3.1.1. L'assurance sociale : entre deux
modèles
Les deux modèles de protection sociale entre lesquels
les systèmes d'assurance sociale réalisent un compromis peuvent
être distingués à partir de leur définition du
risque, ou, mieux encore, de la « qualification » (Livet et
Thévenot, 1994) des personnes qui y sont exposées. Dans le cadre
du modèle assuranciel, c'est le salarié qui est exposé aux
risques ; du point de vue du modèle de transferts sociaux par
l'impôt, c'est le citoyen.
A ces différentes qualifications correspondent
des modes spécifiques de distribution des charges et des avantages en
matière de couverture des risques sociaux. Des caractérisations
dissemblables de la nature du bien « protection sociale »,
qui traduisent des conceptions divergentes de la fonction d'assurance
exercée par les systèmes de protection sociale, leur sont
également associées. Ces deux modèles reposent en
conséquence sur des formes institutionnelles contrastées, qui se
traduisent par des modalités de financement et par un droit des
prestations dans chaque cas originaux.
3.1.1.1. Qualifications des assurés et
caractéristiques du bien assurance
Depuis leur origine, les assurances sociales reposent sur un
compromis, évolutif à travers le temps, entre des qualifications
concurrentes des personnes exposées au risque. C'est l'économie
de ces qualifications, qu'il s'agit ici de préciser.
Le modèle d'assurance du revenu
salarial
Ce premier modèle repose sur une qualification des
assurés comme personnes exerçant une activité
professionnelle subordonnée à la conclusion d'un contrat de
travail salarié. Définir le risque comme risque professionnel
lié à l'activité de production, c'est choisir de mettre
chacun à contribution en fonction de son efficacité productive et
de fixer l'indemnisation à proportion de celle-ci. Il s'agit alors
d'assurer la capacité à conserver un revenu salarial dans le
cadre d'une communauté de risque limitée aux cotisants.
Au niveau le plus général, ce
modèle met en avant la relation d'équivalence entre la prestation
et la contre-prestation, compte tenu d'une redistribution des risques ex post
entre les assurés. Le principe d'équivalence joue un rôle
central pour apprécier le rôle et la portée des principes
assurantiels dans le cadre des assurances sociales, de même qu'il occupe
une place de choix dans les débats sur les réformes. Il
revêt cependant des significations différentes selon qu'il renvoie
à l'équivalence globale, à l'équivalence
actuarielle ou à l'équivalence relative.
En termes techniques, une police d'assurance doit
être conçue comme une créance conditionnelle dont
l'échange permet une redistribution des risques portant sur la richesse
(le revenu salarial) aléatoire entre agents économiques
rassemblés au sein d'une communauté de destin. Pour pratiquer
cette activité d'intermédiation financière qui consiste
à redistribuer les risques, l'assureur prélève une somme
de primes qui, compte tenu d'une évaluation du risque, doit couvrir le
montant des prestations. Il existe donc une contrainte d'équivalence
globale entre la valeur de la totalité des primes qui (des cotisations)
et la valeur de la somme des indemnités à verser (des
prestations). L'équivalence globale entre les primes nettes et les
prestations n'a de sens que pour un horizon temporel et un facteur
d'actualisation donnés, qui peuvent être variables selon le mode
de financement. Ces trois éléments : la communauté de
risque (fermée), la redistribution des risques conditionnelle à
des états aléatoires et l'équivalence globale,
caractérisent toute activité d'assurance ; que l'assurance
soit ou non marchande.
L'assurance sociale se singularise, en revanche, par
l'interdiction qui lui est faite de pratiquer la sélection des risques.
A la prime actuarielle se substituent un taux de cotisation proportionnel,
assis sur le revenu salarial et le principe d'équivalence relative.
Les prestations en espèces ne sont pas directement
fonction de la cotisation mais reposent, compte tenu du taux de remplacement du
salaire. La cotisation est, elle aussi, prélevée sur le salaire
et son montant absolu traduit, compte tenu du taux en vigueur, la place du
revenu dans la hiérarchie salariale. Il doit donc y avoir une
équivalence entre les cotisations versées et les prestations
à recevoir, relativement au revenu salarial assuré. Puisque le
droit à prestation acquis par le versement de cotisations est à
proportion du salaire, la hiérarchie des prestations doit
refléter la hiérarchie des salaires. Pour être garantie
à travers le temps, cette équivalence doit être
exprimée en termes de salaire moyen des assurés sociaux. En
même temps qu'un rang dans la hiérarchie salariale,
l'assuré acquiert ainsi un droit à une part de la somme des
cotisations prélevées en cas d'occurrence du dommage.
Le principe « d'équivalence
relative », à proportion du revenu salarial, est plus
contesté en ce qui concerne les prestations en nature (pour l'essentiel
les biens et services médicaux). Cependant, le mode de financement des
prestations en nature par des cotisations prélevées sur les
salaires ne contredit pas nécessairement le principe
d'équivalence, alors même que les prestations sont
consommées en fonction des besoins. Si, en effet, le critère
d'évaluation des prestations en nature est, non pas le montant des
dépenses réelles, mais le coût d'opportunité de la
perte de revenu qui résulte de la maladie, coût
évalué sur la durée de vie d'un assuré, alors les
cotisations qui servent à financer les prestations en nature doivent
être aussi fonction du revenu. Un principe d'équivalence des
utilités, via le coût d'opportunité sur l'ensemble de la
durée de vie, peut être ainsi avancé en lieu et place du
raisonnement en termes de dépenses réelles effectué dans
une perspective transversale.
Le modèle de transferts sociaux par
l'impôt
Le système de transferts sociaux par l'impôt
repose sur une qualification différente des personnes exposées au
risque. Le risque que visent à couvrir les systèmes de transferts
sociaux par l'impôt est lié au contrat social par lequel les
citoyens se reconnaissent mutuellement une dette. Il s'agit alors de couvrir le
risque d'exclusion de la communauté que font peser sur le citoyen la
pauvreté, la vieillesse, la maladie, les aléas de
carrière, etc. Chaque citoyen doit pouvoir bénéficier des
conditions matérielles qui l'autoriseront à exercer
concrètement ses droits.
Alors que le modèle assurantiel, en liant les
droits à couverture au salariat, prend effet à partir de
l'entrée à la vie active, qu'il vise à garantir la
capacité à obtenir un revenu salarial, ce second modèle
vise à couvrir tous les citoyens, éventuellement dès leur
naissance, grâce à des mécanismes redistributifs. Le
premier modèle trouve traditionnellement ses justifications dans les
déficiences des marchés assurantiels (Barr, 1994).
Economiquement, les conditions d'efficience de ce second modèle peuvent
être conçues à partir d'un dispositif de voile d'ignorance,
dissimulant aux individus leurs positions futures, ou, plus
généralement, à partir de l'incertitude qui pèse
sur le montant du revenu à percevoir et la nature des processus qui en
sont à l'origine (Varian, 1980). Les mécanismes publics de
redistribution des revenus et des richesses, dont la spécification
exacte dépend des contraintes informationnelles et incitatives retenues,
peuvent alors être conçus comme une assurance contre les
aléas pesant sur les revenus, voire les projets de vie.
La nature du bien protection sociale selon les
modèles
Cette qualification contrastée des assurés
« sociaux », sur laquelle reposent les modèles
assurantiels et de transferts sociaux par l'impôt, renvoie à une
interrogation sur la nature de l'assurance des risques vitaux du point de vue
économique. Les deux modèles sont de ce point de vue le produit
de deux conceptions nettement différenciées : la
prévoyance personnelle par l'État, qui renvoie au concept de bien
tutélaire, d'une part, et la production directe de
sécurité conçue comme un bien collectif, d'autre part.
Dans le premier cas, l'objectif du système de
protection sociale est de contraindre les individus à se couvrir. Ce
premier paradigme défend le caractère individualisable de la
couverture des risques vitaux. Le rapport d'équivalence entre
cotisations et prestations précédemment évoqué a,
à l'évidence, pour condition préalable l'acquisition d'un
droit par le paiement d'une prime. En d'autres termes, l'assurance, qu'elle
soit privée ou publique, est, dans cette optique, soumise au principe
d'exclusion : les personnes qui ne paient pas le prix d'accès
à la protection n'y ont pas droit.
Par construction, le second paradigme part de
l'idée que l'État doit prendre directement en charge la
couverture des risques. Cette conception équivaut à faire de la
protection sociale un bien collectif -éventuellement
« impur »- et de la redistribution une assurance, dans les
conditions énoncées précédemment.
Cette opposition sur les caractéristiques du bien
peut sembler en partie artificielle dans la mesure où l'État,
dans une tradition qui remonte à Hobbes, est toujours producteur de
sécurité ou, si l'on préfère,
« réducteur d'incertitude ». L'organisation
étatique de la prévoyance personnelle, dans le cadre d'un
système obligatoire, a en effet le caractère d'un bien collectif.
En ce sens, la sécurité est bien produite par l'État de
manière indirecte. Inversement, la production directe de
sécurité par l'État relève aussi de la
prévoyance volontaire, dans la mesure où cette production
étatique réclame le consentement -même tacite ou, mieux,
« oublié » (Ricoeur, 1991) - des citoyens, comme le
souligne une autre tradition de pensée qui court de la Boétie
à H.Arendt. « Ce qu'il y a de sûr, c'est que les
critères classiques définissant les biens collectifs, à
savoir l'indivisibilité et la non exclusion, ne peuvent être dans
ce contexte que définis socialement ». C'est parce que ces
critères ne peuvent être conçus que socialement, parce
qu'aucune définition intrinsèque d'une hypothétique
« nature » économique du risque et de l'assurance
n'est possible, qu'il peut y avoir une pluralité de qualification
possible des personnes exposées au risque et, en conséquence, une
pluralité de modèles conceptuels mais aussi réels de
protection sociale.
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