B. Le développement juridique du concept
d'auto-limitation par Georg Jeiinek
Georg Jellinek, en reprenant le concept d'auto-limitation «
inventé » par Jhering, le développe de façon plus
juridique.
Selon le maître de Heidelberg, le concept
d'auto-limitation est justifié par le fait que l'Etat, en tant que
personne juridique, est distinct des organes qui le constituent. De cette
manière, Jellinek parvient à rendre crédible le concept
d'auto-limitation: les organes étatiques, à l'image de chaque
personne juridique, se doit respecter les normes étatiques. De cette
manière, l'Etat s'auto-limite en s'obligeant à respecter les
normes qu'il édicte (1).
Jellinek justifie son système en s'appuyant sur sa
conception du droit: le droit est un mécanisme de garantie, et pas
seulement un mécanisme de contrainte. L'Etat doit respecter le droit car
certaines garanties, non expressément juridiques, l'incitent à le
respecter. D'une certaine manière, cet argument se rapproche de celui de
Jhering, pour qui l'Etat devait respecter l'auto-limitation par simple
intérêt égoïste. Selon Jellinek, les prescriptions
juridiques précises ne sont donc pas les seuls instruments obligeant
l'Etat à respecter le droit. D'autres éléments non
juridiques l'y poussent tout autant (2).
136Léon Duguit, La doctrine allemande de
l'auto -limitation de l'Etat, RDP 1919, 16 1-190
1. La conception de l'auto-limitation selon
Jellinek
Par quel biais Jellinek parvient-il à mettre en
pratique ce concept d'auto-limitation? Par quel truchement peut-il justifier le
fait que l'Etat, qui institue l'ordre juridique, puisse s'autolimiter, se
contraignant lui-même à respecter un ordre juridique qu'il a
pourtant librement créé ? Comment concilier la suprématie
du droit et l'idée de souveraineté?
Le Professeur de Heidelberg énonce de la manière
suivante la solution qu'il donne à ce problème: «L'Etat, par
la loi, ordonne aussi aux personnes, qui lui servent d'organes, de diriger leur
volonté d'organe dans un sens conforme à la loi. Mais comme la
volonté de l'organe est la volonté de l'Etat, l'Etat, en liant
ses organes, se lie lui-même »137.
La doctrine met souvent cet argument en avant lorsqu'il s'agit
de justifier l'idée d'autolimitation dans la perspective
jellinékienne. Jellinek se distingue de la vision jheringienne de
l'auto-limitation, selon laquelle l'Etat ne devait respecter le droit que parce
que son intérêt lui dictait de le faire. Jellinek juridicise le
concept d'auto-limitation inventé par Jhering et affirme que «cette
dépendance [de l'Etat vis-à-vis du droit] n'est pas d'ordre
moral, mais de nature juridique »138 . Jellinek, tout en
reprenant la notion jheringienne, l'érige en concept juridique.
La solution apportée par le maître de Heidelberg est
la suivante.
Or, pour que l'Etat, personne juridique, soit obligé de
respecter le droit, il faut qu'il y soit juridiquement contraint. L'Etat doit
respecter le droit, car, en ordonnant à l'ensemble des personnes
placées sous son pouvoir de commandement de respecter la loi, il ordonne
de facto à ses propres organes, donc à lui-même, de le
faire. Juridiquement, l'Etat se doit de respecter le droit, car il ne peut
matériellement pas faire autrement. Il est contraint de suivre l'ordre
juridique dont il est l'instigateur.
De cette manière, «à l'opposé de
Laband, qui n'admet pas l'idée d'une limitation théorique de
l'Etat par le droit, dans la mesure où l'Etat crée le droit et ne
peut être lié par sa propre
137 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II131
138 Ibid., II131
volonté, Jellinek affirme certes que l'Etat crée le
droit, mais admet cependant qu'il est possible d'être lié par sa
propre volonté »139.
Jellinek, pour forger sa théorie de l'auto-limitation,
utilise la théorie selon laquelle l'Etat est est une personne juridique
qui se distingue des organes qui le composent. De cette manière,
«le monarque n'est qu'un organe de l'Etat à côté
d'autres organes »140.
C'est précisément cela qui nous intéresse
ici, «les dispositions des Constitutions selon lesquelles le monarque
réunit entre ses mains tous les droits de la puissance étatique,
ne doivent pas être interprétées dans le sens d'une
souveraineté du prince [É] Le monarque n'est qu'un organe de
l'Etat à côté d'autres organes qui sont partiellement
indépendants de l'organe suprême »141.
Dans la perspective jellinékienne, bien que le monarque
demeure l'organe suprême de la structure étatique, bien qu'il soit
celui qui seul peut déclarer la guerre, la définition qu'il en
donne le place néanmoins au «simple» rôle d'organe
étatique. Par ce biais, l'Etat chapeaute l'ensemble des organes, y
compris le monarque : «le pouvoir souverain n'est rien d'autre que l'Etat
défini comme un ensemble d'organes détenant des
compétences constitutionnelles »142. Aussi, l'Etat est
défini comme la personne juridique disposant d'organes pour mettre en
mouvement sa volonté : tous ces organes se détachent de l'Etat,
qui seul peut être souverain.
Ainsi, si le droit est destiné à toutes les
personnes situées sous la domination de l'Etat, y compris les organes
étatiques, l'Etat, n'agissant que par le biais de ses organes, ne peut
s'écarter des règles de droit qu'il a édictées.
L'intégralité d'un passage de l 'Etat
moderne et son droit doit être cité pour saisir le
cheminement suivi par Jellinek tout au long de son raisonnement: «Une
conception [absolutiste] ne peut être réalisée
rigoureusement que dans une théocratie. Un dieu seul ou un monarque
vénéré à l'égal d'un dieu peut poser les
décisions de sa volonté insondable et
139 Jacky hummel, Le constitutionnalisme allemand
(1815-1918): le modèle allemand de la monarchie limitée,
PUF, Collection Léviathan, 2002, 310
140 Ibid., 308
141 Ibid., 307-308
142 Ibid., 310
toujours véritable, comme normes d'action, obligeant
tout le monde sauf lui-même. Mais il en est tout autrement lorsque l'Etat
procède selon des règles fixes, soumises en ce qui concerne leur
établissement et leur révision à des formes juridiques.
Une telle règle présuppose d'abord que les organes de l'Etat sont
obligés par elle. Mais ainsi l'Etat lui-même est lié dans
son activité; en effet , l'activité des organes de l'Etat est
l'activité même de l'Etat, puisqu'il n'existe pas d'autre
activité de l'Etat que celle qui se manifeste par ses organes. Une telle
règle renferme cet engagement, à l'égard des sujets, que
les organes de l'Etat seront tenus de se conformer à la règle
»143 . Ainsi, en distinguant l'Etat des organes dont il
dispose, Jellinek explicite, sur un plan juridique, le concept
d'auto-limitation: si l'Etat ne peut mettre en mouvement sa volonté
qu'au moyen de ses organes, ceux -ci n'agissant qu'en vertu des prescriptions
juridiques étatiques, l'Etat ne peut agir autrement qu'au moyen des
règles de droit qu'il a édictées.
En conclusion, l'objectif de Jellinek est atteint : il parvient
à concilier la souveraineté et l'obligation pour l'Etat de
respecter le droit.
« La souveraineté n'est pas le pouvoir sans
limite, mais la capacité de se déterminer soi-même
exclusivement, c'est par suite la limitation autonome du pouvoir politique, ne
connaissant juridiquement aucun lien émanant de pou voirs
étrangers, mais s'en imposant lui-même par l'établissement
d'un ordre juridique qui seul permet d'apprécier l'activité de
l'Etat au point de vue juridique »144 . Dès lors, la
souveraineté est tempérée par cette notion
d'auto-limitation. Loin des conceptions absolutistes, la souveraineté
est limitée par le droit: l'Etat, même souverain, doit
nécessairement respecter l'ordre juridique. L'Etat souverain n'est plus
situé au-dessus du droit : il n'est plus une puissance de domination
libre de s'affranchir des règles de droit.
Ainsi, «la notion de personnalité juridique de
l'Etat soumet la puissance étatique au droit qu'elle produit
»145 . Et, de cette manière, l'Etat se trouve
limité «en vertu de sa propre organisation, c'est-à-dire
par une autolimitation de l'exercice de sa puissance qui procède
143 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 551
144 Ibid., II, 135
145 Jacky Hummel, Le constitutionnalisme allemand (1815
-1918) : le modèle allemand de la monarchie limitée, PUF,
Collection Léviathan, 2002, 310
essentiellement de l'institutionnalisation de cet exercice
»146 . L'Etat, en institutionnalisant sa volonté, en
l'exerçant par le biais de ses organes, s'auto-limite.
En conséquence, Jellinek parvient à créer un
modèle dans lequel l'Etat crée le droit mais se trouve lié
par sa propre volonté. L'Etat, dans l'acte même du droit,
s'oblige.
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