Jean zay, ministre des beaux arts 1936-1939, étude de cas sur sa politique cinématographique( Télécharger le fichier original )par Lisa Saboulard Université de Toulouse II Le Mirail - Master 1 Histoire Contemporaine 2010 |
3.2.3) Une opposition farouche des professionnelsMême si les premières collaborations entre syndicats patronaux et ouvriers sur les conventions collectives, ou sur l'impossibilité d'appliquer les 40h, voient le jour, cette entente est loin d'être présente concernant le statut Zay ! Le projet avait déjà reçu l'approbation de l'Union des artistes, du syndicat des techniciens de la production cinématographique, de l'association des auteurs des films et de la S.A.C.E.M217(*). Le projet incluant la protection des travailleurs du milieu n'a aucun mal à se faire accepter par la C.G.T et les autres syndicats ouvriers. En revanche, les syndicats patronaux, en particulier ceux de l'exploitation étaient catégoriquement contre l'instauration du contrôle des recettes. Des négociations entre les distributeurs et les directeurs essayèrent de stopper le décret spécial mis en place juste avant la guerre. Les directeurs reconnaissaient l'utilité d'un contrôle des recettes et d'un organisme de contrôle professionnel mais ils désiraient que la compétence de cette institution s'étende à l'ensemble des branches de la corporation. Ils approuvaient le label apposé sur les billets mais souhaitaient cependant une étude approfondie et préalable du financement du bureau de contrôle et de statistiques.218(*) Enfin les syndicats patronaux s'insurgeaient déjà contre l'invasion de l'Etat dans un milieu libéral alors que la procédure de nantissement, coeur du projet Zay constitue la solution la moins interventionniste et justement la plus libérale. Mais les professionnels ne pouvaient pas imaginer un seul instant que l'Etat ait un droit de regard sur la production et la fabrication d'un film. Tel est là le paradoxe des professionnels de ce milieu : les corporatistes219(*) de la profession cinématographique se plaisent à défendre leur liberté, mais réclament l'aide de l'Etat lorsqu'ils sont en difficulté tout en s'alarmant dès que celui-ci fait mine de bouger. « Nous allons démonter le projet pierre par pierre et en arracher, chacun, un morceau de son coeur avec plaisir » précisait Harlé dans la Cinématographie Française Mais ils n'ont pas eu besoin de le faire, la guerre a déjà sonné, et le texte, hormis quelques allers retours entre la chambre parlementaire et le ministère sera rapidement enterré. 3.3) Vichy ou le paradoxe de la continuité« Dans la rage de dénigrement antifrançais qui caractérisa le nouveau pouvoir au lendemain de l'armistice, notre cinéma entre autres, fut pris comme cible. Il fallait « purifier l'écran » : tous les films produits en France avant la guerre étaient attentatoires à la morale ou au patriotisme ; nos studios n'étaient que des repaires de gangsters et de métèques. Voilà ce que nous lûmes pendant dix huit mois. J'observe depuis quelques temps un changement de ton. Duvivier, Jean Renoir, Jouvet et tant d'autres ont gagné l'Amérique et n'en sont pas revenus. On découvre à Vichy qu'en 1939 le cinéma français occupait la seconde place dans le monde. On s'aperçoit que la production moralisatrice de 1941 n'a été qu'une succession de navets, à moins que le grand effort de redressement n'ait abouti qu'à des collections de films policiers. Du fond de ma retraite, je parle de cet état de choses nouveau par ouï-dire, commun aveugle des couleurs, mais j'ai bien connu l'état des choses ancien220(*). Si Jean Zay est emprisonné suite à l'épisode du Massilia221(*), ses idées font leurs chemins et trouvent leur place paradoxalement sous les années noires de l'Occupation. Il évoque et critique ici la censure de Vichy mais non la mise en place des premières institutions du cinéma, et pour cause. Les idées développés dans son statut ont eu des répercutions sous les années noires de l'Occupation et ont été, pour les principales, appliquées et menées à leur termes En effet, face aux empiètements de la réglementation allemande, Vichy réagit en dotant le cinéma français de structures institutionnelles222(*). Ainsi l'occupant est ravi car l'initiative s'intègre dans le cadre de sa politique générale. Il va pouvoir imposer en douceur ses volontés par l'intermédiaire d'une institution française fondée à l'ombre du Maréchal et de sa Révolution nationale223(*). Le régime de Vichy (1940-1944) modifie profondément l'organisation du cinéma. Ainsi, un décret du 2 décembre 1940 institue le Service du cinéma et le Centre d'organisation de l'industrie cinématographique, le COIC, dans le cadre de la loi d'aout 1940 sur l'organisation corporative de la production industrielle. Le COIC une organisation typique du régime qui structure toute l'industrie française cinématographique. Elle est composée d'une commission consultative de vingt membres représentants de la profession et est subdivisée en cinq sous-commissions224(*) : industrie technique, producteurs, collaborateurs de création, distributeurs, exploitants de salles. Des embryons de cette organisation se trouvent, en fait, dans les conclusions du rapport Carmoy et dans le décret sur le contrôle des recettes, plusieurs mesures s'inspirant des nombreuses propositions émises avant-guerre, notamment par Jean Zay. Rien d'étonnant donc à ce que Guy de Carmoy soit nommé commissaire du gouvernement auprès de l'institution225(*), avec à ses côtés, comme premier directeur du COIC, le producteur Raoul Ploquin. Paul Leglise considère que ces deux hommes ont été les artisans valeureux de la réorganisation de l'industrie cinématographique française : « Il semble bien que leur souci majeur ait été de se mettre exclusivement au service des intérêts supplémentaires du cinéma français et de lui assurer, en toute dignité, un nouveau départ sur les bases rationnelles »226(*). Effectivement, en moins d'un an, les principes de réorganisation de l'industrie cinématographique, longuement élaborés sous la III e République, sont pour la plupart appliqués : instauration d'un système d'avance à la production cinématographique par l'intermédiaire227(*) du Crédit National, mise en place d'un contrôle des recettes228(*) et réglementation de la profession (cartes d'identité professionnelles, autorisations d'exercice, location des films au pourcentage etc.). La triple taxe sur l'exploitation est supprimée au profit d'un impôt unifié sur les spectacles, et la formule du double programme est abolie. De fait, le moment « Vichy » des rapports de pouvoirs publics au cinéma s'est traduit par la concrétisation de nombreux projets élaborés avant la guerre, avec toutefois une structuration « corporatiste » de la profession. Le paradoxe de la période vichyssoise est de mettre en oeuvre des réformes modernisant et assainissant l'industrie qui paraissaient nécessaires aux gouvernements précédents mais qu'ils n'avaient réussi à mettre en oeuvre. Vichy est donc le véritable premier acte d'une politique globale et centralisée du cinéma229(*). * 217 Paul Leglise, op cit, p 189. * 218 Cinématographie Française 29 juillet 1939. * 219 Tels que le Comité du film, syndicat patronaux majoritaire à l'époque * 220 Zay J, op cit, p 203. * 221 En juin 1940, le gouvernement Paul Reynaud est replié à Bordeaux en raison de la déroute de l'Armée française. La réquisition du Massilia, paquebot de ligne, eu pour but de permettre à des hommes politiques de quitter la France avec l'intention de constituer un nouveau gouvernement en exil qui abandonnerait à l'Allemagne les territoires de métropole afin de mieux reprendre l'offensive militaire à partir des départements d'Afrique du Nord. Parmi les passagers les plus connus se trouve Edouard Daladier, ancien ministre de la Guerre, Pierre Mendès France, ancien sous secrétaire d'Etat au Trésor, lieutenant d'aviation et Jean Zay, sous lieutenant à l'époque. À leur arrivée à Casablanca, ceux qui étaient considérés mobilisés comme officiers tel que Jean Zay sont arrêtés le 31 août 1940, rapatriés en métropole et traduits devant le Tribunal militaire de Clermont-Ferrand pour « désertion devant l'ennemi ». Le piège se referma et Jean Zay fut condamné à la déportation à vie et à la dégradation militaire - Ses prises de position très antimilitaristes et pacifistes avant la déclaration de guerre n'étant sans doute pas étrangères à cette sévérité et en faisait un « bouc émissaire idéal » selon le spécialiste Loubes O., « Jean Zay, Vichy et la Résistance », Revue d'histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1996, p. 151-167 * 222 Parmi les facteurs explicatifs d'une telle célérité, en plus de la volonté de ne pas laisser les autorités allemandes prendre le contrôle direct du secteur, la question de la propagande et du « moral » des Français, la logique corporative qui était préconisée dans le rapport Carmoy, et enfin l'action de hauts fonctionnaires qui voient l'occasion de faire appliquer une réorganisation du secteur jugée nécessaire depuis longtemps. Leglise P., Histoire de la politique du cinéma français, le cinéma entre deux républiques, 1940-1946, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1977 p 13. * 223 Trente-cinq ans plus tard, le producteur Roger Richebé, qui a été l'un des directeurs du COIC, en fera l'aveu : « Ici apparaît la malignité d'un occupant qui fait signer par d'autres, c'est-à-dire par des Français, les décisions insupportables qu'il prend ». Certes l'oeuvre du COIC n'a pas toujours été négative puisqu'elle a en partie survécu. Mais fallait-il, pour autant, la payer au prix fort ? * 224 Ces cinq « groupements d'exécution » à partir de comités d'organisation professionnels par la loi générale du 16 aout 1940 * 225Guy de Carmoy est l'inspecteur des finances auteur du rapport éponyme rendu public en 1936. Pour rappel, ce rapport qui faisait la part belle à l'organisation corporative patronale semble être plutôt dans la tonalité du nouveau pouvoir ; en réalité l'écart est profond entre un projet d'organisation du cinéma par la profession elle-même et la mainmise du gouvernement de Vichy au travers d'un dirigisme corporatif. De Carmoy sera écarté de la direction du Service en septembre 1941, et déporté quelques mois plus tard car trop « gênant » dans les relations franco-allemandes. * 226 Leglise P., op cit p 48 * 227 Le terme « intermédiaire » qui peut sembler un peu trivial ou imprécis correspond en fait assez bien au coeur de métier d'un établissement financier ou d'une banque, c'est-à-dire l'intermédiaire entre des ressources financières collectées ou empruntées et des emplois financiers sous formes de crédit accordés aux agents économiques. Plus de détails à ce sujet dans Valter G, Le régime de l'organisation professionnelle de la cinématographie : du corporatisme au régime administratif, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1969. * 228 Par l'arrêté du 7 février 1941 et la décision d'application n° 6 du COIC, est institué un contrôle des recettes. La marque sur les billets d'entrée est celle du COIC. L'exploitant est comptable des billets reçus * 229 Voir à ce sujet Vernier J-M., l'Etat français à la recherche d'une politique culturelle du cinéma : de son invention à sa dissolution gestionnaire, article paru dans Quaderni n°54, printemps 2004, vol 54, n°1, p 95 à 108. |
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