III. 4 #177; La morale sartrienne: une morale
d'engagement.
Sartre, dans les années 47- 48, a entrepris
d'élaborer une morale, conformément au voeu de la conclusion de
L'etre et le néant. Elle demeura inachevée et ne fut
jamais publiée de son vivant. Il faut remarquer, comme SIMONT Juliette,
que « le souci moral parcourt toute l'oeuvre de Sartre
»94. Les "Perspectives morales" qui terminent
L'etre et le néant donnent une idée des principes moraux
de Sartre fondés sur l'ontologie. Francis JEANSON en précise
aussi quelques indices dans Le problème moral et la pensée de
Sartre. Tandis que la morale classique considère qu'il y a une
essence humaine idéale - conforme au plan du Créateur, selon les
chrétiens - la morale existentialiste de Sartre se fonde sur la
liberté absolue du pour- soi et proclame la responsabilité totale
de l'homme.
Cette responsabilité est extensible à toute
l'humanité dans la mesure où l'homme qui créé son
essence et ses valeurs, choisit ce qu'il devient au nom de
tous les hommes et pour tous. L'homme, condamné à ~tre libre est
lui-même cette liberté incarnée, factice et absurde. Ce
sont ces caractéristiques qui lui donnent tout son sens et font de lui
un être totalement responsable de ses actes contrairement aux tendances
naturalistes et transcendantalistes qui le déresponsabilisent.
L'ontologie est plus descriptive que prescriptive. Mais décrivant
l'homme comme manque, elle détermine en même temps que ce manque
est à la fois « l'origine et la nature de la valeur
»95. Autrement dit, la valeur vient du manque, elle est manque.
Or la mauvaise foi consiste à ne pas assurer ce manque, et par
conséquent à tromper ; à se tromper soi-mrme sur ce qu'on
est c'est-à-dire un pour-soi, un sujet et non un objet. Les exemples du
garçon de café, de la femme coquette que nous avions cités
dans les chapitres précédents démontrent à quel
point la mauvaise foi est une conduite de fuite devant la responsabilité
qui mesure l'étendue de notre liberté. Etre moral, c'est exister,
c'est-à-dire, vouloir sa liberté. L'homme vivant dans le
délaissement étant celui qui veut lui-même son être,
il le veut seul. Il est un ~tre moral parce qu'il s'engage et veut
par-delà l'espoir et le désespoir. Le traître de la
liberté, c'est celui qui a « l'esprit de sérieux
a», qui calcule avant d'agir. C'est là tout l'aspect
éthique de la psychanalyse existentielle de Sartre qui a pour mission
« de nous faire renoncer à l'esprit de sérieux [...] et
de faire découvrir à l'agent moral qu'il est l'etre par qui les
valeurs existent »96. Les valeurs ne sont pas à
comprendre au sens cartésien ou spinozien du terme car, comme le dit
Francis Jeanson : « Les deux ignorent que toute valeur est
94 J. SIMONT, Jean-Paul Sartre, un
demi-siècle de liberté, le point philosophique, Bruxelles,
1998.
95 J.P. SARTRE, L'etre et le néant,
essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard,
1943, p. 690.
96 Ibid., pp. 690 - 691.
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valorisation »97. De fait, Sartre ne
pose pas d'emblée l'existence de Dieu. Il n'est pas d'existant
indépendamment de l'homme et qui fonderait les valeurs de celui-ci. Par
ailleurs, si Dieu existe, il existe dans la dynamique de sa création
continuelle par l'homme agissant : « Nous n'avons pas l'idée de
Dieu ; nous devons redonner sans cesse, dans le choix que nous faisons de tel
ou tel cheminement moral »98. Mais se pose ici le
problème de savoir jusqu'à quel point cette morale sans Dieu et
sans fondement objectif est-il possible.
Sartre prend conscience de l'impasse dans lequel il s'est
incrusté en réalité. En faisant dépendre l'absolu
de l'homme, il sait qu'il rend difficile voire impossible l'élaboration
d'une morale. Il va donc essayer de compléter sa méthode dans sa
Critique de la Raison Dialectique précédée de
Questions de Méthode. Dans cet ouvrage, il développe la
notion de ''praxis''. Telle qu'elle y apparaît, cette notion
n'est que la matérialité de l'existence, mais pas au sens
marxiste du terme. De fait, la praxis n'est pas que sociale, elle est
aussi individuelle car elle prend en compte l'effort de
l'individu pour se donner l'rtre. Par ailleurs, la praxis est la condition
d'une dialectique historique parce qu'elle est un compromis entre
l'individu et la société : « toute la
dialectique historique repose sur la praxis individuelle en tant que celle-ci
est déjà dialectique »99. C'est en ce sens
que la dialectique de la praxis justifie la place de la raison pratique comme
l'élément fondamental qui donne sens à l'action humaine et
à l'histoire toute entière.
Ainsi, la morale sartrienne est fondée à la fois
sur l'individu qui n'a pas à se laisser phagocyter par la
société ; et sur la société qui permet de
modérer l'individualisme parfois exacerbant de l'homme. Il faut dire que
nous tombons ici dans un freudo-marxisme qui ne résout pas le
problème de la possibilité d'une morale, puisque pour
résoudre ce problème, il faudra d'abord résoudre celui de
l'ambiguïté humaine. Cela n'est pas possible tant que je n'existe
que parce que je suis un ~tre perpétuellement remis en question sur la
nature et les significations de mon ~tre. Ce questionnement sur
l'ambiguïté constitue l'existentialisme que notre auteur
présente comme un humanisme, car elle pose l'homme comme valeur absolue.
Ce qui signifie, en bref, qu'« entre une conscience qui tend à
s'abolir dans le respect des valeurs objectives, de signes sans signification
et une conscience révoltée qui renonce à toute
signification, l'existentialisme tire la leçon de ces attitudes et
décrit la conscience comme présence-à-soi, non
coïncidence avec soi, origine absolue de tout sens et de toute
97 F. JEANSON, Le problème moral ans la
pensée de Sartre, Paris, Seuil, 1965, p. 333.
98 Ibid., p. 334.
99 J.P SARTRE, Critique de la Raison Dialectique,
Paris, Gallimard, 1960, p. 165.
valorisation »100. Ainsi, l'histoire
en question est une histoire qui n'accorde aucune place ni à
Dieu ni à la nature humaine. C'est une histoire sans morale. Une
histoire sans morale court le risque de verser dans l'univers de la
passivité, de l'anarchie, du relativisme voire mrme de la confusion du
bien et du mal. Car la difficulté qui demeure est que la praxis n'est
pas normée puisqu'elle dépend entièrement de chaque
individu au sens oil tel individu préférera la guerre, tel autre
optera pour la non-violence ; mais chacun aura agit pour la même
cause.
Or Sartre ne détermine pas ici les conditions qui
président à telle option plutôt qu'à telle autre
dans l'action. Il trouve cependant le fondement de l'action dans la notion de
responsabilité. On peut constater qu'à la fin de l'Etre et le
Néant, Sartre esquisse la problématique dans les lignes de
la liberté comme sa propre fin. S'engager, c'est agir. Agir c'est
choisir la liberté comme fin. C'est pourquoi choisir la liberté
c'est ~tre responsable. Etre moral, c'est exister, c'est-à-dire, vouloir
sa liberté. L'homme vivant dans le délaissement disions-nous
est celui qui veut lui-meme son etre, [...] il est un etre moral parce qu'il
s'engage et veut par-delà l'espoir et le désespoir. ,Il
s'agit ici d'assumer sa condition d'homme, d'affronter les situations, les
dépasser pour les transformer. L'auteur de l'Etre et le
Néant ne justifie pas cette option de l'affrontement plutôt
que de la torpeur et du conformisme moral. Non plus il ne justifie pas
l'exigence d'une modification situationnelle, ni ne précise pas vers
quoi ou vers quelle fin il est judicieux d'orienter l'action.
On pourra objecter que Sartre propose peut-rtre des contenus
et des fins à l'action à l'instar de la libération et le
combat contre l'aliénation et qui peuvent constituer des valeurs. Mais
ces fondements sont si fragiles qu'ils ne pourraient prétendre justifier
un quelconque choix. Car la liberté peut tout justifier. L'appel
à la responsabilité peut avoir pour conséquence un meurtre
institutionnalisé. En ce sens, le massacre des Juifs à Auschwitz
ou le génocide rwandais pourraient être justifiés par un
argument du genre : '' la nation ou le peuple qui organise cette exaction
se sent en danger face à l'autre'',, et c'est pourquoi il se
défend ». On voit que l'appel à la
responsabilité semble ne donner lieu qu'à une ''morale
formelle''. Car il faudra chercher encore un autre fondement
général et palpable qui permette de ''juger une action''
alors que cette morale, générale, pour Sartre n'existe pas :
« aucune morale générale ne peut indiquer ce qu'il y a
à faire »101. Est-ce à dire finalement que
tout m'est permis dans ce genre de libéralisme à outrance et
démesuré ? Notre réponse est non.
100 F. JEANSON, O.C., p. 351.
101 J.P. SARTRE, L'existentialisme est un humanisme,
Paris, Gallimard, 1998, p. 46.
Les normes et les interdits peuvent etre là, mais ils ne
doivent pas freiner l'action. Les
lois peuvent être dépassées en certaines
circonstances. Le principe de la morale de Sartre c'est
de se battre pour la promotion de ma liberté et de celle
des autres. Un être moral est enfin
celui qui veut aussi la liberté des autres, qui ne
porte pas d'entrave à leur liberté. L'être moral cherche la
liberté d'autrui envers et contre l'autre parce que « quand
nous disons que l'homme est responsable de lui-même, nous ne voulons pas
dire qu'il est responsable de sa stricte individualité, mais qu'il est
responsable de tous les hommes »102. Le caractère
inachevé de Cahiers pour une morale de Sartre trouve sa
justification dans cette contingence de la norme éthique. Celui-ci pense
que toute morale qui se donne comme systématique ne peut que favoriser
l'aliénation de l'homme. Dans une certaine mesure, la morale est
rattachée à l'esthétique dans le sens où elle est
création permanente des valeurs. C'est en ceci que nous pouvons
comprendre la morale sartrienne, comme une perpétuelle interpellation
à l'action
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102 Ibid., p. 30.
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