Conclusion
Dès la fin du XIXe siècle de nombreux
facteurs comme la connaissance et la diffusion des processus de fabrication, la
standardisation des techniques, ont concouru à la
« délocalisation » de la production d'un petit
nombre de fromages et à la disparition d'autres. Et de plus en plus, les
échanges de collecte, la concentration des entreprises,
l'évolution des pratiques d'achat et de consommation ont
accéléré ce processus et donné naissance à
des fromages de type ubiquiste, qui par construction ne tiennent pas leurs
caractéristiques de la qualité du milieu naturel environnant.
D'ailleurs, les économistes et les scientifiques cherchent depuis le
début du XXe siècle à produire un fromage
standardisé, régulier, aux qualités constantes, qui puisse
être fabriqué et consommé n'importe où, quelles que
soient les saisons ; un fromage affranchi des « contingences
géographiques ».
Toutefois, pour un certain nombre de fromages, les liens avec
le milieu géographique sont encore aujourd'hui revendiqués.
Depuis l'entre-deux-guerres, la législation française
reconnaît deux types de fromages : les
« génériques » qui peuvent être
produits n'importe où, et les fromages d'appellation d'origine dont les
caractéristiques sont liées à une aire de production bien
définie. Mais cette notion d'appellation d'origine est elle-même
contestée et donne lieu à des débats passionnés
dans le cadre de l'harmonisation européenne. Il existe, en effet, deux
écoles juridiques concernant la dénomination des produits et leur
protection. L'une s'inscrit dans la logique du droit
« romain », l'autre dans celle du droit
« anglo-saxon ». Pour la première
« l'appellation préexiste à la jouissance, dans cette
optique les noms de lieux ne peuvent tomber dans le domaine public ».
Inversement, pour les anglo-saxons, les noms géographiques qui
évoluent vers une signification générique tombent dans le
domaine public. Jusqu'à présent, pour les appellations d'origine
françaises, les liens entre le milieu naturel et la
spécificité du produit apparaissent souvent comme une
construction. La loi de juillet 1990 sur les appellations d'origine,
votée précisément pour prévenir les critiques de
Bruxelles, évoque largement les liens entre le fromage et le milieu
géographique. Les modalités d'application de la loi de 1990
réinterrogent la notion de terroir et semblent aboutir au constat qu'il
n'y a pas qu'un simple lien au terroir agronomique mais que les liens à
la société locale comptent pour beaucoup dans la relation du
fromage à son origine.
Les liens avec la société locale sont ainsi
souvent reconstruits, comme pour d'autres produits alimentaires. La notion de
terroir est à la fois de plus en plus vague et englobante, ainsi terroir
et tradition sont souvent utilisés conjointement. D'ailleurs, un grand
nombre de nouveaux fromages et de fromages de type ubiquiste font appel aux
notions de terroir et de tradition comme arguments de vente et de communication
avec la clientèle. Leurs campagnes publicitaires comme celles de la
promotion collective utilisent l'image de la nature, champ de blé,
paysages, ours des Pyrénées, ou font appel à des
scènes « paysannes » ou campagnardes.
Pourquoi ce regain d'attention portée au terroir ?
Certes, y faire appel revêt des enjeux économiques et notamment
d'aménagement du territoire ; les appellations d'origine et les
indications de provenance sont le plus souvent localisées dans des
régions défavorisées et contribuent à y maintenir
une agriculture et des emplois. Mais la notion de terroir comprend
également des enjeux symboliques. En effet, les fromages
n'échappent pas au discours nostalgique qui oppose, depuis les
années 1960-1970, le couple terroir et tradition garant de la
diversité à la modernité uniformisatrice.
Après avoir joué un rôle identitaire pour
les régions ou les pays, et de revendication de la diversité dans
le cadre d'une France centralisatrice, les fromages de terroir deviennent des
enjeux de l'identité française face à la peur de
l'uniformisation cette fois internationale, dans le cadre de l'Europe unie,
comme en témoigne l'abondance d'articles de presse grand public
consacrés aux fromages dits de terroir ou traditionnels. Les discussions
sur les appellations d'origine et surtout la proposition de règlement
concernant le lait cru et les produits à base de lait cru ont
soulevé en France un vaste mouvement d'opinion publique en faveur de ces
fromages. On peut être étonné de cette réaction
puisque c'est la France qui a demandé que Bruxelles édicte un
règlement en faveur des produits au lait cru. En fait, si l'affaire des
fromages au lait cru a eu une telle résonance, c'est parce qu'elle s'est
trouvée au cour du débat sur le traité de Maastricht et
notamment du principe de subsidiarité. Les fromages au lait cru
cristallisent ainsi un mouvement d'opposition aux « technocrates de
Bruxelles » non seulement supposés être ignorants de la
culture française mais également soupçonnés par une
partie de l'opinion publique française de vouloir faire
disparaître les éléments constitutifs de l'identité
française à travers une atteinte à ses produits
agroalimentaires, au profit d'un identité européenne
uniformisatrice.
Même si la notion de terroir n'est pas opérante
pour éclairer les liens que le fromage entretient avec son espace de
production, ni suffisante pour expliquer la diversité de la France
fromagère et par conséquent pour faire une géographie de
la France fromagère, elle permet d'éclairer les liens symboliques
qui unissent une société et son espace à travers un
produit agro-alimentaire. L'étude d'un produit agro-alimentaire peut
ainsi contribuer à celle de l'espace vécu et se satisfaire d'une
démarche de géographie culturelle.
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