Paragraphe 2 : La destruction des bases socio
juridiques
Outre la destruction des bases institutionnelles, les
conflits identitaires produisent souvent deux autres résultats
essentiels : le découpage de l'espace géo humain en
« zones d'influence diverses » ou morcellement du
territoire (A) et l'éclipse des pouvoirs publics au profit des pouvoirs
de fait (B).
A : Le morcellement du territoire
Sur le plan militaire, les principaux affrontements
générés par les différentes sphères et
phases conflictuelles aboutissent souvent à diviser le territoire selon
plusieurs lignes de démarcation géopolitiques.
De façon générale les conflits
identitaires ont entraîné la désintégration de
certains Etats. Ainsi dans une telle situation les frontières de la
souveraineté de l'Etat sont brouillées, son territoire
morcelé en zones contrôlées par le gouvernement et la
dissidence armée. Chaque zone disposant de ses propres droits et
franchises et gérant de manière autonome ses
intérêts diplomatiques, commerciaux, financiers et militaires .En
Côte d'Ivoire le conflit a abouti à un partage du territoire. Les
rebelles du MPCI contrôlaient un peu plus de la moitié du nord du
pays (Bouaké, Korhogo, Katiola, Odienné et
Ferkessédougou). Les rebelles de l'Ouest exerçaient un
contrôle sur les régions frontalières avec la Guinée
et le Libéria. Le gouvernement contrôlait quant à lui la
partie côtière, c'est-à-dire Abidjan, Yamoussoukro, Dalao,
Agboville, Gagnoa et San Pedro .La ligne de démarcation
était contrôlée depuis la signature du cessez le feu du 17
Octobre 2002, à la fois par le gouvernement et les rebelles du MPCI, et
par les forces françaises présentes sur le terrain. La ville de
Bouaké (deuxième ville du pays avec plus de 560.000 habitants),
est rapidement devenue un point avancé dans le dispositif de
déstabilisation des institutions et des structures de l'Etat ivoirien.
Appelée capitale des populations d'ethnie
Baoulé, Bouaké fut sous le contrôle des forces
armées des forces nouvelles dès le déclenchement du
conflit de 2002et ce, jusqu'en 2007.
Les rebelles du MPCI ont tenté de s'organiser et
d'asseoir leur autorité sur le territoire dont ils étaient
maîtres dans le Nord du pays. Ainsi, ils délivraient des laissez
-passer portant l'entête et le cachet du MPCI. De plus, ils avaient
établi des centres d'opération dans la plus part des
localités q'ils contrôlaient : « sortes
d'état- major » dans les villes occupées par les
rebelles, ces centres étaient installés dans les casernes
militaires, les brigades de gendarmerie ou encore dans les bureaux de
préfecture.
A ces nombreux fractionnements s'ajoute la mutation de la
division administrative organique institutionnellement établie vers une
redistribution géo humaine à base communautaire provoquée
par le conflit. En effet, les structures de l'administration centrale de l'Etat
et les collectivités locales qui recouvraient un espace
géographique dont le tissu social était pluricommunautaire vont
subir de profonds changements morphologiques. Les combats et affrontements
fortement empreints de l'animosité ethnique entraînent des
transferts de population dans le sens d'une homogénéisation
communautaire.
La Somalie ne fait plus la une de l'actualité et
pourtant ce pays connaît aujourd'hui des processus de
déstructuration géopolitique parmi les plus acharnés
qu'ait connu le XXè siècle. L'ancienne Somalie n'existe plus et
a laissé la place à cinq ou six entités
contrôlées par les factions rivales qui chacune
bénéfice d'appui de pays de la région ainsi que l'aide des
grandes puissances. En une vingtaine d'années, le monde somalien sera
ainsi passé d'un pansomalisme armé et agressif à une
parcellisation clanique tout aussi armée, offrant un exemple assez rare
de la disparition d'un Etat en même temps que d'un chaos social profond
alors même que l'ensemble des populations est d'une grande
homogénéité ethnique. Il faut certainement trouver la
raison dans le fait que la société somalienne, malgré les
discours officiels, n'a jamais atteint le stade d'Etat-nation
consolidé .De ce fait l'implosion sociale a entraîné
une anarchie géopolitique dans une zone hautement stratégique.
Au libéra, en 1990, date de la première
intervention de l'ECOMOG, et Octobre 1992, le territoire libérien
était partagé en deux zones. L'une, sécurisée par
les casques blancs de l'ECOMOG autour de Monrovia, était en
théorie administrée par les institutions de transition
patronnées par la force d'interposition sous-régionale .Ainsi le
mandant de l'Intérim Government of National Unity (IGNU) et de son
successeur à partir de 1994, le Liberian National Transition Government
(LNTG), restait limité à la région de Monrovia, et cela,
uniquement grâce au soutien de l'ECOMOG. Le reste du pays était
aux mains du NPLF, qui créa alors son propre gouvernement à
Gbarnga, dans le centre du pays. En 1992, année où
l'étendue de ses conquêtes a culminé, Taylor
maîtrisait donc la majeure partie du territoire du Libéria, une
partie de la Guinée et de la Sierra Léone, dans une entité
dite « Grand Liberia », dont le centre était
situé à Gbarnga. Le territoire de Taylor pouvait se
prévaloir de détenir sa propre monnaie et son propre
système bancaire, un réseau de radio et télévision,
des terrains d'avions et jusqu'à 1993, son propre port.
Ces développements démontrent la pertinence
analytique limitée de la dichotomie Etat- société ou
d'autonomie de l'Etat nécessaire pour la création de
bureaucraties prévisibles et efficaces. Ainsi au cours de ces conflits,
les pouvoirs centraux (ou les instances censées tenir un tel rôle)
ont-ils été incapables de contrôler l'ensemble du
territoire national. Les conflits identitaires ont tendance à mettre en
jeu des Etats sans contrôle efficace sur leur territoire. C'est dire donc
que des mouvements d'insurrection peuvent exercer un contrôle efficace
sur les territoires situés de part et d'autre et de ce fait favoriser
la multiplication des pouvoirs de fait.
B- La multiplication des pouvoirs de fait
La rupture de l'idée de droit en paralysant l'Etat et
ses institutions cède le champ des prérogatives de la puissance
publique aux pouvoirs de fait. A l'ordre public sera substitué
l'équarrissage du territoire entre les innombrables formations
armées qui,selon leur importance ,étendront chacune leur
autorité soit sur quelques quartiers seulement à
l'intérieur de certaines de certaines villes ,soit sur des
régions plus étendues lorsque ce phénomène
coïncide avec la redistribution communautaire de l'espace. Ainsi on
assiste à la partition du territoire étatique en
différents « fiefs » contrôlés par des
seigneurs de la guerre qui se suppléent à l'Etat et font main
basse , dans les zones qu'ils contrôlent,sur les circuits
économiques et développent leurs propres normes sociales et
pratiquent administratives. Dans les régions contrôlées par
les gouvernements ,généralement la capitale et les villes proches
,la corruption devient une règle d'administration publique. Aux yeux
des factions et des chefs militaires, l'Etat devient une fiction que l'on subit
et dont on cherche à tirer profit. Dans la logique de la contagion des
conflits, les frontières poreuses et fictives sont devenues de
véritables passoires pour tous les mouvements rebelles. De fait les
Etats voisins empiètent sur la souveraineté de l'Etat en
décomposition en s'ingérant directement dans la politique .A cet
égard on note de plus en plus une intervention directe d'Etats
africains dans ces conflits soit pour aider les pouvoirs en place soit pour
appuyer les groupes rebelles ou insurgés.
Le Congo fournit l'exemple le plus symptomatique avec
l'implication de huit Etats africains dans ce conflit.
Par ailleurs, les conflits identitaires ont
débouché sur l'avortement du projet démocratique
amorcé au sein des Etats. Des « principautés
militaires » ont vu le jour au Rwanda, et en Ouganda avec comme
caractéristique principale l'usage récurrent de la force dans la
mise en oeuvre de leurs stratégies politiques internes et externes. Dans
le cas du Libéria, certains auteurs vont jusqu'à identifier un
« Etat fantôme » (shadow state), qui remplit un
certain nombre de fonctions étatiques sans en assumer les obligations.
Ainsi le NPLF de Taylor a-t-il cherché à assumer des
responsabilités étatiques officielles, en se dotant d'une
constitution, des ministères, d'une monnaie.
Ces conflits fragilisent considérablement
l'autorité centrale dans bien des pays.
La perte de l'Etat du monopôle de la violence a mis
à nu la faiblesse de construction étatique. Les conflits
identitaires sont d'autant plus menaçant qu'il s'agit le plus
souvent de conflits mettant aux prises des fronts ou des milices souvent
indisciplinés qui dérivent à l'occasion vers le
banditisme, pratiquent la prise de butin, enrôlent des enfants, s'en
prennent aux civils sans défense et n'hésitent pas à
recourir aux formes extrêmes de violence, au pillage de l'aide
humanitaire provoquant ainsi le déplacement des populations. Bref la
population est devenue l'otage d'un groupe.
De façon générale on peut retenir que les
conflits identitaires constituent aujourd'hui des facteurs aggravants de
déstabilisation de l'unité des Etats. En effet, le conflit
identitaire est perçu comme la manifestation de la fragmentation
politique, le résultat de la désintégration ou de la
reconfiguration d'entités politiques .Dès lors, il urge de
réfléchir sur la meilleure manière d'user de
l'identité pour qu'elle ne soit plus un obstacle mais plutôt un
élément de renforcement et de consolidation de l'unité de
l'Etat.
CHAPITRE 2
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