A- La polarisation de la société
Les conflits identitaires entraînent une forte
polarisation des sociétés. En effet dans ces conflits, la
majorité des acteurs, des positions idéologiques et des
configurations sociales tendent à se regrouper au sein de pôles
antagonistes et très marqués. La complexité et la
diversité des interactions sociales tendent à s'atténuer,
au moins dans les discours, au profit d'une séparation de la
société en communautés identitaires ou
idéologiques opposées. Dans une société où
existent plusieurs identités collectives, celles-ci se
reconnaissent dans la société à des signes
extérieurs qui sont parfois impossibles ou très difficiles
à cacher ou à simuler : l'apparence physique, le nom, qui
indique l'origine ethnique, le prénom, qui indique la religion etc.
Dans le cas du Rwanda comme du Burundi, le sentiment de différence a
été le fruit des constructions idéologiques et s'est
appuyé sur des paramètres peu rationnels mais
fonctionnels : la taille, la grandeur et l'épaisseur des narines,
la forme du visage. En Côte d'Ivoire la
politique «d'ivoirité» a été
particulièrement indexée comme une entreprise identitaire qui
aurait contribué à catégoriser les ivoiriens et à
envenimer les rapports sociaux.
De plus l'administration de certains pays mentionne même
l'identité collective sur les papiers d'identité
individuelle : la religion au Liban, l'appartenance aux catégories
hutu ou tutsi au Rwanda.Ceci contribue considérablement à la
polarisation de ces sociétés.
En situation de guerre, ces signes superficiels de
reconnaissance remplissent la même fonction que les uniformes des
armés réguliers. Ils permettent de distinguer au premier coup
d'oeil sur qui on doit tirer et à qui on peut faire confiance. Cette
classification immédiate des gens en groupes identitaires est dans
certains pays, une donnée permanente de la vie sociale, même en
temps de paix. Mais elle devient une préoccupation plus intense en
situation de violence, quand devient vitale la rapidité avec laquelle
chacun peut distinguer l'ami de l'ennemi. C'est pourquoi les groupes
identitaires ont, dans les guerres civiles une efficacité
immédiate que les groupes partisans ou les groupes
socio-économiques n'atteignent qu'après beaucoup d'efforts et
jamais complètement. Et c'est pourquoi aussi la violence renforce
toujours les frontières entre les groupes identitaires. Pour qu'un
conflit devienne violent, il faut généralement qu'il soit devenu
dominant dans une société. Tant au Rwanda, qu'au Burundi tout
est dominé par le problème des relations entre les deux ethnies
hutues et tutsies qui s'affrontent et éprouvent depuis toujours des
difficultés à cohabiter. L'histoire récente des deux pays,
émaillée de heurts violents entre les deux ethnies, de
massacres même, a développé entre hutus et tutsis une sorte
de sentiment de haine viscérale, culturelle et presque devenue
héréditaire. L'autre est ressenti comme l'ennemi naturel et
inévitable et la confiance entre les deux groupes est presque
impossible à imaginer à court terme. Le problème du
Burundi et du Rwanda est en effet appréhendé comme celui d'une
lutte séculaire entre deux ethnies antagonistes. Au Libéria, le
conflit est noué sur la base d'une opposition féroce entre les
congoes (américano-libériens) et les
« natives » (autochtones). Cette opposition trouve son
origine dans la décision prise par les EUA, au début du XIX
è siècle, d'installer dans ce territoire leurs esclaves
libérés ainsi que les esclaves capturés sur les navires
qui se livraient à la traite .Au soudan , le conflit a
divisé la population en deux entités distinctes et antagonistes,
possédant chacune ses particularités :le nord du pays ou
prédomine la culture arabo-musulmane et le sud dont la majorité
de la population a conservé la culture negro-africaine plus ou moins
modifiée par le christianisme .Mais quoi qu'il en soit on peut
retenir que l'administration coloniale à travers la manipulation
anthropologique a largement contribué a la polarisation des
sociétés africaines .En effet après avoir
assimilées les sociétés africaines à des tribus,
l'administration coloniale en a tiré toutes les conséquences pour
opérer une hiérarchisation de la société africaine
de la manière la plus fantaisiste .Cette classification est le fait de
l'ethnologie coloniale dont les précurseurs sont justement les
missionnaires .Dans une sa tentative de cerner la réalité
africaine, l'ethnologie a particulièrement mis l'accent sur les secteurs
sensibles stratégiques de l'époque c'est-à-dire les
groupes ethniques .La démarche se faisait en deux
étapes :
- La première étape consistait à
disséquer autant que possible les groupes humains côtoyés
au nom de cette règle de la différence propre à la
discipline, et qui doit selon les pères fondateurs de l'ethnologie
coloniale régir impérativement les africains.
- La seconde étape de la démarche consistait
à prendre parti, à marquer ses préférences pour
certains groupes ethniques et son aversion pour d'autres.
Cet exercice a, à n'en pas douter, donné lieu
aux jugements les plus fantaisistes qui ne reposent sur aucun
élément objectif sinon sur l'imagination fertile de ses
acteurs.
Incontestablement, le but visé était d'opposer
les groupes ethniques, de faire croire aux uns qu'ils sont meilleurs que les
autres, pour pouvoir ensuite mieux les exploiter. La carte de la division a
été jouée à fond et presque partout en Afrique. Ce
matraquage idéologique a fini par porter ses fruits car les populations
ont intériorisé le mythe et ont tendance à se regarder en
véritable chien de faïence. Les antagonismes ancestraux entre les
groupes ethniques autour desquels ont fait beaucoup de bruit et qui, pour
certains servent à expliquer les tensions et dissensions actuelles entre
groupes identitaires, trouveraient à notre sens leur origine dans cet
exercice périlleux auquel l'ethnologie coloniale n'a cessé de se
livrer. Au-delà de la polarisation des sociétés, les
conflits identitaires entraînent souvent des luttes sanglantes entre
communautés étatiques.
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