Jean zay, ministre des beaux arts 1936-1939, étude de cas sur sa politique cinématographique( Télécharger le fichier original )par Lisa Saboulard Université de Toulouse II Le Mirail - Master 1 Histoire Contemporaine 2010 |
1) Un domaine sinistré« La situation du cinéma français est telle qu'elle présente à la fois l'inconvénient redoutable d'une faillite quasi générale et aussi cette espèce de chance de salut paradoxale que, précisément, la crise et les mécomptes financiers ayant fait table rase sur le marché du cinéma, le Parlement et le gouvernement sont à même d'envisager des mesures d'ensembles sur un terrain déblayé »61(*) C'est par ces mots que Jean Zay, en 193662(*), résume la situation du domaine cinématographique. Celui-ci, au centre d'une révolution technologique, est touché par une crise économique révélant son manque d'organisation, ce qui n'est pas sans susciter un intérêt grandissant de l'État. 1.1) L'avènement du parlant et une crise économique malvenue...1.1.1) Du silence à la parole C'est face à une situation économique sombre que le domaine cinématographique découvre le son. « Les progrès de la technique ont été véritablement foudroyant »63(*) s'exclame Jean Zay. Peut-être trop foudroyant pour le cinéma français. En outre, la mutation du muet au parlant ne se fait pas sans mal. La révolution du parlant est en effet une révolution technique, économique, esthétique, sociale et mentale qui modifie rapidement le milieu cinématographique et ses protagonistes : acteurs, exploitants, producteurs et techniciens64(*). Grâce à celle-ci, le cinéma s'installe comme une industrie essentielle, sinon la principale industrie, du divertissement et de la communication. Face à cette révolution de la parole, les acteurs ont du se mettre au diapason. Malheureusement, bon nombre de visages photogéniques, éclipsés par des voix affreuses, échouent à l'examen du son et l'ensemble des musiciens qui accompagne les muets se retrouve remercié. Les palaces du parlant, rivalisant d'abord en luxe et démesure en mariant follement velours et or, ont du se mettre aux nouvelles normes et s'adapter aux multiples exigences techniques fort onéreuses, tant au niveau de la sécurité des spectateurs que du matériel et des salles. Lorsque la vogue des films parlants déferle en Europe, seuls les studios britanniques sont équipés en raison de luttes d'intérêts qui se jouent en coulisse depuis la fin des années 20. Ainsi, les premiers films parlants français, tel que les trois masques65(*), sont tournés à Londres. Les professionnels du cinéma, et notamment les exploitants de salles, préfèrent parler de « film sonore ». « Par film sonore, il faut entendre tout film comportant des paroles, des chants, de la musique ou tous autres sons, quelle que soit leur nature, enregistrés soit sur la copie positive du film, soit sur des disques ou tous autres systèmes enregistreurs de sons distincts de la copie positive et destinés à être utilisés en synchronisation avec elle »66(*). La précision dans la formulation répond à un souci commercial. Il s'agit d'éviter à la fois des tensions entre professionnels (loueurs ou distributeurs et exploitants) et les tensions entre ces derniers et les consommateurs (exploitants et spectateurs). Cette définition du « film sonore » met moins l'accent sur le mode technique d'enregistrement et de diffusion du son que sur le principe de l'adéquation entre les images projetées dans la salle et leur sonorisation originelle. Ainsi, ce principe oblige donc l'exploitant à louer, en plus du fil, le son qui va « avec ». Néanmoins la France s'équipa assez vite une fois la certitude acquise que le muet avait fait son temps. L'État recense officiellement en juin 1935, 3023 salles équipées en cinéma sonore sur un total de 760967(*). À l'évidence, le chiffre traduit la résistance des petites et moyennes exploitations cinématographiques à la conversion au nouveau principe de sonorisation des films. Cette réticence ne s`explique pas seulement mécaniquement par le coût considérable de l'équipement d'une salle en projection de films sonores, ou par la perte potentielle du public populaire via une augmentation inéluctable des prix d'entrées. Mais le triomphe du cinéma parlant et l'adhésion du public au nouveau principe de « synchronisation » balaieront les dernières réticences des directeurs de salles. De fait, l'effet esthétique produit par ces nouveaux objets68(*), combiné à l'action des personnes69(*) , contribue à la transformation progressive d'un spectacle local et de l'exhibition de films en spectacle cinématographique national. « Le cinéma constitue un art jeune, dont la croissance a été extrêmement rapide »70(*). En effet, en quelques mois, le divertissement urbain et populaire des trente premières années du siècle devient une industrie culturelle de masse et la forme idéale du spectacle moderne, en lieu et place du théâtre qui constituait jusqu'aux années 30 la sortie par excellence. Ainsi, les recettes du domaine cinématographique dépassent largement les recettes des autres divertissements, preuve le schéma ci dessous71(*). Malgré la baisse de fréquentation due à la crise qui sévit entre 1931 et 1934, à l'aube du Front populaire, les recettes ne cessent d'augmenter pour atteindre lors de l'année 1936 395 millions de francs. Le passage du muet au parlant entraine, à côté de l'élimination culturelle de bien des acteurs et des metteurs en scène, celle de maint producteurs indépendants et ou secondaires, au profit de quelques grandes sociétés généralement trans-nationales. S'en suivent des manifestations industrielles nouvelles comme la création de la Société des films sonores Tobis créée pour la production de films enregistrés sur Tobis-Klang (février 1929)72(*). Elle fit l'acquisition de studios qu'elle réaménagea pour les modifier et les remettre à neuf. Des collaborations furent mise à jour à travers la formation de nouveaux groupes industriels : Pathé-Natan ou Gaumont-Franco Flim-Aubert.qui, nous le verrons plus tard, auront une courte vie. L'apparition du cinéma parlant s'accompagne donc de la transformation des salles et des studios, mais aussi de la construction de nouveaux cinémas fastueux, dont le Rex demeure à Paris un des rares exemples préservés. Mais cette révolution endette malheureusement toute la profession qui fait face également à une crise économique sans précédent. 1.1.2) Difficultés économiques La grande dépression n'atteint la France qu'en 1932. Le cinéma n'est pas à l'abri, d'autant que des caractères spécifiques le fragilisent plus que d'autres secteurs d'économie. Deux rapports révèlent le mauvais état du cinéma dans ces années : le rapport Petsche et le rapport Carmoy, que je mentionnerais plus loin même si la plupart des statistiques économiques sont tirées de ces travaux. Après le « boom » du parlant et le sommet de 193173(*) (937 millions), les recettes diminuent avec la crise, 1934 (834 millions) marquant le creux de la vague. L'exploitation vit la première baisse importante de sa fréquentation et de ses revenus : une perte de 20% sera enregistrée de 1931 à 1936 passant ainsi de 937 millions à 750 millions de recette en 36. Cette baisse de revenus intervient alors que les besoins de financement (liés à l'introduction du parlant mentionné plus haut) augmentent. Les liquidations et faillites n'ont de cesse de se multiplier : 62 en 1932, 86 l'année suivante, 95 en 1934. Cette année là, plus de 350 salles (7,5% du parc) restent fermées74(*), la baisse des prix de places n'arrivant pas à provoquer une remontée de la fréquentation. Même si le phénomène est international, le cinéma français est celui qui souffre le plus de cette conjoncture. À titre de comparaison, les salles françaises comptent 6 700 000 spectateurs par an pour cent salles par million d'habitants contre 19 500 000 dans le Royaume-Uni, pour une proportion analogue75(*). Cependant, Guy de Carmoy ne s'inquiète pas -contrairement à Maurice Petsche- de la baisse des recettes dans les salles de cinéma depuis 1931, baisse moins catastrophique (4%) par exemple que pour les théâtres (31%). Il en trouve les causes générales dans la réduction du pouvoir d'achat et dans la diminution du prix des places. Face à cette crise, des moyens d'empêcher la venue de nouveaux entrants sur le marché des salles voient le jour ; soit en s'opposant à la construction de nouvelles salles, soit en instituant une licence pour exploiter. Les pratiques individuelles de guerre des prix ou de braderie de services offerts sont dénoncées.76(*) Mais Gaumont lance le mouvement sur la capitale à l'automne 1934 (-40% au Gaumont-palace) et la concurrence devient acharnée entre les exploitants ne sachant plus comment maintenir leurs niveaux de recettes. Ce n'est que quelques années plus tard, sous le Front populaire, mais sans être la cause de mesures particulières, que la reprise s'installe et que le retour des spectateurs au cinéma incite les producteurs à accroitre les tournages. Néanmoins, la crise reste économique et sociale : la Loterie nationale fait rêver et prélève des ressources au détriment des spectacles. La TSF incite les gens à se divertir chez eux et empiète tout doucement sur le théâtre77(*). Ce qui est vrai pour le théâtre est vrai pour le cinéma et « ce n'est pas sans une certaine ironie que nous voyons surgir cette nouvelle concurrence au moment même ou après tant de difficultés les salles de cinéma ont procédé au rajustement du prix des places »78(*). Outre la conjoncture économique temporelle, le cinéma souffre de la part importante de taxes qui lui est attribuée. Les rapports Carmoy et Petsche sont concordants sur ce problème : les charges fiscales, d'État ou municipales, générales ou spécifiques, sont effectivement très lourdes. Suivant les calculs, elles varient de 15 % jusqu'à 40% pour certains, mais la plupart des chiffres trouvés donnent en moyenne 17% comme part totale des recettes, plus que pour la T.S.F ou la Loterie nationale, les théâtres, cabarets et cirques79(*). Une taxe fut particulièrement décriée et originale, car elle remontait à une ordonnance de ...Charles VII (1407). Celle-ci prescrit des quêtes pour les hôpitaux à l'occasion des noces. Si elle fut généralisée sous Louis XIV et pèse uniquement sur les spectacles, c'est comme tribut à l'honorabilité. Les hôpitaux étaient tenus par des religieux et l'Église excommuniait les comédiens. Ceux-ci, par une sorte de mesure expiatoire, versaient de l'argent aux hôpitaux. Depuis la Révolution, l'Assistance publique est chargée de recueillir les fonds. Aussi ce droit « périmé » est-il particulièrement mal supporté. Jean Zay précise plus particulièrement le problème : « Les salles de cinéma supportent [...] une triple taxation : la taxe d'État qui est variable suivant la nature du spectacle, le droit des pauvres de 10% et la taxe municipale facultative, mais qui est appliquée à peu près généralement. Pour prendre l'exemple de Paris, dans les 68 millions qu'a produit sur l'année 1935 cette fiscalité sur les spectacles, prés de 21% ont été imposés au cinéma, alors que pour les théâtres, je ne parle pas des théâtres subventionnés, qui ont un régime spécial, la charge a été de 10%. ».80(*) En plus de ces taxes importantes, la concurrence étrangère au niveau de la production cinématographique envahit le marché français qui a comme règle sur ce sujet là le protectionnisme. Avec le contingentement, le nombre de films étrangers pénétrant en France chaque année après paiement d'un droit de douane se trouve limité81(*). La production française est également protégée par une taxe sur le doublage. Si quinze salles parisiennes sont spécialisées dans la « V.O », le grand public, par indifférence ou paresse, boude souvent cette version originale. Malgré la taxe presque tous les films étrangers sont exploités en version doublée : quelle concurrence pour le cinéma français ! « Il faut au marché français -je prends les chiffres de 1935- environ 400 films par an. Or, en 1935, l'industrie française a produit 120 films : cela signifie que les trois quarts des films projetés en France sont des films étrangers. [...] en 1934, il y a eu 143 films étrangers doublés, 153 films étrangers en version originale, 31 films de version française tournés à l'étranger et par conséquent étrangers, et seulement 103 films français. » dixit Jean Zay, exposant les motifs de la crise connue par le cinéma82(*). L'organisation commerciale de la distribution ne favorise pas la diffusion des films français, 5 sociétés américaines distribuant, en 1935, 136 films américains, 11 films français et 3 d'origines diverses, 4 sociétés françaises distribuant 48 films américains et seulement 14 films français83(*) ! La production étrangère demeure maitresse, en France, de la distribution de ses propres films en particulier les Etats-Unis, première puissance cinématographique mondiale. Comme le révèle ce tableau récapitulatif du cout d'un long métrage84(*), un film reste cher à produire et ce coût n'a de cesse d'augmenter dans les années trente face à l'amélioration de la technique et production dû à l'avènement du parlant. De 1,6 million en moyenne en 1935, il passe les trois années suivantes à 1,9 ; 2,5 et 2,95, soit une augmentation nettement supérieure à l'inflation de 85% en quatre ans. L'application des 40h est beaucoup trop rapide face à une industrie qui ne peut pas travailler à heures fixes (tout dépend de la scène, du temps, et du nombre de figurants85(*) provoque aisément l'augmentation du cout de film, accompagné par l'augmentation du cout des matières premières (pellicules)). Les plateaux français sont peu compétitifs, les devis jusqu'à 30% plus élevés qu'à l'étranger. Les interprètes représentent près du quart du budget, deux fois plus que le personnel technique qui est à égalité avec les concepteurs (mais ceux-ci sont moins nombreux). Pour être amorti, un film doit rapporter cinq fois son coût en neuf-dix mois (le producteur n'est pas le seul à investir). Dans les années 30, le sixième seulement des films français a permis un réel bénéfice ; un quart connaît une carrière très difficile. En fait, les producteurs ne couvriraient pas leurs frais sans le recours au crédit. De fait, pendant toutes ces années, le cinéma français est porté à bout de bras par des entreprises fragiles, parfois des sociétés « au coup par coup », créées pour la production d'un film unique, répertoriées en général dans la rubrique « Liquidations et faillites » de la Cinématographie française. En 1933, les faillites se multiplient, et deux tristes feuilletons commencent : les effondrements parallèles de Gaumont et de Pathé, qui s'étireront jusqu'à la fin de la décennie, reflet d'un manque flagrant d'organisation et de législation de la profession. * 61 Où va le cinéma français ? p 114. * 62 Au groupe parlementaire pour la défense du cinéma. * 63 Ibid. p 115 * 64 « La Révolution du parlant », Les Cahiers de la Cinémathèque, n° 13, 14, 15, 1974. * 65 Premier film français parlant réalisé par André Hugon en 1929. * 66 « Additif au contrat type de la Chambre syndicale française de la cinématographie concernant la location des films sonores ou parlants », dans Le Tout Cinéma 1931-1932, Paris Publications Filma, 1931, p.356. * 67 Chiffres tirés du rapport Petsche. À l'évidence le chiffre prend en compte l'ensemble des points de projection y compris ceux des salles équipées en 16 ou 17,5 mm (Pathé-Rural). Le Tout Cinéma 1934-1935, Paris, Publication Filma, 1934, p.635, identifie pour la France métropolitaine et ses colonies d'Afrique du Nord 4586 salles dont 3023 équipées en sonore, 1563 « muettes » et 129 établissements fermés. Pour la seule France métropolitaine, l'annuaire compte 4348 salles dont 2868 sonores, 1489 muettes et 129 lieux de projection fermés. * 68 les « films parlants » * 69 qu'elle soit le fait de l'État, des professionnels, ou des « simples » spectateurs. * 70 Ou va le ciné français ? Discours de Jean Zay p 115 * 71 Tiré de la Cinématographie Française du 30 septembre 1938. * 72 Dubois R., Une histoire politique du cinéma : Etats-Unis, Europe, URSS, éditions Sulliver, Arles, 2007, p 111. * 73 Chiffres tirés de Guillaume Grimaud G., le cinéma du Front populaire, éditions Lherminier, Paris, 1896, p 13. * 74 Chiffres tirés de Forest C., Les dernières séances : cent ans d'exploitation des salles de cinéma, édition du CNRS, Paris, 1995, p 54. * 75 Ory P, La belle illusion, culture et politique sous le signe du Front Populaire, 1935-1938, éditions Plon, Paris, 1994. p35. * 76 Exemples concrets de ces mesures : à Dijon, sur la place du marché, la place du cinéma était cédé en échange du prix d'une pinte de bière, à Marseille, un cinéma offrait le repas pour une place acheté ou bien proposait jusqu'à six grands films pour le prix d'un seul... * 77 Et empiétait tout doucement sur le théâtre, Cinématographie française du 5 aout 38. * 78 Propos de Harlé dans la Cinématographie française du 5 aout 38 * 79 Cinématographie Française n°920 du 20 juin 1936. * 80 Jean Zay dans Où va le cinéma français, p126. * 81 Le rapport donne quelques précisions sur ce problème. * 82 Où va le ciné français p 116. * 83 Chiffres tirés du rapport Carmoy * 84 Tiré de la Cinématographie Française du 11 juin 1937 * 85 « Mort de la Production » selon les professionnels, C.F n°918 du 6 juin 1936 et du 5 février 1937, Critique cinématographique n°501, 1937. |
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