2. Les normes juridiques comme « normes garanties
»: des éléments extérieurs qui contraignent l'Etat
souverain à respecter le droit
«Jellinek, proche des idées de Max Weber, critique
la conception labandienne qui considère la contrainte comme
caractéristique essentielle du droit »147 . En effet,
selon Jellinek, la notion même de droit n'est pas uniquement affaire de
contrainte. La contrainte n'est qu'une déclinaison de ce qu'il appelle
les «garanties» : tout droit est caractérisé par la
garantie de son application. Or, la garantie de l'application du droit ne passe
pas exclusivement par la contrainte ; d'autres garanties que la contrainte
existent.
D'ailleurs, Jellinek exprime très clairement son
raisonnement : «c'est moins dans la contrainte que dans la garantie dont
la contrainte est une forme particulière, que se trouve le
caractère essentiel de l'idée du droit. Les normes juridique s ne
sont point des normes de contrainte, mais des normes garanties ».
De cette manière, les «garanties qu'offrent de grandes parties du
droit public et du droit des gens, privés par leur nature même de
toute garantie basée sur la contrainte juridique, possèdent
souvent une force plus grande que toutes les mesures juridiques imaginables
»148.
Jellinek, lorsqu'il s'attaque au droit public, entame son
raisonnement en partant du postulat suivant. La puissance dont disposent les
organes supérieurs a certes des limites dans la constitution mais «
à l'intérieur de ces limites, la puissance peut s'exercer
librement et s'il n'y a point, dans l'ordre juridique, de garanties assurant
que cette puissance s'exercera toujours dans une direction
déterminée, personne ne saurait dire dans quel sens s'exercera
cette puissance à part le titulaire même de cette puissance
»149 . De cette manière, le droit n'est pas
146Ibid., 311
147 Ibid., 310
148 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 508
149 Ibid., I, 543
seulement un système de contrainte, contrairement à
ce qui a souvent été dit en doctrine, mais un système de
garanties, assurant que le pouvoir s'exerce dans un sens précis et
déterminé.
L'Etat est lié au droit par des mécanismes de
garantie qui l'empêche de sortir du système juridique. «A
l'extérieur comme à l'intérieur, l'Etat, dans la
communauté de droit international des Etats, se reconnaît comme
lié par le droit (par le droit international) sans se soumettre pour
cela à un pouvoir supérieur ». Si «dans le droit
international, juridiquement, l'Etat n'est soumis qu'à sa propre
volonté », les «garanties ne reposent pas entièrement
sur la volonté de l'Etat. Pour qu'il y ait droit, une seule chose est
nécessaire, c'est qu'il y ait des garanties : il n'est pas indispensable
que ces garanties viennent de la volonté de l'Etat »150.
Comme Jellinek l'explicite à plusieurs reprises dans son ouvrage L
'Etat moderne et son droit, le droit n'est donc pas tant un instrument de
volonté qu'un instrument de garantie. L'application du droit a lieu car
des mécanismes de garantie poussent les Etats à l'appliquer: ces
garanties sont telles que l'Etat ne peut sortir du droit et ne peut agir
autrement que par le biais du droit.
En fait, pour «boucler» son système
d'auto-limitation, pour montrer que l'Etat est lié au droit, Jellinek
précise que de nombreux mécanismes de garantie non
expressément juridiques poussent les Etats à respecter les
prescriptions juridiques. Par exemple, les Etats doivent éviter de
violer le droit international, pour des raisons qui n'ont rien à voir
avec des sanctions juridiques : l'opinion de la communauté
internationale, ainsi que celle des juristes, des journalistes, du public,
obligent les Etats à respecter les conventions et le droit
international. Ces mécanismes, s'ils ne sont pas contraignants, sont
donc loin d'être inefficaces.
«Ce n'est donc pas la contrainte matérielle, mais
les garanties, desquelles la contrainte n'est qu'un simple mode, qui forment la
marque essentielle de la règle de droit. Les règles de droit ne
sont pas, à vrai dire, des normes de contrainte, mais des normes
garanties »151 . Ainsi, les règles de droit sont autant
de garanties justifiant l'argument selon lequel l'Etat ne peut sortir du droit.
Ce n'est pas tant que l'Etat soit véritablement « contraint »
par une force supérieure, le droit, à agir en vertu des
prescriptions juridiques : en réalité, les règles
juridiques sont des
150 Ibid., II, 133
151 Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto
-limitation, RDP 1919, 16 1-190
garanties qui le «poussent» simplement à
respecter le droit. Ces garanties suffisent à lier l'Etat au droit.
Si l'Etat s'auto-limite par le droit, il se trouve donc
également contraint à respecter le droit par des
mécanismes extérieurs, garantissent l'application du droit autant
que les normes elles- mêmes. Des mécanismes non contraignants
peuvent obliger l'Etat à appliquer le droit d'une façon tout
aussi efficace - voire plus efficace - que des mécanismes juridiquement
contraignants. En somme, Jellinek justifie le lien entre Etat et droit en
montrant que l'Etat, outre le fait de devoir respecter les normes qu'il a
produits par le biais de l'auto-limitation, doit également tenir compte
du droit en raison d'éléments extérieurs, de
mécanismes de garantie non expressément contraignants. L'Etat,
même souverain, se trouve donc limité dans sa capacité
d'agir.
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