III.3 #177; Liberté et
Responsabilité.
Si l'entière liberté apparaît dans une
situation toujours aliénée, j'en suis pourtant responsable. Le
lien entre l'affirmation « nous sommes condamnés à
être libres » et une éthique de l'engagement est
établi par la notion de responsabilité. Sartre en parle en
conclusion de l'analyse de la liberté, dans L'Être et le
Néant. Il reprend à son compte le sens courant du terme :
« conscience d'être auteur incontestablement d'un
événement ou d'un objet » et en donne ce premier
critère : « assumer la situation où on se trouve, avec
son coefficient d'adversité, flit-il insoutenable [...]. Ce qui
m'arrive, m'arrive par moi et je ne saurais ni m'en affecter ni me
révolter, ni me résigner. D'ailleurs tout ce qui m'arrive est
mien ; il faut entendre par-là, tout d'abord, que je suis toujours
à la hauteur de ce qui m'arrive, en tant qu'homme, car ce qui arrive
à un homme par d'autres hommes et par luimeme ne saurait etre
qu'humain. »83
Rappelons que, pour Sartre, la responsabilité radicale
de chaque personne est la simple revendication logique des conséquences
de sa liberté ontologique fondamentale. Il n'y a pas de situation
inhumaine ; les plus épouvantables guerres et les plus atroces
méfaits sont humains : « ...la responsabilité du
pour-soi est accablante, puisqu'il est celui par qui il se fait qu'il y ait un
monde. »84 L'homme est engagé dans un monde qu'il
crée sans cesse et auquel il donne un sens. Sartre est très clair
sur ce point : l'homme est toujours responsable, meme individuellement, du
monde dans lequel il vit. Le choix d'un homme engage toute
l'humanité, car il doit pouvoir répondre de ce choix devant
chacun et se demander sans cesse ce qui se passerait si les autres hommes
faisaient le mrme choix que lui. L'homme crée des valeurs auxquelles il
choisit d'obéir. Sa manière de vivre et sa façon de penser
l'engage face aux
81 Ibid., 1943, p. 546.
82 Ibid., p. 538.
83 Ibid., p. 639.
84 Ibid., p. 612.
autres. Son choix libre est bien l'expression d'une
responsabilité totale : « Le propre de la réalité
humaine, c'est qu'elle est sans excuse »85.
Dans un monde dépourvu de Dieu, l'homme se trouve face
à lui-même et au milieu de différents existants.
Incréé, mais ne s'étant pas créé
lui-même86, il est ''jeté-là'' dans un
univers sans repère, ni appui. Autrement dit, il est abandonné
à lui-même. Il ne dépend d'aucun autre ~tre que de
lui-même. Pour user des termes heideggériens, on parlera du
"délaissement''. L'homme est délaissé dans une
existence à laquelle il n'a pas donné son assentiment. Il est
comme perdu dans le néant absolu. Il vit dans un monde où rien
n'est donné ou fait, mais où tout est à faire. D'où
l'angoisse qui le hante. Il n'y a rien de plus terrible pour l'homme que d'1tre
purement gratuit, d'rtre par hasard, de ne pas avoir été voulu,
d'tre sans recours et sans secours. Dès lors que l'homme n'est soumis
à aucun déterminisme, à aucune valeur suprême tel un
Dieu qui régulerait ses conduites pouvant le mettre à l'abri de
l'absurdité de l'existence, il est alors totalement libre et responsable
de ses conduites. Tout lui est permis comme dit Dostoïevsky cité
par Sartre : « Si Dieu n'existait pas, tout est permis
»87. C'est le postulat fondamental qui justifie l'existence
mrme de l'homme : « la liberté l'etre de l'homme
»88. C'est-à-dire que l'homme se définit
essentiellement et foncièrement par sa liberté ; il est
liberté. Et celle-ci est néantisation de
"l'etre-en-soi", car elle s'assimile au ''néant qui est au
coeur de l'homme". Elle a ainsi le pouvoir de néantisation et de
négation face à la contingence et à l'absurdité de
l'existence. Cette liberté est fatale et infinie dans la mesure
où elle n'est limitée ni par une situation quelconque, ni par une
règle préétablie, ni par la mort.
L'homme condamné à ~tre libre est donc
condamné toujours à faire des choix. En un mot, l'homme se
définit par sa liberté, et nier cette liberté
c'est nier son statut d'homme. C'est en ce sens qu'on comprend la
liberté comme condition première de l'action telle que Sartre la
définit : « ...dès lors qu'on attribue à la
conscience ce pouvoir négatif vis-à-vis du monde et
d'elle-même, dès lors que la néantisation fait partie
intégrante de la position d'une fin, il faut reconnaître que la
condition indispensable et fondamentale de toute action c'est la liberté
de l'être agissant »89. Toujours et
entièrement libre, l'homme endosse une responsabilité absolue.
Puisque son envie n'est pas figée, et puisqu'il n'y a ni nature humaine
ni Dieu, l'homme est totalement libre et responsable de ses actes. C'est ce que
notre auteur explicite lorsqu'il
85 Ibid., p. 613
86 J.P. SARTRE, L'existentialisme est un
humanisme, Paris, Gallimard, 1998, p. 39.
87 Ibid.
88 Ibid.
89 IDEM, L'être et le néant,
essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard,
1943, p. 691.
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affirme : « En effet, tout est permis si Dieu
n'existe pas, et par conséquent, l'homme est délaissé,
parce quil ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de
s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses »90. Ce
qui veut dire en d'autres mots que l'homme n'a de compte à rendre
à qui que ce soit, ni n'attend de secours de personne, il est
appelé à prendre son destin en main.
L'expérience de l'absurde constitue pour lui une
interpellation à l'action, à la prise de conscience d'un monde
dans lequel la ''praxis" apparaît comme une dimension
fondamentale. Son devenir historique dépend de lui. En ce sens, l'homme
est son propre projet. Il n'est que ce qu'il se fait, et ne sera que ce qu'il
aura projeté d'rtre ; et non pas ce qu'il voudra
être91. Rien n'existe antérieurement à ce
projet. C'est celui-ci qui définit son essence même. Sartre parle
à ce sujet de "Subjectivité" : « C'est l'homme
en tant que liberté qui invente l'homme »92. Cette
liberté absolue engage entièrement l'homme. L'homme responsable
prend en main le projet de la réalisation de son existence. Qui dit
"Oui" dit "Engagement'' car il n'y a pas de liberté
passive. L'engagement est condition mrme de la liberté. Elle se
ramène, en effet, à une dimension pratique opposée au
simple constat, à la théorie et à la spéculation.
L'homme, pour se réaliser, doit passer à l'acte véritable.
Il faut agir pour ttre. Ce qui est fondamental, c'est l'action qui, seule est
susceptible de transformer le réel et de lui donner un sens. De
là, la liberté est liée à la responsabilité
et à l'engagement. Tout homme est en situation. Il a un corps, un
passé, des amis, des ennemies, des obstacles à franchir, des
problèmes vitaux jà résoudre. Mais l'on ne peut pas
dire que les situations dans lesquelles se trouve l'homme
déterminent ses conduites. Ce qui veut dire qu'en projetant mes
intentions, mes visées d'avenir sur la situation actuelle, c'est moi
qui, librement et en toute responsabilité transforme celle-ci en motif
d'action. Ce sont mes libres projets qui donnent une signification aux
situations. Le monde n'est jamais rien d'autre que le miroir de ma
liberté. Ainsi, « tout homme qui, pour échapper à
l'absolue de la liberté et à l'angoisse qu'elle suscite invente
un déterminisme est un homme de mauvaise foi »93.
Mais si c'est l'homme qui crée son essence et ses valeurs,
choisit ce qu'il devient, sans l'intervention d'un Dieu
créateur ni d'une valeur suprême pouvant lui inspirer normes ou
ligne de conduite extérieures, comment est-il possible l'idée de
la morale chez Sartre ? Autrement dit, en quoi consiste la morale de Sartre et
sur quoi est-elle fondée ?
90 Ibid.
91 Ibid., p. 30.
92 Ibid., p. 40.
93 D. HUISMAN, Les philosophies de la
liberté, Paris, Bruno Huisman, 1982, p. 291.
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