particulier est celui qui signe
les contrats. Cela induit une très grande décentralisation des
responsabilités, avec plus de 30000 communes en France.
Les villes peuvent exploiter elles-mêmes les services
urbains, ou les déléguer à un exploitant privé. La
loi impose au conseil municipal de voter sur le principe même de la
délégation. Le choix du mode de gestion du service, ainsi que la
propriété des infrastructures reviennent donc aux
collectivités locales. Le pouvoir du maire en matière de services
urbains garantit l'implication de la population dans la gestion de l'eau car
elle sanctionne le maire par le vote si elle n'est pas satisfaite du service
rendu.
b) Opérateurs privés :
Le droit français en matière
d'interventionnisme public dans le secteur des services urbains a toujours
reconnu un principe de liberté du commerce et de l'industrie, et a
traité avec égalité gestion publique et gestion
privée. C'est ce qui a permis le développement de grandes
entreprises dans le secteur de l'eau. Les trois grands opérateurs
Français (Compagnie Générale des Eaux, Lyonnaise des
Eaux/Ondeo, SAUR) sont aujourd'hui leaders également sur le
marché mondial. En France, ils assurent la fourniture d'eau potable dans
près de 60 % des communes, soit 77 % de la population, mais restent
minoritaires dans l'assainissement.55
Tableau 32: Le poids des grands opérateurs
privés en France
société
|
Part du total des
factures d'eau*
|
Part des recettes du service**
|
Générale des Eaux
|
18,4%
|
25,3%
|
Lyonnaise des Eaux
|
10,1%
|
13,9%
|
Bouygues-SAUR
|
4,4%
|
6,1%
|
total
|
33%
|
45,3%
|
|
*Total des factures d'eau émises par l'ensemble des
opérateurs publics et privés. **Déduction faite du total
précédent, des taxes et redevances des agences d'eau.
c) Organisation des usages:
Les relations entre les acteurs du service de l'eau en France se
nouent autour d'actes matériels, Contrat, Tarifs, Redevance, vote....
54 Michel Desmars, spécialiste de l'eau à la
Fédération Nationale des Collectivités Concédantes
et Régies de France (FNCCR).
55 "Organisation des services d'eau dans les pays en
développement : Peut-on caractériser un modèle
émergent ?" Lise BREUIL. Septembre 2001.
Les consommateurs disposent de plusieurs modes de
représentation: Au niveau local, les associations ou les collectifs se
constituent souvent autour d'un mécontentement spécifique (ex.
nuisances occasionnées par une station d'épuration, contestation
du prix de l'eau...). Au niveau national, les associations ont une fonction
représentative. Elles s'expriment lors de la préparation de
nouveaux textes ou participent à la rédaction de normes, comme
c'est le cas pour le projet de norme "service dans l'alimentation en eau
potable et dans l'assainissement".
Figure 16: Relations entre acteurs, secteur eau.
(D'après L. Breuil).
Opérateur
Service; Redevances
Usager
Contrat; Tarifs
Elu local
Responsabilité par le Vote
Ensuite, la loi du 6 février 1992, relative à
l'administration territoriale de la République a prévu un autre
mode d'expression des consommateurs. Les villes de plus de 3 500 habitants
doivent obligatoirement constituer des commissions consultatives
compétentes pour un ou plusieurs services publics locaux, comprenant des
représentants d'associations d'usagers et présidées par le
maire.
Mais la réalité est-elle aussi
schématique et directe que le laisserais supposer la figure 16 ? En
fait, plus de 8 ans après la loi de 1992, peu de commissions ont
effectivement vu le jour. Et pour comprendre la raison de cet "échec",
force est de poser la question de la représentation démocratique
des usagers/citoyens au sein des services d'eau. L.G. CHNEIDER56
tente une réponse et affirme : « De manière
paradoxale, les usagers n'ont qu'une influence limitée sur les
élus en charge de l'organisation du service. Sauf cas exceptionnel, le
poids de la bonne ou mauvaise gestion du service d'eau est bien léger
dans le choix des élus. Alors que l'électeur devrait occuper la
place du principal acteur dans une relation d'agence avec les élus, il
ne maîtrise en fait que bien peu les règles du jeu ».
3. les modes de gestion :
Les collectivités peuvent recourir à la
régie autonome (environ 8 000 à 10 000 régies communales
et intercommunales en France pour l'eau et l'assainissement), elles peuvent
aussi déléguer le service public d'approvisionnement en eau
à un opérateur privé. Cette délégation,
strictement encadrée par la loi, laisse la propriété des
infrastructures à la puissance publique, mais permet plusieurs types de
contrats, allant de la régie intéressée à la
concession :
· La concession : l'opérateur
devient l'utilisateur exclusif des installations qu'il exploite pour une
durée déterminée (de15 à 20 ans). Il doit fournir
un service aux
56 LAETITIA GUERIN-SCHNEIDER. " Introduire la mesure de
performance dans la régulation des services d'eau et d'assainissement en
France, Instrumentation et organisation ".Thèse doctorat, Ecole
Nationale du Génie Rural, des Eaux et Forêt. Paris. mai
2001.
caractéristiques déterminées et
réaliser un plan d'investissements. En contrepartie, il se
rémunère directement auprès des usagers selon des termes
définis contractuellement.
· L'affermage : c'est la
collectivité qui prend l'initiative des investissements et les finances.
L'opérateur privé prend en charge l'exploitation et l'entretien
des installations, et en partie leur renouvellement. La durée du contrat
est en général inférieure (plus ou moins 10 ans). Il se
rémunère auprès des usagers selon des termes
définis contractuellement. C'est le cas le plus fréquent en
France.
· La régie intéressée
(gérance) : la puissance publique accorde des droits à
court terme (ordre de 3 ans) à une entreprise qui travaille selon un
cahier des charges précis, et prend peu de risques : l'opérateur
assure l'exploitation, et est rémunéré par la puissance
publique (avec une partie liée au chiffre d'affaires pour
l'intéressement).
Dans ces trois cas, la puissance publique garde la
propriété des infrastructures, et le pouvoir sur les actes
fondateurs et structurants (autorité/organisation/contrôle),
tandis que les pouvoirs d'exécution sont confiés à
l'exploitant privé (entretien, gestion du personnel, suivi de la
qualité, etc.). Les pouvoirs de direction générale
(management/exploitation) sont partagés, suivant la formule
adoptée.
4. La fixation du prix
La tarification de l'usage de l'eau traduit les principaux
arbitrages d'une politique globale de l'eau. La fixation du prix au m3
résulte de négociations entre l'exploitant (privé ou
public) et les élus locaux. Les enjeux sont :
- Un prix garantissant l'équilibre budgétaire du
service, et le financement des investissements (en cas de concession).
- Un prix « acceptable » par l'usager-citoyen, et la
maîtrise des impôts locaux (en cas d'affermage : les
investissements sont votés par le conseil municipal).
Cette négociation se fait au niveau local, pour chaque
contrat : il n'y a donc pas de système de péréquation
directe en France. Toutefois, indirectement, les Agences de Bassin, qui
prélèvent des redevances et les redistribuent, effectuent une
réallocation des ressources
5. Contrôle et régulation dans le
système français:
En France les services de proximité sont
gérés au niveau local : c'est donc le territoire de base de la
régulation, mais la régulation française est une
régulation globale et politique, qui s'exerce à deux niveaux en
parallèle :
- Au niveau supra-régional (bassin
hydrographique) : via les Agences de Bassin, créées en 1964, et
qui associent l'ensemble des acteurs concernés par la gestion de l'eau.
Les taxes prélevées par les Agences forment une partie importante
de la facture d'eau, et témoignent de multiples arbitrages : entre
usagers solidaires au sein d'un même territoire ; entre usager et
contribuable ; entre pollueurs et tiers pénalisé, etc. (en fait,
se sont les mêmes principes qu'on retrouve inscrits dans la lois 10-95 au
Maroc).
- Au niveau local : elle ne porte pas sur des
paramètres précis, mais sur une architecture sociopolitique : le
maire, au coeur de cette architecture, est investi d'une
légitimité, et répercute les " problèmes" des
usagers-citoyens.
Dans le cas d'une délégation de service public,
tout le système repose sur la contractualisation effectuée au
niveau local. Les contrats de délégation sont des transactions
entre collectivités publiques et compagnies
privées encadrées par un cadre législatif fort. Il repose
sur un échange équilibré : engagement de
l'opérateur privé contre garanties offertes par la
collectivité:
a) Les garanties offertes par la collectivité
: Les coûts engagés dans les infrastructures de
distribution de l'eau sont énormes, et les opérateurs
privés doivent être en mesure d'en tirer des
bénéfices à long terme. Pour cela, le contrat offre des
garanties suivantes:
- contrat à long terme (12 ans en moyenne pour des
contrats d'affermage) ; - situation de monopole pour la durée du contrat
(demande captive);
- incomplétude du contrat pour les éléments
techniques.
Cela veut dire qu'en contractant avec un opérateur
privé, les collectivités locales transfèrent non seulement
leur expérience, leurs employés mais aussi leurs
responsabilités, et leur pouvoir de décision concernant les choix
techniques. Ceci pourrait être la porte ouverte à des
comportements opportunistes de la part des compagnies privées. Les
collectivités disposent de menaces crédibles pour empêcher
cela.
b) Les menaces crédibles pour éviter un
comportement opportuniste : La propriété des
infrastructures reste publique dans tous les contrats de
délégation. Il existe un principe de pouvoir d'annulation
unilatérale de la part des autorités locales si la compagnie ne
respecte pas ses engagements contractuels ou si elle refuse de modifier les
conditions de distribution, comme l'adoption de nouvelles techniques, respect
du nombre de ménages à desservir, etc. (Le principe est
très peu employé dans les faits mais il est potentiellement est
très fort). Les décisions prises par les autorités locales
s'appliquent alors sans délai, sans passage par le tribunal
administratif, sauf si l'opérateur fait appel. L'opérateur est
alors indemnisé.
La combinaison de garanties et de menaces crédibles
crée une relation contractuelle de dépendance mutuelle qui
renforce le poids du contrat sans l'arbitrage d'un agent extérieur
indépendant. Dans cette mutuelle dépendance, chaque partie gagne
à respecter les engagements et à ne pas être
opportuniste.
Conclusion
Le modèle français de délégation de
service public possède donc des éléments de
caractérisation dont on peut citer :
· Le type d'engagement : le partenariat
à long terme entre chaque collectivité et l'un des
opérateurs privés, qui repose sur le contrat et la
réputation des opérateurs. Ce système allie :
- l'efficacité de la gestion et de l'exploitation d'un
service par une entreprise autonome publique ou privée ;
- le maintien dans le domaine public des infrastructures, et
la maîtrise des choix collectifs (choix tarifaires et investissements
à réaliser) par la collectivité publique. Cette
maîtrise implique des compétences techniques, financières
et juridiques de la part des collectivités locales ;
- la mise en compétition des opérateurs lors de
l'attribution des contrats
· Le schéma d'organisation :
c'est un modèle fortement décentralisé, car chaque commune
négocie elle-même les conditions de délégation du
service auprès de l'opérateur. Les Agences de Bassin permettent
une gestion intégrée de la ressource au niveau
supra-régional. A noter aussi la création d'un Haut Conseil des
Services Publics de l'Eau et l'Assainissement, instance de régulation
nationale consultative, mais qui veille à une mise en concurrence
comparative des différents modes de gestion.
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