II LES REPRESENTATIONS NATIONALES
Nul n'est besoin de s'appesantir sur l'importance que revêt
l'idée de nation ou de groupes nationaux dans le cas des Balkans.
Innombrables sont les articles scientifiques ou pseudo-scientifiques
consacrés à ce thème particulièrement avant la
première guerre mondiale. La question macédonienne en
particulier est l'objet de toutes les attentions dès lors qu'elle
constitue un enjeu majeur entre les peuples balkaniques et qu'elle pose le
problème des critères linguistiques, religieux, historiques qui
d'emblée se posent lorsqu'on veut établir la
réalité existentielle d'une nation ou au contraire la nier. Cette
question est d'ailleurs l'objet d'une guerre cartographique dont a
rendu compte Georges Prélélakis (Prévélakis,
2000).
1. La nation chez Gaston Gravier
Lorsque Gaston Gravier arrive à Belgrade en 1909,
l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche-Hongrie vient de se
produire (1908) et les deux guerres Balkaniques de 1912-1913 dans lesquelles la
Serbie sera bientôt impliquée sont imminentes. Les tensions sont
fortes avec le grand voisin qu'est l'Empire d'Autriche-Hongrie.
Les guerres Balkaniques :
Après l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par
l'Empire d'Autriche-Hongrie, la Serbie menacée d'encerclement cherche
des alliances dans les Balkans notamment vers la Bulgarie, la Grèce et
le Monténégro. Elle entend également combattre le
mouvement national Albanais soutenu par Vienne et susceptible de
déboucher sur la création d'une Grande Albanie sur le flanc sud
de la Serbie. La première guerre balkanique (octobre- décembre
1912) aboutit à la victoire de la coalition des forces balkaniques et
à la défaite rapide de l'Empire Ottoman dans cette région
du monde. La Serbie accroît son territoire (voir la carte de l'annexe 3)
et son prestige en libérant des populations serbes de la tutelle
ottomane. Son armée pénètre en Albanie mais ne peut
empêcher la création d'un Etat Albanais voulu par
l'Autriche-Hongrie et acceptée par les puissances européennes.
Mais les conflits entre les alliés balkaniques au sujet de la
délimitation des frontières conduisent à la
deuxième guerre balkanique (juin-août 1913) : la Bulgarie,
encouragée par l'Autriche-Hongrie, entreprend une attaque surprise
contre la Serbie et la Grèce. Elle est battue très rapidement.
Comme la plupart de ses contemporains travaillant sur l'espace
des Balkans, Gaston Gravier « se frotte » à la
grande variété des cultures des Balkans, tente de comprendre la
distribution géographique complexe de ces peuples plus
entremêlés que séparés. Il en vient naturellement
à s'interroger sur les critères à utiliser pour
définir ces groupes nationaux. L'ethnicité s'impose à
lui.
Même s'il n'y a pas de réflexion d'ensemble de
Gaston Gravier, on peut relever des éléments
d'interprétation dans l'article intitulé L'Albanie et ses
limites (Annexe 1 n° 18). L'indépendance acquise et la
formation en cours de ce pays en 1912-1913 le conduit à la fois à
essayer de caractériser ce qui constitue la nationalité Albanaise
et à essayer d'en délimiter les contours afin de proposer des
frontières aussi précises que possibles.
Ni la langue, ni la religion, ni le type physique ne permettent
d'individualiser une entité Albanaise. Alors que la langue est le
critérium fondamental utilisé par les ethnographes des Balkans en
particulier par ceux (et il en fait partie) qui veulent voir s'affirmer une
nationalité yougoslave, il considère que la langue des Albanais
est presque toute entière faite d'emprunts aux différents peuples
avec qui ils ont vécu. Il mentionne que les Albanais sont
partagés entre trois religions et qu'en ce qui concerne les types
physiques, l'incertitude est générale.
Il est à remarquer que concernant l'utilisation de ce
dernier critère dans la détermination ethnique, c'est une opinion
unanimement partagée par tous les géographes qu'il ne sert
pas à grand chose : Yves Châtaigneau ne fait aucune mention des
résultats d'études anthropologiques, Emile Haumant lui consacre
une quinzaine de lignes dans son article La nationalité
serbo-croate, Jacques Ancel développe davantage, dans Peuples
et Nations des Balkans, les analyses de l'anthropologue Eugène
Pittard mais en arrive finalement à la même conclusion que Gaston
Gravier. Jean Brunhes et Camille Vallaux consacrent plus de trois pages et
surtout quatre cartes à ces mêmes analyses dans La
Géographie de l'Histoire pour conclure au relativisme de la notion
de race.
Malgré tout, les termes de race, de sang
(particulièrement les expressions frères de race,
frères de sang) sont souvent employés par Gaston Gravier
et nettement plus fréquents que les termes de nation ou de
nationalité. L'approche ethnique de la nation par laquelle il ne nie pas
le principe biologique de filiation montre que, pour lui, il est
prématuré d'en concevoir une approche politique dans une
région où les identités nationales sont encore fluides et
en voie de formation.
En effet, même à interroger les Albanais
eux-mêmes, dit Gaston Gravier, on ne peut en dégager une
conscience nationale. L'identité albanaise est floue, l'organisation
d'un plébiscite serait vain et l'application du droit des peuples ne
serait que l'application d'un droit fictif.
Cette opinion se fait encore plus nette dans ses articles de
presse où les Albanais sont considérés comme masse
anarchique au degré de culture inférieur, sans passé, sans
maturité politique, sans unité de religion, ni de langue,
dénués de tout sentiment national et donc incapables de se
gouverner eux-mêmes. Ce qui lui fait rajouter que la création de
l'Albanie est une « pierre d'achoppement préparée par
l'Autriche sur la route des Serbes » (sous entendu sur la route de
l'Adriatique) et qu'il vaudrait mieux pour éviter des soucis à
l'Europe entière que les Serbes soient les tuteurs des Albanais.
Le contraste est d'ailleurs saisissant avec ce que peut
écrire Jacques Ancel en 1930 de l'Albanie de l'époque :
En 1913, apparaît sinon un Etat solide, au moins une
nation solidaire.(Ancel 1930 réédition 1992, p.169), phrase
suivie d'un développement historique qui légitime la
création de l'Etat Albanais.
Gaston Gravier reprend ici la position générale de
l`intelligentsia serbe, notamment de Jovan Cvijic, intelligentsia elle
même influencée par la pensée française. Michel Roux
explique cette vision négative des Albanais par la distance
ethno-culturelle ressentie par les occidentaux à leur égard. Pour
autant, il est difficile de démêler ici ce qui est du ressort
d'une analyse scientifique qui se voudrait impartiale et ce qui est de l'ordre
de l'engagement politique aux côtés des Serbes. Ce qui est
sûr, c'est que pour Gaston Gravier, la transformation d'une ethnie en
nation est le résultat d'un processus historique
d'élévation vers un plus haut degré de civilisation et
qu'en ce qui concerne les Albanais il récuse pour eux à la fois
le terme de nation mais également celui d'ethnie. Court en filigrane une
idée qui revient à dire que l'on va créer un Etat pour une
nation qui n'existe pas.
Indépendamment de la position pro-serbe qu'adopte Gaston
Gravier et des considérations générales sur
l'immaturité et la violence du peuple albanais, les analyses
développées montrent qu'il y a un hiatus historique
entre la volonté des occidentaux de créer des entités
politiques conçues sur le modèle de l'Etat nation et
l'ethnogenèse en cours dans la région des Balkans. La
construction de cadres territoriaux nationaux peut être
considérée comme prématurée dans des espaces
multi-ethniques à peine délivrés du joug ottoman et sur
lesquels vivent des populations dénuées de toute conscience
nationale. L'anachronisme des deux processus est donc également spatial.
Georges Prévélakis propose de le qualifier d'atopisme
(Prévélakis, 2000)
Il reste que, pour Gaston Gravier, la stabilisation des Balkans
passe par la suppression des injustices faites aux serbes et par la
réalisation d'une entité serbe y compris au détriment des
peuples aux identités floues. C'est la raison pour laquelle on peut
considérer qu'il contribue à alimenter les problèmes
spécifiques des Balkans.
2. La nation chez Yves Châtaigneau
Lorsque Yves Châtaigneau arrive à Belgrade en 1919
pour y occuper le poste de lecteur de français, le contexte est
radicalement différent de celui qu'a pu connaître son
prédécesseur Gaston Gravier dix ans auparavant. La
conférence de la Paix se termine. Les travaux du comité
d'études sont en cours ou arrivent à terme. Les pourparlers pour
l'établissement des frontières se poursuivent encore pendant
plusieurs années mais le fait est là : les traités de
paix de 1919 en consacrant la défaite des Empires centraux et en faisant
triompher le principe des nationalités façonnent une carte de
l'Europe qu'il est peu orthodoxe, tout au moins en France, de remettre en
cause. Ceci est d'autant plus vrai que de nombreux géographes
français ont participé à son élaboration et que
plusieurs d'entre eux ont été marqués par la dureté
des combats.
Passé les dix premières années
d'après-guerre, il est d'ailleurs significatif que la production
géographique sur les Balkans décline et, excepté Jacques
Ancel, peu d'auteurs après 1930 ne se penchent sur le problème
des nationalités, ni sur celui des frontières établies.
Chez Yves Châtaigneau, ancien combattant de la guerre, il y
a un principe acquis sur lequel on ne peut revenir : l'unité
nationale yougoslave. Son article sur la Yougoslavie dans les Annales de
Géographie s'ouvre ainsi :
La Yougoslavie est née de la réalisation d'une
idée nationale. En 1918, les Serbes, les Croates et les Slovènes
de la monarchie dualiste secouaient le joug allemand et magyar et se
réunissaient spontanément à leurs frères de race,
les Serbes de la Serbie indépendante. (Annexe 2, n° 2, p.
81)
Et encore dans la Géographie Universelle :
L' unité du sentiment national yougoslave ne saurait
être compromise par ce mélange d'allogènes. Elle repose
trop solidement sur la foi profonde d'un peuple en sa destinée.
Déjà, en 1807, César Berthier consul de France en
Dalmatie, pouvait écrire que, bien que privés de tout lien
politique, serbes et croates continuaient, en raison de l'esprit qui les
animaient, à former un corps de nation. (Annexe 2, n° 16, p.
415)
La volonté de croire en une Yougoslavie forte et solide et
qui ne peut rien craindre d'un affaiblissement de la solidarité interne
de ses membres est constante dans les écrits d'Yves Châtaigneau.
Non qu'il ne méconnaisse certains facteurs de division
comme la variété des confessions religieuses ou le morcellement
politique qui ont pu à un moment gêner les relations entre les
groupes slaves mais il est davantage soucieux de l'attitude que peuvent adopter
les éléments allogènes au pays (Allemands, Magyars,
Roumains, Turcs et Albanais...) dont il dit pourtant qu'ils ne constituent que
12 % de la population.
Sans dénier le droit à l'existence des
macédoniens 2 il considère que les habitants de la
Macédoine font partie de la Yougoslavie puisqu'ils y ont
intérêt : celle-ci défend leur territoire, met en
valeur les terres, crée des débouchés et assure à
tous la prospérité matérielle. C'est ce que recherchent
les habitants précise-t-il.
2. La langue macédonienne apparaît de manière
indépendante non pas dans son article des Annales de Géographie
sur la Yougoslavie mais dans les chapitres de la Géographie Universelle.
Il est à noter que dans l'Atlas Vidal-Lablache la Macédoine est
partagée ethnographiquement entre les lanques bulgare, serbe et
grecque.
Il se félicite de la réforme agraire qui a
libéré les paysans d'une antique servitude féodale, de
l'installation de colons venus de l'Ouest, du recul des Turcs et des Albanais
dans la composition de la population.3
Il en ressort que l'unité slave incarnée dans une
Yougoslavie puissante et démocratique doit être en mesure de
transcender les particularismes locaux. C'est la raison pour laquelle il ne
considère pas les Tchèques, Slovaques ou Ukrainiens vivant en
Yougoslavie comme de véritables allogènes de même que les
Macédoniens vivant en Grèce sont des éléments
avancés de la nation yougoslave. Tout laisse penser qu'à une
unité yougoslave indéfectible vient s'associer un désir de
pan-slavisme.
Malgré tout, il ne peut pas faire l'impasse d'une
définition de la nation yougoslave. Il retient trois critères
déterminant une même race yougoslave : la langue,
les traits psychiques et certains faits historiques :
En dehors de la langue, les Yougoslaves ont beaucoup de
traits psychiques communs : finesse de pensée, délicatesse
de sentiment, faculté d'émotion, imagination artistique,
sensibles aussi bien dans leur vie publique que dans leur vie privée.
Ces affinités linguistiques et psychiques devaient faire naître la
conscience d'une unité nationale qui se développa en trois phases
successives.(Annexe 2, n° 2, p.100).
Les trois phases historiques dont il est question reprennent des
éléments exposés par Jovan Cvijic avant la guerre :
d'abord les mouvements métanastasiques, ensuite l'uniformisation de la
langue serbo-croate qui donne naissance à un mouvement littéraire
transformé progressivement en un courant politique qu'on peut appeler le
Yougoslavisme et enfin les luttes communes d'abord contre les Turcs puis la
participation à la première guerre mondiale.
Yves Châtaigneau est donc dans une géographie du
fait acquis et de la fin de l'Histoire. La question yougoslave est
résolue, le cadre yougoslave mis en place en 1919 est le meilleur
possible pour les slaves du sud. Il convient de ne rien évoquer qui
pourrait le remettre en cause, ni la rivalité serbo-croate, ni surtout
tous les irrédentismes possibles qu'ils soient albanais,
macédonien ou croate 4. C'est la raison pour laquelle les
« omissions » d'Yves Châtaigneau sont en
général plus significatives que ses écrits.
3. Aux dires de nombreux observateurs et de géographes
dont Jacques Ancel, il y a dans ces années de l'entre-deux-guerres une
serbisation accélérée de la Macédoine Yougoslave,
une colonisation des terres ainsi qu'une répression envers toute
velléité de revendication proprement macédonienne.
4. Précisons qu'à l'époque où Yves
Châtaigneau décrit la Yougoslavie, il y a des actions
irrédentistes parfois violentes de la part d'organisations nationales
slaves que ce soit l'ORIM (Organisation Révolutionnaire
Intérieure Macédonienne) ou les Oustachis croates. Voir à
ce sujet le chapitre la question macédonienne in Les Balkans
face à l'Italie de Jacques Ancel (Ancel, 1928).
Plus nuancée paraît être la position de Jean
Brunhes lorsqu'il insiste davantage sur le caractère politique et donc
fortuit du yougoslavisme. Le facteur race, dit-il, est utilisé
comme un prétexte pour légitimer le regroupement des
peuples : on le voit bien avec le cas des Bulgares qui, au début du
XXe siècle, étaient partie prenante de cette construction
politique parce que cela correspondait alors aux conceptions politiques
dominantes mais qui en furent exclus après la guerre pour des
questions de rivalité, d'opposition politique ou guerrière avec
les autres peuples slaves.
L'exemple souligne le caractère fluide ou temporaire des
regroupements en question et le fait que les nécessités ou les
opportunités politiques peuvent, au gré des
évènements, renforcer les affinités ethniques ou au
contraire les briser.(Brunhes et Vallaux, 1921, p.643).
Et pourtant ! Dans le même ouvrage, 80 pages avant, il
utilise préférentiellement les arguments ethniques sans
évoquer le caractère mouvant des cohésions
humaines :
Oui, l'Empire serbe et la civilisation serbe ont
déterminé, puis fixé, puis renforcé le type
physique des serbes en l'associant à un très beau type moral, et
en unissant, par-dessus tout, ceux qui se rattachaient à ce double type
physique et moral par le lien indissoluble d'une langue commune.
Aujourd'hui encore, malgré toutes les vicissitudes de
l'empire serbe, malgré les Turcs, les Hongrois et les Autrichiens,
malgré les séparations politiques et les conversions religieuses
forcées, il existe treize à quatorze millions
(en italique dans le texte) d'êtres humains qui parlent la
même langue et qui sont unis par les mêmes douleurs historiques et
les mêmes espoirs politiques enfin réalisés. (Brunhes
et Vallaux, 1921, p.577, note n° 2).
L'explication est simple : le deuxième texte est une
quasi-reprise des premières phrases de la préface de Jean Brunhes
au précis d'histoire serbe paru en 1917 (Brunhes, 1917). Les
circonstances de la guerre ainsi que le type de support dans lequel il
écrit le conduisent à défendre un point de vue plus ferme
sur la création d'une Grande Serbie fondée sur un regroupement
ethnique qu'il considère indiscutable.
3. La démocratie et la nation
Malgré tout, la conception de la nation chez Gaston
Gravier et Yves Châtaigneau est bien la même. Elle ne
diffère pas sensiblement de cette conception française issue
d'une longue lignée d'historiens qui passe par Michelet et Ernest Renan
et qui considère que l'unité d'un peuple est faite d'un sentiment
collectif né des mêmes traditions historiques, d'une même
suite d'évènements illustres ou malheureux, lesquels font
naître une communauté morale.
C'est d'ailleurs Ernest Renan (cité lui même par
Jovan Cvijic le 14 juillet 1925 dans un article de Pravda, l'un des
grands quotidiens de Belgrade) que reprend Yves Châtaigneau lors de
l'hommage à son maître serbe en géographie (Annexe 2,
n° 15).
En théorie, l'assentiment du peuple est donc le meilleur
indice possible de l'existence d'une nation. Gaston Gravier en réfute
l'emploi pour les Albanais et Emile Haumant en fait de même pour les
Macédoniens, considérant qu'un sentiment d'unité n'est ni
unanime, ni constant chez eux.
Un plébiscite peut donc s'avérer inutile lorsque la
population n'a pas atteint un certain degré de maturité politique
mais il peut également se révéler factice. Prenant
l'exemple du résultat surprenant du plébiscite de Carinthie en
1920 par lequel la majorité slovène a voté son
rattachement à l'Autriche, Yves Châtaigneau reprenant les propos
de Jacques Ancel l'explique par la peur de la population vis à vis de
leurs maîtres allemands et par l'assujetissement à un
régime militaire, bureaucratique et clérical (Annexe 2,
n° 24, p. 73).
Certain du résultat à venir, Jovan Cvijic, expert
de la délégation serbe, démissionne pour marquer son
désaccord avec cette solution et Emmanuel de Martonne,
délégué français, ne peut masquer son amertume
à l'issue d u vote :
Ce résultat couronne l'oeuvre de germanisation
systématiquement entreprise depuis cinquante ans dans la Carinthie
méridionale, conduite par des sociétés puissantes que la
propagande slovène avait commencé seulement à combattre
dans les dernières années (cité par E .
Boulineau, 2001b, p. 182).
Soulignant ce que le politique peut avoir d'influence sur une
conscience nationale en formation, Emmanuel de Martonne considère que la
consultation du peuple ne peut être faite que dans des conditions de
maturité politique que, seul, peut préparer le régime
démocratique. C'est la raison pour laquelle, outre le rattachement aux
frères de race, Gaston Gravier ne cesse de légitimer les
annexions de la Serbie d'avant-guerre par le caractère
démocratique du régime.
Les régimes oppresseurs sont dans l'impossibilité
de créer une conscience commune et donc de susciter l'adhésion
sincère des populations. La convergence des géographes
français est donc générale sur cette idée que la
conscience nationale d'un peuple, fondée sur une identité
ethnique, ne peut s'épanouir réellement qu'après un long
temps de maturation historique et dans le cadre de structures
démocratiques. En ce sens, à part la Serbie, ni l'une ni l'autre
de ces conditions ne se retrouvent dans la situation contemporaine des
populations balkaniques.
4. Les identités floues
Les « identités floues » sont au coeur
de la problématique des Balkans. Dans les écrits de Gaston
Gravier deux peuples relèvent de cette catégorie : les
Albanais et les Macédoniens.
Que ces deux peuples localisés aux frontières de la
Serbie puissent être assimilés et par conséquent puissent
permettre d'agrandir le territoire du pays est une possibilité
fréquemment évoquée. Sans aller jusqu'à
préconiser la solution d'un départ provoqué de ces
populations, pratique qui, à l'époque dans les Balkans, n'est pas
rare pour assurer l'adaptation de la réalité ethnique aux
nouvelles frontières des pays (et qu'on pourrait appeler nettoyage
ethnique pour faire court), Gaston Gravier espère une capture
identitaire aussi bien pour les Albanais que pour les Macédoniens.
L'assimilation qu'il prévoit sur le long terme est
facilitée dans son esprit par l'absence de conscience nationale, de
dignité morale, de fermeté de caractère qui
caractérisent ces peuples. Les conquérir et leur assurer un
régime démocratique d'ordre et de paix, c'est les lier de
façon durable au peuple serbe. Même s'il prévoit que le
processus sera plus difficile pour les Albanais que pour les
Macédoniens, il utilise un argument pour les premiers qui mérite
commentaire : arguant du fait que les populations albanaises du Kosovo, du
Haut-Vardar et de la Métohija, à l'origine serbes, ont
été albanisées et islamisées, il préconise
une même action en sens inverse considérant que l'identité
se fonde sur les racines culturelles originelles :
En retour, il n'est pas hasardeux de prévoir que
mainte famille, maint village ayant conservé le souvenir du passé
reviendra de soi-même à la religion, à la langue des
ancêtres, reprendra les vieilles marques nationales, au contact de ceux
qui en font revivre les gloires disparues.(Annexe 1, n° 18, p.
428)
Gaston Gravier a donc bien conscience que l'identité des
populations est changeante et qu'une propagande dans un sens ou dans un autre
peut amener des modifications dans une identité nationale ni stable, ni
définitive.
Le fait n'est pas isolé puisque Emile Haumant reprend le
même argument dans son article sur la nationalité
serbo-croate et Adrien d'Arlincourt l'exprime en termes plus
littéraires lorsqu'il évoque l'échec des politiques
d'hellénisation des populations albanaises dans la région de
Corytza :
Mais on ne délaie pas ainsi les nationalités,
pas plus qu'on apprivoise définitivement les animaux sauvages. Quelque
choyé qu'il soit, le loup domestiqué redevient, un jour, loup. Le
naturel reparaît. Ainsi en est-il des hellénisés qui,
poussés, il faut l'avouer, par des conseilleurs qui sont aussi des
payeurs, reprennent conscience de leur moi ethnique, ennemis
devenus de leurs anciens mentors. (D'Arlincourt, 1914, p. 60).
C'est ainsi que profitant de ces identités
« floues » que l'on est dans l'incapacité de
déterminer sur la base d'une consultation des populations
elles-mêmes, Gaston Gravier et Emile Haumant, s'éloignent de la
conception française de l'idée de nation pour se rapprocher d'une
conception culturelle plus proche de la conception germanique. Ils participent
d'une légitimation des politiques propagandistes et, ce faisant,
alimentent ce qui fait en grande partie l'instabilité des Balkans :
les multiples revendications territoriales sur des espaces peuplés de
populations dont l'identité est difficile à
caractériser.
Rien n'est plus frappant à cet égard que la carte
réalisée par Michel Roux dans son ouvrage Les Albanais en
Yougoslavie (Roux, 1992) où sont représentées les
aires maximales revendiquées par les différents pays balkaniques.
Encore une fois, la Macédoine est bien au coeur de ces revendications
territoriales :
Notons également que si de manière
générale, le critère religieux n'apparaît qu'au
second plan derrière la race et la langue, il fait logiquement
un retour en force chez les populations à identité floue. C'est
ainsi que Lucien Gallois reprenant les travaux de Jovan Cvijic indique que les
slaves macédoniens se disent et se sentent simplement chrétiens,
la religion leur tenant lieu de nationalité, ce qui fait dire à
de nombreux auteurs que la nationalité que ces peuples adopteraient
serait celle de ceux qui les délivreraient de la tutelle turque (que ce
soit des serbes, des bulgares ou des grecs). Ceci explique aussi que les
propagandes nationales s'exercent souvent sur ces populations par le biais des
Eglises ou des écoles religieuses (en particulier l'Exarchat
bulgare).
Mais l'identité religieuse elle même reste
floue : Jean Brunhes raconte que des villages entiers passent d'une
religion à une autre et que, lors de la conquête du Kosovo par les
Serbes, les Albanais se font chrétiens pour avoir le droit de porter un
fusil car les Serbes rendent les armes à ceux qui se font
baptiser !
D'identité religieuse, il est également question,
mais pour une raison différente, lorsque Gaston Gravier évoque
les départs de populations slaves musulmanes vers la Turquie (et non la
Serbie) lors de l'annexion de la Bosnie-Herzégovine par
l'Autriche-Hongrie. Passant d'une domination à une autre et pour
être plus précis d'une domination musulmane à une
domination chrétienne sans pour autant être réunis à
des frères de langue, les départs montrent que l'identité
religieuse l'emporte sur l'identité linguistique chez ces migrants.
Enfin, quelques réticences peuvent se percevoir ça
et là quant à la réussite de l'assimilation des musulmans
à un ensemble yougoslave. Toutes se trouvent, de manière
significative, dans la production d'avant-guerre et jamais dans celle de
l'après-guerre, un peu chez Emile Haumant et davantage chez Gaston
Gravier qui décrit la mentalité des slaves musulmans du Sandzak
de Novi Pazar comme foncièrement anti-nationale.
|