§2. Le concept d'auto-limitation:
l'impossibilité pour l'Etat de sortir du droit sans nier sa propre
condition d'Etat
Selon Georg Jellinek, si l'on accepte ce concept
d'auto-limitation, cela signifie que l'Etat, même titulaire de la
souveraineté, est limité par le droit. Jellinek énonce
certains arguments prouvant que l'Etat ne peut utiliser d'autres moyens que le
droit dans l'exercice de son action.
D'une part, l'Etat ne peut pas tout faire et ne peut pas se
rendre «impossible lui-même ». Or, si l'on partait du principe
selon lequel tous les moyens sont à la disposition de l'Etat dans
l'exercice de son action, cela engendrerait la conséquence suivante :
l'Etat pourrait abolir l'ordre juridique et, par voie de conséquence, se
rendre impossible lui-même. Or, en instaurant l'anarchie, l'Etat se
nierait lui-même, et, par là même, irait à l'encontre
de sa nature même d'Etat. Cette situation étant inenvisageable,
l'Etat doit respecter le droit (A).
De plus, Jellinek, rappelons-le, définit le droit comme
le produit de la conviction. C'est la conviction qui donne au fait le
caractère d'une norme juridique. Or, selon le Professeur de droit public
de Heidelberg, la conviction dominante, en ce début de siècle,
marquée par l'idée de l'Etat de droit, est que l'Etat ne peut
plus agir selon son bon plaisir: les mentalités ont évolué
et la civilisation a apporté l'idée selon laquelle l'Etat doit
respecter le droit, comme n'importe quel individu (B).
A. L'anarchie, une hypothèse inenvisageable
pour l'Etat souverain : l'obligation de respecter le système
juridique
L'objectif de Jellinek est de montrer que l'Etat, par sa
nature même, ne peut agir qu'au moyen du droit et se trouve
nécessairement lié par l'ordre juridique qu'il a institué.
Afin de prouver sa théorie, Jellinek raisonne par l'absurde et se place
volontairement dans le cas où l'Etat ne serait pas lié par son
ordre juridique. «S'il est vrai que l'Etat peut tout juridiquement, il
peut alors abolir l'ordre juridique, introduire l'anarchie, se rendre
impossible lui-même. Mais s'il n'y a pas à tenir compte d'une
telle conception, c'est qu'alors l'Etat trouve sa limite jurid ique dans
l'existence d'un certain ordre ». Il faut ajouter la conclusion qu'apporte
Jellinek à son raisonnement: «L'Etat peut, il est vrai, choisir sa
constitution; mais il lui faut avoir une constitution. L'anarchie est une
possibilité de fait, ce n'est pas une possibilité de droit
»152.
L'anarchie n'est pas une situation envisageable pour un Etat :
en effet, si l'Etat pouvait agir par n'importe quel moyen, y compris un moyen
qui n'est pas compris dans son système juridique, cela signifie que
l'Etat pourrait être en mesure d'abolir son propre système
juridique, de scier la branche sur laquelle il s'assoit. Or, selon Jellinek,
l'Etat ne peut pas se nier lui-même, «se rendre impossible
lui-même », au risque de nier sa propre condition d'Etat. Il lui
faut donc nécessairement respecter l'ordre juridique, au risque de
n'être plus un Etat.
Il faut admettre que l'Etat s'oblige unilatéralement
vers l'ordre juridique qu'il crée. Il faut que l'Etat reconnaisse les
gouvernés comme des personnalités juridiques, afin que puisse
naître un droit en tant que relations entre sujets de droit. Pour
Jellinek, un ordre juridique qui n'admettrait qu'une seule et unique
personnalité serait une absurdité, parce que, au bout du compte,
«l'Etat ne saurait lui non plus détenir de droits que si lui font
face des personnalités »153 . Ainsi, si l'Etat acquiert
la personnalité juridique, ce n'est que par le biais de la
reconnaissance d'autres sujets de droit qu'il peut y parvenir.
On constate ici l'immixtion de l'une des théories
jellinéliennes principales selon laquelle le droit est un
«système de relations» entre des personnes : «la
personnalité juridique, qu'il
152 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II, 129
153 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine
des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures
de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,298
s'agisse de celle de l'Etat ou de celle des individus et de leurs
groupements, n'est pas à penser comme « substances comme le
l'organicisme l'historicisme du 1 9 ème
» - faisait de siècle -
mais comme « relations » »154 .
Ainsi, l'Etat est lié par le droit : c'est bien par la reconnaissance
expresse des autres individus, par les relations juridiques qu'il instaure avec
eux, que l'Etat lui-même peut être reconnu comme personne
juridique, comme sujet de droit. Cette reconnaissance réciproque oblige
l'Etat à agir au moyen du droit et ne peut sortir du droit: si l'Etat
venait à le faire, il se nierait lui-même en tant que personne
juridique, et en tant qu'Etat.
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