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117R39-7r1.
Sartre reprend la question développée par Hegel
dans La Phénoménologie de l'esprit : celle de la
structure du pour-autrui. En décrivant cette nouvelle structure, il part
de « la honte », cette saisie de soi-mrme devant l'autre. Il
privilégie l'expérience du regard : quand l'autre me regarde, la
situation m'échappe : je ne suis plus qu'une transcendance
transcendée, une liberté dépassée : « Par
le regard d'autrui, je me vis comme figé au milieu du monde, comme en
danger, comme irrémédiable. Mais je ne sais ni qui je suis, ni
quelle est ma place dans le monde, ni quelle est face ce monde où je
suis tourné vers autrui. »61
En effet, pour Sartre, la honte est une modalité de la
conscience, elle est ce cogito qui me donne immédiatement
l'existence d'autrui. Il précise là que la honte est un mode de
conscience qui, comme tout autre mode de conscience, peut être
décrit en termes d'intentionnalité : « Sa
structure est intentionnelle au sens où elle est lappréhension de
quelque chose, et ici, ce quelque chose c'est moi-même, qui ai "honte" de
moi-même. La honte accomplit donc une relation interne de moi à
moi »62. Mais la honte n'est pas originellement
réflexive, en dépit du fait qu'elle est une conscience de soi,
parce que je ne peux avoir honte de moi-même que devant quelqu'un
d'autre. Dans la honte, l'autre est l'indispensable médiateur entre moi
et moi-même, au sens oil je ne peux avoir honte de moi que lorsque
j'apparais devant autrui63.
La description de Sartre est à nouveau ici tout
à fait convaincante : je n'ai honte que lorsque je vois ma conduite
à travers les yeux de l'autre, du fait que je suis alors mis dans la
position de me juger moi-même de manière objective. Mais ce
processus d'auto-objectivation est quelque chose qui arrive du dedans de
moi-même, de sorte que dans la honte, je reconnais
60 Ibid., p. 304-305.
61 Ibid., p. 314.
62 Ibid., p. 265.
63 Ibid.
que je suis tel que l'autre me voit : << La honte
est, par nature, reconnaissance >>64. Je ne
procède pas à une comparaison entre moi tel que je suis pour
moi-même et moi tel que je suis pour l'autre, parce qu'une telle
comparaison entre mon être-sujet et mon être-objet est impossible,
mais au contraire l'autre me révèle comme un type d'être
nouveau que je suis maintenant pour moi-même : « La honte est la
honte de soi devant autrui. Les deux structures sont inséparables
>>65 ; ce qui veut dire que dans la honte j'ai une relation
d'être avec autrui.
Cela implique donc que l'autre ne fait pas partie du monde :
<< Par le regard de l'autre, je fais l'épreuve concrète
qu'il y a un au-delà du monde. Autrui m'est présent sans aucun
intermédiaire comme une transcendance qui n'est pas la mienne. Mais
cette présence n'est pas réciproque...Transcendance
omniprésente et insaisissable... tel est le regard de l'autre quand je
l'éprouve d'abord comme regard »66. En faisant
l'expérience du regard, je fais l'expérience de la
subjectivité insaisissable de l'autre et de son infinie liberté.
On comprend alors pourquoi Sartre a pu dire quelques pages auparavant, dans un
passage où il se référait à Kafka, que <<
Dieu n'est ici que le concept d'autrui poussé à la limite
»67. Car, comme il l'explique, le regard ne peut pas
être rapporté à un nombre déterminé de
sujets, du fait que l'expérience de la pluralité et de la
singularité n'est possible que dans le monde. De sorte qu'il y a deux
possibilités de se détourner du regard d'autrui : soit en
regardant ceux qui me regardent et en faisant ainsi d'eux une
multiplicité de consciences existant dans le monde, soit en tentant
d'unifier le regard d'autrui en un être infini et en obtenant ainsi la
notion purement formelle de Dieu compris comme le sujet omniprésent et
infini pour lequel j'existe68. En fait, nous ne faisons jamais
l'expérience ni d'un unique regard ni d'une pluralité de regards,
mais il s'agit plutôt d'une réalité impalpable, fugace et
"omniprésente" à laquelle il convient de réserver
le mot "on". On comprend à partir de là
que Sartre puisse affirmer : << Perpétuellement, où que
je sois, "on" me regarde. On
n'est jamais saisi comme objet, il se désagrège
aussitôt >>69.
Sartre peut par conséquent définir la honte
comme "le sentiment originel davoir mon être dehors, engagé
dans un autre être et, comme tel, sans défense aucune", comme
"la conscience d'être irrémédiablement ce que
j'étais toujours" et comme "le sentiment de chute
originelle", au sens où du fait d'autrui je suis tombé dans
le monde et ai désormais besoin de
64 Ibid.
65 Ibid.
66 Ibid.
67 Ibid., p. 312.
68 Ibid., p. 328.
69 Ibid., p. 329.
la médiation d'autrui pour être ce que je
suis70. La honte est ainsi l'appréhension unitaire de trois
dimensions : « "J'ai honte de
moi devant autrui", ce qui suppose la
simultanéité de mon être conscient de mon propre être
et mon être un objet pour l'autre »71.
Il ne semble donc pas qu'il puisse y avoir pour Sartre de
rapports harmonieux avec autrui. C'est ce qui explique qu'il fasse plus de
place aux expériences concrètes où nous nous
découvrons en conflit avec autrui qu'à celles où nous
sommes en communauté avec lui et qu'il consacre des analyses plus
convaincantes à la haine et au sadisme qu'à l'amour qui, selon
lui, débouche toujours sur un échec. Il n'y a pas, pour Sartre,
de possibilité réelle de respect de la liberté d'autrui,
pas même dans l'indifférence, car notre situation originelle est
celle du face-àface avec autrui, dont notre seule existence limite
déjà sa liberté sans qu'aucun de nos actes ne puisse
changer quoi que ce soit à cette injustice première. Sartre, bien
qu'athée déclaré, trouve ici un fondement philosophique
à l'idée de culpabilité et de péché. Il
déclare en effet : « Ainsi, le péché originel,
c'est mon surgissement dans un monde oil il y a l'autre, et quelles que soient
mes relations ultérieures avec l'autre, elles ne seront que des
variations sur le thème originel de ma culpabilité
»72. C'est donc sur le fond d'une telle culpabilité
fondamentale à l'égard d'autrui que l'on peut comprendre le
phénomène de la haine qui consiste à vouloir purement et
simplement la mort de l'autre.
26
70 Ibid., p. 336.
71 Ibid., p. 337.
72 Ibid., p. 461.
28
I. LES FONDEMENTS ONTOLOGIQUES DE LA LIBERTE
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