II.3 - L'expérience du regard de l'autre comme
révélation de mon être.
Comme nous l'avons vu, il y a pour Sartre un cogito,
qui a l'autre pour objet, une conscience qui me donne immédiatement
l'existence de l'autre, de la même manière que le cogito
cartésien me révèle immédiatement l'existence
de ma propre conscience. Le point de départ de Sartre est le cogito
cartésien, << la conscience >>, et cela veut
dire que nous demeurons dans l'opposition du moi et de l'autre, qui ne peut
jamais m'être donné en original, car si c'était le cas, il
serait alors impossible de distinguer le moi de l'autre. Mais cela ne veut
pourtant pas dire que la relation à l'autre est une relation de
connaissance. "Conscience" ne signifie pas
nécessairement "connaissance". Nous n'avons pas
à choisir entre d'un côté la fusion entre deux consciences,
ce qui serait la négation de l'altérité de
l'autre, et d'un autre côté une relation à l'autre qui
serait alors réduit à un pur objet.
C'est seulement quand conscience et connaissance sont
identifiées que la relation à l'autre ne peut être comprise
que comme une relation objective. Mais pour Sartre, dire que l'autre est en
rapport avec ma conscience veut dire que ma conscience est affectée en
son propre être par autrui, de sorte qu'elle doit trouver en
elle-même une dimension qui lui
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permette de s'ouvrir à l'extériorité de
l'autre. Sartre explique que la situation est ici la même que chez
Descartes dans son affirmation de l'existence de Dieu. Descartes a
été capable de montrer que la transcendance de Dieu peut
être trouvée dans l'immanence même du cogito, parce que
l'homme ne peut pas être par lui-même l'origine de l'idée
d'infini qu'il trouve en luimême en tant que créature finie ; de
la même manière Sartre veut montrer que la transcendance d'autrui
peut ~tre trouvée au coeur mrme de la conscience. C'est ce qu'il avait
déjà mis en évidence dans sa discussion de la conception
hégélienne de l'autre : « Chacun doit pouvoir, en
partant de sa propre intériorité, retrouver l'être d'autrui
comme une transcendance qui conditionne l'être même de cette
intériorité »54.
- L'autre n'est pas moi-même.
Mais cela ne veut pas dire qu'il est une substance qui demeure
séparée de moi par un gouffre infranchissable. La
négativité ou l'altérité de l'autre n'est pas une
négation externe, mais une négation interne, une négation
qui est donc mienne, qui est une dimension de ma propre conscience.
- L'autre est un autre sujet : il
ne peut par conséquent être donné de manière
frontale comme un objet. Autrui n'apparaît donc pas en face de moi. Mais
si mon expérience d'autrui est réellement l'expérience
d'un autre sujet, cela signifie que je ne peux trouver un accès à
l'autre qu'en devenant un objet pour lui, en étant regardé par
lui. L'expérience de l'autre comme autre sujet, un « alter ego
», est l'expérience du regard. Comme
nous le voyons, Sartre ne met pas en question la notion d'alter ego,
qui nous paraissait être une notion contradictoire. Mais au lieu de
trouver un passage susceptible de mener de l'ego propre à l'ego de
l'autre (chemin qui a été celui de Husserl dans la
cinquième Méditation cartésienne), Sartre prend
comme point de départ « la subjectivité de l'autre
a», il se place donc du point de vue de l'autre et tente de
définir l'expérience que fait l'ego lorsqu'il est regardé
par un autre. L'analyse de notre auteur commence par une question : «
Quelle est la signification de l'apparition banale d'autrui dans le champ
de ma perception ?»55. La scène dont il part est
tout à fait banale ; il dit : « Je suis dans un jardin public.
Non loin de moi, voici une pelouse et, le long de cette pelouse, des chaises.
Un homme passe prés des chaises. Je vois cet homme. Je le saisis comme
un objet à la fois et comme un homme. Qu'est-ce que cela signifie ?
»56.
Cela signifie que : l'apparition de l'autre est pour moi
l'expérience de la décentralisation de mon monde : "Je ne
puis plus me mettre au centre" de la relation entre cet
54 Ibid., p. 282.
55 Ibid., p. 293.
56 Ibid., p. 300.
objet particulier qu'est autrui et les autres objets du monde.
Comme Sartre le dit en une formule frappante : "Ainsi tout à coup un
objet est apparu qui m'a volé le monde". Je fais alors
l'expérience de la perte de mon univers, ce qui veut dire que
l'expérience que j'ai maintenant de moi-même est
l'expérience d'une passivité, d'un être vu par l'autre :
<< L'être-vu par-autrui est la vérité du
voir-autrui »57 affirme-t-il, de sorte que, pour lui,
"l'autre est par principe celui qui me regarde". La seule
expérience possible d'autrui est l'expérience de mon
être-pour-autrui : c'est une expérience passive et non pas active,
l'expérience consistant à devenir objet pour l'autre. Mais en
devenant un objet pour l'autre, je reste un sujet, parce que je reste conscient
de mon être-vu-par-l'autre. Je fais l'expérience de mon devenir un
objet pour l'autre à travers le fait qu'il me regarde, de sorte que mon
devenir objet demeure mon expérience propre. Mais quelle est la
signification du regard de l'autre ?
Notre auteur explique que le regard n'est pas
nécessairement en relation avec quelque chose de sensible apparaissant
dans notre champ perceptif. L'expérience du regard n'est pas une
expérience empirique : << Bien au contraire, loin de percevoir
le regard sur les objets qui le manifestent, mon appréhension d'un
regard tourné vers moi paraît sur fond de destruction des yeux qui
"me" regardent »58.
Selon lui donc, lorsque nous apercevons le regard, nous
cessons de percevoir les yeux, de sorte qu'il est impossible de remarquer la
couleur des yeux qui nous regardent parce que "le regard de lautre masque
ses yeux"59. Je ne peux donc pas en même temps voir les
yeux de l'autre et voir son regard. Ce qui veut dire qu'il m'est impossible de
situer dans le monde la source de ce regard, car si je tente de le faire, je
deviens pour moi-même un regard et je ne peux donc découvrir que
les objets du monde et non pas le regard des autres sujets.
L'expérience du regard ne peut par conséquent
être seulement l'expérience de mon être-regardé. Nous
pouvons maintenant comprendre que le regard puisse être donné sans
être associé à l'apparition d'une forme sensible et qu'il
puisse être donné sans aucune relation avec les yeux de l'autre,
lorsqu'il y a par exemple le bruit d'un pas, ou un léger mouvement d'un
rideau à la fenêtre, ou un froissement de branches. Sartre donne
à ce propos des exemples assez convaincants : << Pendant un
coup de main, les hommes qui rampent dans les buissons saisissent comme un
regard à éviter, non deux yeux, mais toute une ferme blanche qui
se découpe contre le ciel [et]... imaginons que j'en sois venu, par
jalousie, par intérêt, par vice,
57 Ibid., p. 303.
58 Ibid., p. 304.
59 Ibid.
à coller mon oreille contre une porte, à
regarder par le trou d'une serrure... Or voici que j'ai entendu des pas dans le
corridor : on me regarde. Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est
que je suis soudain atteint dans mon être »60. Ces
exemples montrent que le regard ne peut pas être compris comme un
événement empirique, mais comme la modalité de
l'apparition de l'autre comme sujet. Une telle expérience de la
découverte du regard de l'autre sur moi se manifeste par la
"honte".
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