Jean zay, ministre des beaux arts 1936-1939, étude de cas sur sa politique cinématographique( Télécharger le fichier original )par Lisa Saboulard Université de Toulouse II Le Mirail - Master 1 Histoire Contemporaine 2010 |
1.2) Face à une absence d'organisation de la professionSi la profession a du mal à faire face à cette crise économique et à l'avènement d'un nouveau mode de production, c'est parce qu'elle est elle-même peu ou pas organisée. De fait, elle ne peut pas non plus « s'autogérer » ou « s'auto administrer » vu la désorganisation, la concurrence et les mésententes profondes entre les différents syndicats. Jean Zay, lors de l'évocation de sa réforme, sera face à une opposition farouche, notamment des syndicats patronaux, ce qui nuira considérablement à ses projets. L'exemple le plus symbolique de cette désorganisation peut se représenter par le nombre de faillites considérables face à la crise, faute d'innovations pour faire face à celle-ci. Sans rentrer dans les détails, c'est en juillet 1934 que Gaumont -Franco Film-Aubert dépose son bilan dans un climat malsain de scandales et d'affaires, malgré le renflouement des caisses par l'Etat deux ans plus tôt. On évoque même au temps du Front populaire la nationalisation de la firme à la marguerite. Cette initiative reste sans suite et après étude par Commission et sous-commissions, Gaumont est mis en liquidation en 1938. Quant à Pathé, cette firme a une évolution similaire et encore plus sordide. Elle est rachetée en 1929 par Bernard Natan, dont les difficultés s'accumulent dans une grande confusion que la presse à scandale attise et colore d'antisémitisme. Faillite, inculpation, puis arrestation de Natan termine d'anéantir ce qui avait été le puissant empire du maître de Vincennes. 1.2.1) La production, le domaine le plus en difficulté Des trois branches du domaine cinématographique (production, distribution et exploitation), c'est la première qui est la plus touchée par la crise économique et la plus désorganisée. Guy de Carmoy explique la crise de la production par une surenchère entre les différentes catégories de sociétés productrices, les petites S.A.R.L ayant des facilités de crédit auprès des distributeurs régionaux soucieux d'écarter la tutelle des grosses sociétés à concentration verticale. Jean Zay confirme cette hypothèse : « En 1935, il s'est constitué 158 sociétés nouvelles qui représentaient 17 millions de capital; en 1936, il s'en est constitué 175, soit beaucoup plus, mais qui ne représentaient plus que 12 millions de capital, soit 5 millions de moins : c'est l'indication formelle de la multiplication des sociétés et de la réduction des capitaux sociaux, par conséquent de l'objectif limité des sociétés qui se forment »86(*). Ainsi les faillites se multipliaient de tous les côtés. En ce qui concerne le rôle du distributeur, il est essentiel dans la réussite d'un film car il décide de la date de sortie et du choix des salles qui le projettera. Ainsi, la distribution loue les copies aux exploitants et perçoit environ 10% des recettes. La liaison avec l'exploitant doit être constante. Pour M. de Carmoy, l'exploitation possède « un meilleur équilibre financier que les autres branches de l'industrie ». On peut en juger par le nombre croissant de salles équipées et la stabilité relative des recettes d'exploitations ». La Cinématographie française en convient parfois, optimiste assez rare, car le jeu des professionnels est plutôt de se plaindre pour attirer l'attention compatissante des pouvoirs publics. Cependant, l'exploitation d'un film en compense les débours de production et de distribution, cet à-coup risque d'être particulièrement grave87(*). Même si les rentrées de location d'un film s'étalent en moyenne sur 12 ou 18 mois, la trésorerie de la production est si serrée qu'un nouveau film est toujours produit avec les recettes d'un précédent film en cours d'exploitation. La distribution des films, principale cliente des usines de tirage, pourrait être, entre le producteur et l'exploitant, l'ultime élément stabilisateur. Mais malheureusement, les commerçants du film ont déjà épuisé leurs réserves de crédit au cours des années de crise. Ainsi le cinéma ne vivait que sur des anticipations de recettes. On assurait le plus souvent le financement d'un film -selon le rapport Petsche- par des traites tirées par les distributeurs sur les exploitants et escomptées par les producteurs avant toute mise en train du film. Le rapport Carmoy sur cette question fait état des mêmes problèmes : le distributeur étendit sa compétence en consentant des avances sur des films non terminés et, pour se couvrir, tenta lui-même d'obtenir des avances d'exploitants, pratique nuisible qui se voyait composer de charges financières extrêmement lourdes. Quant à la branche de la production dans les années trente, elle est ternie par une mauvaise image. Différents évènements ont légitimé la stigmatisation raciale du producteur juif étranger avide de profit comme le scandale Pathé-Nathan mentionné plus haut, les tensions engendrées par la reconversion industrielle de la production et de l'exploitation cinématographiques ou encore les actions publiques des réalisateurs français pour faire reconnaître leurs droits d'auteur. Cette idée reçue du « producteur arnaqueur »88(*) résulte d'abord du comportement des producteurs eux-mêmes. L'exercice du métier, au début de l'industrie du parlant, impose conjointement la valorisation de l'importance des sommes manipulées -constituant une preuve de réussite professionnelle et un moyen d'attirer des financements- et la rétention d'informations sur des méthodes de production pouvant être utile à leurs concurrents. Selon certains tel que A-P Richard dans un article de la Cinématographie Française du 4 juillet 1936, « un producteur indépendant pénètre dans l'engrenage industriel avec la mentalité du monsieur pour lequel tout doit converger vers un but unique : son film. Pour lui les équipes doivent épouser ses idées, ses conceptions, sa foi, ses qualités et ses défauts. [...] Son film achevé, il laisse là toute la charpente technique laquelle resservira presque immédiatement à un autre producteur, lequel exigera d'être servi comme son prédécesseur. » La communication entre ces trois branches est loin d'être évidente : nombre d'associations, de groupements, de syndicats sont présents, mais ne sont guères efficaces pour organiser eux même la profession. Cette mésentente entre professionnels du domaine cinématographique et certaines méthodes de travail douteuses est accompagnée par un désordre syndical qui ne permet pas au cinéma de réajuster si possible ses déboires. La syndicalisation des métiers du cinéma est d'ailleurs contemporaine de l'émergence d'un marché du film parlant. Elle voit le jour en même temps que les premières idées de protection des auteurs face notamment à certains producteurs, idée chère à Jean Zay qui la renforcera dans son statut du cinéma. Ce schéma 89(*) reflète bien l'importance et la multitude de personnes nécessaires afin de faire un film. Personne aux compétences et aux idées différentes quant à une éventuelle mis en place de syndicalisation étant donné leurs intérêts différents. Cette même syndicalisation, qui débute à peine, contribue à souligner la différence professionnelle entre le « chef cinéaste » (ou réalisateur) et l' « auteur » (c'est-à-dire le « scénariste ») tout en favorisant la « reconnaissance » artistique de certains metteurs en scène via leur intégration, à titre « d'auteurs », au sein de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques). 1.2.2) Le monde syndical en pleine ébullition Le Front populaire va-t-il favoriser l'union syndicale dans une profession où la désunion est la règle, tant chez les patrons que chez les salariés ? Depuis des années les patrons n'ont pas réussi à assainir la profession; l'État a dû intervenir pour limiter les compétences des faillites ou imposer la recherche des conventions collectives. En juin 1936, les patrons établissent entre eux un contact permanent rue de Messine, au siège du Syndicat des distributeurs. Ils ne trouvent pas mieux que de proposer une union corporative verticale90(*) entre employeurs et employés, ambition totalement illusoire, car les ouvriers n'en veulent pas et, en 1936, moins que jamais ! Faisons un état des lieux de ce « melting pot » syndical : Deux grands mouvements syndicalistes patronaux s'opposent chacun pour avoir le privilège de pouvoir représenter le cinéma français. La chambre syndicale de la cinématographie française constitue un syndicat puissant, devenant la fédération des syndicats de l'industrie cinématographique française, puis la fédération des chambres syndicales de la cinématographie française91(*). D'autre part, il existe le comité du film92(*). Ce comité intersyndical constitue, dixit le communiqué de presse, « la représentation la plus large de l'industrie cinématographique et l'élément le plus actif tant par le nombre de films produits annuellement que par la qualité des films distribués sur le marché français et par le nombre de théâtres cinématographiques exploités ». Le but de ce comité est d'organiser la profession avec une intervention gouvernementale de l'État dans la seule mesure ou le Comité la solliciterait. « Nous qui représentons les éléments patronaux de la corporation ne pouvons pas nous soumettre à une intervention systématique des autorités de l'État ».93(*) Même si ces reformations complexes du milieu syndicaliste du cinéma n'aboutissent pas, un texte fut créé par la chambre syndicale de la cinématographie en 193594(*). Celui-ci stipule les conditions générales de location de films, contrat type qui est toujours en usage. Ce texte précise les conditions de formation du contrat (définition de la location, catégorie des films, privilèges de location, rédaction du bon de commande, condition et prix de la location), il fixe les modalités d'exécution du contrat (lieu, date et délais de passage des films, transfert de la location , utilisation des films et des articles de publicité, cas de force majeure et cas de révision éventuelle des contrats, clause pénale) ; il établit enfin un droit de juridiction de la corporation (clause compromissoire : conciliation et arbitrage). De plus, les deux syndicats principaux (récapitulés dans le tableau représentatif95(*) ci-contre) vont jouer un rôle important dans la création ou les projets de création d'institutions nationales du cinéma lors des dernières années de la troisième République. A l'aube de la prise de pouvoir de Jean Zay rue Grenelle, on peut représenter ceux-ci comme ci-dessous :
Le patronat est donc profondément divisé entre des branches dont les intérêts divergent: production, distribution, exploitation. A l'intérieur de chaque branche, les sociétés se livrent à une concurrence acharnée. Il parvient cependant en septembre 1936 à réunir les chambres syndicales représentant les trois branches, plus celles des industries techniques, dans une Confédération Générale de la Cinématographie (C.G.C) affiliée à la Confédération Générale du Patronat Français (C.G.P.F). Elle gère une Caisse centrale de la Cinématographie que l'on espère voir garantir la salubrité financière de la profession. Cette unité au moins de surface, amorcée sous la pression des évènements, n'empêche pas chacun à continuer à défendre ses intérêts propres. Le Comité du film, fort d'une recommandation internationale et de ses ententes avec l'organisation corporative mena des actions habiles pour prendre la tête et l'exclusivité du mouvement corporatif français et pour donner à son organisme une puissance officielle et indiscutable. Ses adhérents préconisaient donc auprès des membres du Conseil national économique d'instituer un organisme professionnel doté de pouvoirs régaliens. Le Comité s'apprêtait de la sorte à recueillir le fruit de ces vastes et délicates négociations en créant, au moment opportun, une Confédération générale du cinéma. Les organisations ouvrières sont également divisées. Par exemple, au sein de la C.G.T, le Syndicat Général des Travailleurs de l'Industrie du Film (Robert Jarville) est rattaché au Syndicat des Produits chimiques et non à la Fédération du Spectacle. Celle-ci accueille en juillet 1936 l'Union des Artistes, la date étant révélatrice du grand mouvement syndical provoqué par les grèves.96(*) La Fédération Nationale des Syndicats d'artisans français du Film suit le même chemin que l'Union des Artistes. Dés juin on y parle d'adhésion à la C.G.T, chose faite en décembre97(*). Là encore, l'affiliation se fait auprès de la Fédération du Spectacle. Le « Travailleur du Film », journal du syndicat de R. Jarville98(*) prône l'union entre les techniciens et les travailleurs intellectuels : « le scénariste, le metteur en scène, l'opérateur de prise de vues, l'ingénieur du son, les ouvriers des laboratoires font des images qui parlent au peuple de France. » Rivales entre elles, les organisations cégétistes doivent aussi lutter contre les syndicats « libres ». Ainsi lorsque l'Union des artistes rejoint la C.G.T, se forme un syndicat professionnel du Spectacle99(*). Bref, on est loin des voeux du Travailleur du Film » : « il n'y a qu'un seul camp chez les travailleurs : le camp des exploités en lutte contre les exploiteurs. Il ne peut donc y avoir qu'un seul syndicat s'appuyant sur la grande C.G.T ». Mais le milieu cinématographique bouillonne et la C.G.T, malgré ses divisions, reste bien le syndicat le plus puissant.
En juin 36, les grèves déclenchées par la C.G.T, après la victoire du Front Populaire aux dernières élections, touchent les entreprises de cinéma. Les organisations ouvrières se regroupent et fusionnent au sein de la C.G.T dans le même temps que les patrons parachèvent leur unité. Du côté du gouvernement, Cinémonde100(*) révèle le désir de celui-ci de créer un Office cinématographique de l'État et l'intention qu'a Léon Blum de créer un sous-secrétariat de la radio et du cinéma et de confier ce poste à Rivers, député socialiste de l'Allier. Suite à la grève s'éparpillant durant tout le mois dans les studios, certains demandent des Etats généraux du cinéma face aux transformations profondes que connaît la profession. Aussitôt émise comme idée, celle-ci fut aussitôt abandonnée. Certains plébiscitent plutôt une Union corporative de toutes les branches de la profession. Au lendemain des grèves de Juin 36, P-A Harlé101(*) consent qu'il faudrait chercher et trouver des revendications « sur un plan particulier à la corporation, et non dans une opposition des intérêts ouvriers et patronaux ». Selon lui, le Front populaire -« expérience aléatoire où le pays vient de s'engager »- permettra une certaine cohésion sociale et une véritable union de tous les travailleurs du métier cinématographique. Petit à petit, une notion nouvelle, celle de la propriété du métier de chaque travailleur, avec ses droits et ses devoirs à l'égard des autres travailleurs de la même branche industrielle, s'introduit dans les consciences. « Voilà l'esprit même de la collaboration, de la corporation, de l'union des intérêts dans un même métier, que nous avons toujours espéré voir naitre. »102(*) Sous l'égide du gouvernement, les organisations syndicales, patronales et ouvrières, effectuent alors un travail qu'elles veulent ouvrir sur l'avenir : les premières conventions collectives voient le jour, les congés payés sont accueillis avec la même ferveur que dans tous les autres domaines. En revanche, l'application des 40h se heurte avec les particularités de l'industrie cinématographique : le cinéma ne peut envisager le travail à heure fixe, dépendant de la scène, du nombre de figurants etc. La profession cinématographique qui se plait à défendre sa liberté, est prise entre deux dangers : « la banque capitaliste et bourgeoise »103(*) ayant précipité la chute de Pathé en lui coupant les vivres104(*) et le spectre d'une reprise en main de l'État. Ainsi les corporatistes réclament l'aide de l'Etat mais s'alarment dés que celui-ci fait mine de bouger... Jean Zay devra faire face à ce problème lorsque les voix s'élèveront contre son projet de réforme Mais pour l'heure, cette institutionnalisation du cinéma et la création d'une législation du domaine ne se fera pas sans mal, mais en partie grâce à l'aide de l'État qui s'intéresse depuis quelques années à ce milieu. * 86 Où va le ciné français ? p 117. * 87 Article de la Cinématographie Française, 14 juin 36. * 88 Voir à ce sujet « histoire du cinéma et expertise culturelle » de Jean Marc Leveratto dans Politix n°61. * 89 Tiré de la Cinématographie Française du 4 juillet 1936, tableau réalisé par M. Jean Benoit-Levy et la Fédération des Artisans du film français. * 90 Cinématographie Française, 20 juin 1936. * 91 Celle-ci regroupe la chambre syndicale des producteurs de films et la chambre syndicale des directeurs de cinéma. * 92 Il regroupe la chambre syndicale française des producteurs de films, la chambre syndicale française des producteurs de films, la chambre syndicale Française des théâtres cinématographiques et industries et la chambre syndicale des industries techniques de la cinématographie. * 93 Cinématographie Française n°871 du 13 juillet 1935. * 94 Cinématographie Française 14 aout 1935. * 95 Tableau issu de Leglise P., Histoire de la politique du cinéma français, le cinéma et la Troisième République, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1970. p 119 * 96 Cinématographie Française du 7juillet 1936. * 97 Cinématographie Française du 20 juin et du 20 décembre 1936. * 98 Saisi par les autorités allemandes durant l'Occupation, ce mensuel est aujourd'hui rarissime. * 99 De façon identique, le Syndicat des Artisans du Film concurrence la Fédération nationale des Syndicats d'artisans français du film, le premier se ralliant en 1937 à la C.G.T. * 100 n° du 13 mai 1936. * 101 Dans les divers numéros de la Cinématographie Française de juin 36. * 102 Comoedia, 2 juin 1936 * 103 Comoedia, 2 février 1936. * 104 Cinématographie Française 28 mars 1936. |
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