II. 2 - L'être-pour-autrui comme rencontre d'une
conscience.
Il faut d'entrée de jeu souligner que pour Sartre
l'expérience de l'autre est l'expérience d'une rencontre
: l'autre est, selon lui, rencontré dans la vie quotidienne comme
un phénomène particulier. La question que pose notre auteur n'est
donc pas : « comment puis-je connaître l'autre ? »
Mais plutôt : « quel est le sens de l'apparition de l'autre dans
mon expérience ? ». Il n'est pas possible en effet de
considérer que « moi-même » et «
l'autre » constituons des substances séparées, car
alors le problème de leur mise en relation deviendrait insoluble, il
faut au contraire concevoir la relation à « l'autre »
comme constitutive de ma propre conscience. Sartre trouve cette nouvelle
conception de la relation à l'autre chez les trois
"HM'I-It-à-dire Husserl, Heidegger et Hegel. Il faut
cependant souligner qu'il ne suit pas ici un ordre chronologique, mais
plutôt, comme il l'indique lui-même, "une sorte de dialectique
intemporelle"41, ce qui l'autorise à voir chez Hegel un
progrès significatif par rapport à celui de Husserl, et à
considérer que Heidegger ait tiré profit des méditations
de ses devanciers42.
La première étape est donc
Husserl. Sartre n'entreprend pas l'analyse de la longue et difficile
cinquième Méditation cartésienne qui constitue le
texte majeur de Husserl sur la question de l'autre, mais il considère
seulement le résultat de l'analyse husserlienne. Or ce résultat
est le suivant : « l'autre est la véritable garantie de
l'objectivité du monde, au sens oft il est nécessaire pour
l'objet d'exister pour plus d'un sujet et d'être donc le
référent d'une pluralité indéfinie de consciences
».43 Car dans le cas contraire, l'objet ne serait pas
véritablement extérieur à la subjectivité, il ne se
tiendrait pas en face de celle-ci et serait donc dépourvu de
vérité objective.
L'objectivité est donc pour Husserl fondée sur
"l'intersubjectivité". Husserl a montré que c'est
seulement à la lumière du concept de « l'autre
» que l'expérience peut être interprétée. Mais
il faut dire qu'une telle conception voit en l'autre seulement une
"signification", et non un "phénomène
empirique". Husserl n'explique donc pas comment la rencontre empirique de
l'autre est rendue possible. C'est la raison pour laquelle, selon Sartre, il
n'y a pas de différence entre Kant et Husserl, qui se situent tous deux
au plan des pures
41 Ibid., p. 274.
42 Ibid., p. 283.
43
Edmond Husserl, Méditations cartésiennes,
Introduction à la phénoménologie ; traduction de G.
Pfeiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1953. P. 79.
18
conditions de possibilité des
phénomènes44. Pour Husserl, l'autre se refuse par
principe à nous du fait que nous ne pouvons pas avoir accès
à son intériorité propre, il ne peut donc être
découvert que comme une absence, non comme une
présence.
Mais si une connaissance empirique de l'autre est impossible,
nous avons néanmoins besoin de lui comme signification, afin de garantir
la validité ontologique de notre connaissance. A ce stade, la conclusion
de Sartre est sévère : parce que, dans la philosophie de Husserl,
l'autre est seulement requis pour garantir la validité de la
connaissance, il ne peut pas plus échapper au solipsisme comme Kant, en
dépit de sa théorie d'une intersubjectivité,
c'està-dire d'une pluralité de sujets. C'est ainsi que Sartre
demande de faire un dépassement de Husserl avec l'approche
hégélienne45. Mais en quel sens ?
Parce que, pour Husserl, l'apparition de l'autre était
nécessaire à la constitution du monde objectif, alors que pour
Hegel elle est nécessaire à l'expérience même de la
« conscience de soi ». Seul l'autre peut garantir la
vérité de ma conscience de moi-même. J'ai besoin de l'autre
pour constituer mon propre moi, de sorte que pour Hegel la pluralité des
consciences et non l'insularité de l'ego est le fait primitif. En
d'autres termes, j'ai besoin de l'autre en tant que médiateur me
permettant d'accéder à mon propre moi. Pour Sartre, ce qui
constitue « "l'intuition géniale de Hegel", c'est le
fait qu'il me fait dépendre de l'autre dans mon être-même,
au sens où je suis un être-pour-soi qui n'est pour-soi qu'à
travers l'autre... C'est donc en mon coeur que l'autre me
pénètre" »46.
Notons qu'en dépit de ce "progrès important"
accompli par Hegel, sa solution du problème de l'autre ne satisfait pas
totalement Sartre, parce que Hegel demeure au niveau de la connaissance. Ce que
j'attends de l'autre, selon Hegel, c'est la vérité de mon
être, et réciproquement, ce que l'autre attend de moi, c'est la
vérité du sien. Mais ce que l'individu désire
réellement, comme Kierkegaard l'a bien fait valoir contre Hegel, ce
n'est pas la garantie d'une pure identité formelle avec lui-même,
mais son accomplissement réel en tant qu'individu, et la reconnaissance
de son être concret.
44 Ibid., p. 269.
45 Ibid., p. 274.
46 Ibid., p. 276.
Ainsi, contre Hegel, l'auteur de l'Etre et le Néant
7ous faut reve7ir à Descartes et déclare que « le
seul point de départ sibr est lintériorité du cogito
»47. Pour lui, la multiplicité
sca7dale de la pluralité des co7scie7ces : « La
tâche qu'une ontologie peut se proposer, c'est
de décrire ce scandale et de le fonder dans la
nature-même de l'être : mais elle est impuissante à le
dépasser »48.
La critique de Hegel a été 7écessaire pour
mo7trer que la relatio7 à l'autre 7e peut pas
être comprise e7 termes de ''connaissance'' mais
e7 termes ''d'etre'. Heidegger peut 7ous
me7er plus loi7 au se7s où il met e7 évide7ce la
7écessité de compre7dre la relatio7 à l'autre
comme u7e relatio7 d'être, car il a tiré des
leço7s de l'a7alyse hégélie77e de la lutte des
'dépendance ontologique
La co7clusio7 de Sartre à ce 7iveau est do7c positive :
« Cette fois on (Heidegger)
nous a bien donné ce que nous demandions : un
être qui implique l'être d'autrui en son être
»49. Pourta7t il 7e se co7sidère pas comme
complèteme7t satisfait. Car pour lui-même, si
7ous avo7s l'expérie7ce réelle d'u7e telle
solidarité avec les autres, il 7'e7 reste pas moi7s que
cette coexiste7ce doit être expliquée si 7ous
voulo7s reco77aître e7 elle le type fo7dame7tal
de 7otre relatio7 aux autres. Pour Sartre, le da7ger d'u7e telle
co7ceptio7 est la négation de
l'altérité de l'autre. E7 outre, il 7e
voit pas ici de possibilité d'expliquer la relatio7 co7crète
à
l'autre : Heidegger demeure sur le plan ontologique, c'est
à dire à u7 7iveau abstrait et 7e peut
pas réelleme7t expliquer ce qui se produit sur le pla7
o7tique ou co7cret de ma coexiste7ce
effective avec cet ami particulier.
C'est pourquoi la solutio7 heideggérie77e 7'est pas u7e
solutio7 co7crète et « ne
saurait nous servir [aucunement] à résoudre
le problème psychologique et concret de la reconnaissance d'autrui
»50. La critique sartrie77e de la co7ceptio7
heideggérie77e de l'autre devie7t alors très tra7cha7te. Parce
que Heidegger voit da7s ma relatio7 à l'autre u7 a priori,
quelque chose comme u7e co7ditio7 de possibilité, so7 poi7t de vue
o7tologique rejoi7t le
47 Ibid., p. 282.
48 Ibid., p. 283.
49 Ibid., p. 286.
50 Ibid., p. 287.
20
Heidegger ne parvient pas à échapper à
l'idéalisme51 et ne peut donc réellement faire sortir
la réalité humaine de sa solitude. Le résultat de l'examen
critique auquel Sartre a soumis la conception heideggérienne de
"l'être-avec'' est alors le suivant : « nous ne devons
pas essayer de rendre compte de manière philosophique de l'existence
d'autrui, parce que l'existence d'autrui est un fait contingent.[...] On
rencontre autrui, on ne le constitue pas »52. A la fin de
ce paragraphe, Sartre est donc en mesure de formuler les conditions
nécessaires et suffisantes pour qu'une théorie de l'existence
d'autrui soit valable :
1. Il ne s'agit pas de proposer une nouvelle preuve de
l'existence de l'autre, parce que j'ai toujours déjà su que
l'autre existait, j'ai toujours déjà eu une compréhension
implicite de son existence, de sorte que ce dont nous avons besoin, ce n'est
pas d'une nouvelle "théorie" de l'autre, mais de mettre au jour le
cogito qui concerne l'autre, c'est-à-dire la conscience qui me
révèle immédiatement l'existence de l'autre, de la
même manière que le cogito cartésien me
révèle ma propre existence.
2. Le seul point de départ possible est donc le
cogito cartésien qui se confond avec ce que Sartre a
nommé le "cogito de lexistence d'autrui". Cela semble
paradoxal, mais il s'agit pourtant bien de trouver la transcendance de l'autre
dans l'immanence absolue du moi : « c'est donc au plus profond de
moi-même que je dois trouver non "des raisons de
croire" à autrui, mais "autrui
lui-même" comme n'étant pas moi
»53.
3. Le cogito doit nous révéler autrui non comme
un objet, ni comme la possibilité de l'existence du monde ou du soi,
mais comme un autre intéressant le moi sur le plan empirique concret.
L'autre doit apparaître comme n'étant pas moi, ce qui implique
l'altérité et la négativité de l'autre. Mais une
telle négativité n'est pas externe - ce qui veut dire que le moi
et autrui ne sont pas des substances séparées - mais
internes, cela qui implique par la suite une relation
réciproque de négation entre moi et l'autre.
Sartre admet que Hegel a raison de penser que chaque
conscience trouve en l'autre son être, mais refuse de considérer
qu'il est possible d'adopter le point de vue de la totalité et de
considérer une telle réciprocité de haut, de sorte que le
conflit entre les différentes consciences ne trouve pas de solution et
ne puisse mener à la réconciliation. Mais on peut se demander,
jusque là, comment Sartre conçoit lui-mrme la question d'autrui
?
51 Ibid., p. 288.
52 Ibid., p. 299.
53 Ibid., p. 291.
Abordons maintenant avec Sartre la question d'autrui selon sa
propre conception. D'abord, avant de continuer, il n'est pas sans
intér~t de souligner à quel point la lecture que Sartre nous
propose des << trois H >> est à la
fois stimulante et frustrante. Stimulante, parce qu'il a
l'habileté d'aller immédiatement à l'essentiel de chaque
conception. Mais aussi frustrante, car il procède à des
simplifications excessives, surtout en ce qui concerne, à notre lecture,
Husserl et Heidegger. Il ne tient pas compte en effet des tentatives de Husserl
pour préserver l'altérité de l'autre en dépit de la
théorie qu'il propose et qui est celle de la constitution de l'autre par
le moi. Il ne prend pas en compte le fait que Heidegger ne considère pas
<< l'être-avec >> comme une condition de
possibilité de l'autre, mais plutôt comme une structure de
l'existence qui ne nous permet plus de nous comprendre en termes de conscience,
alors que Sartre lui, au contraire continue de le faire et de prendre son point
de départ dans le cogito cartésien. Sa lecture de Hegel
est la plus détaillée et probablement la plus intéressante
des trois, et il a certainement raison de blâmer Hegel pour son point de
vue "totalitaire". Nous verrons que sur ce point qu'il y aura total
accord entre Sartre et Levinas, et non pas d'ailleurs seulement sur ce point,
car il est certainement possible de montrer que Levinas est à bien des
égards redevable à Sartre de sa propre conception de l'autre.
|