A. L'auto-limitation, un concept esquissé par
Jehring et développé par Jellinek: le droit, un système de
relations entre personnes juridiques
Comme nous l'avons déjà brièvement
annoncé, Georg Jellinek reprend à son compte la théorie de
l'auto-limitation, esquissée par le juriste Rudolf Jhering, afin de
construire sa théorie. Or, en développant juridiquement le
concept d'auto-limitation, le maître de Heidelberg s'inscrit
volontairement en contradiction avec les théories absolutistes,
notamment la doctrine de Thomas Hobbes.
Selon Hobbes, le souverain, car il n'est pas soumis à
sa propre volonté, « ne peut donc s'obliger à soi-même
ni à aucun particulier »129 . En prenant à contre
-pied les doctrines absolutistes classiques, Jellinek tente de construire un
modèle dans lequel le souverain est lui- même obligé par
les normes qu'il impose aux individus placés sous son pouvoir de
commandement.
Dans la mise en place de son système, Jellinek est
influencé par les idées de Jehring, qui «caractérise
certes le droit par la force », mais qui n'en fait «pas le but mais
le moyen du droit ». « C'est dans l'affirmation d'une force
subordonnée à la finalité sociale du droit et devenue
force juste que s'inscrit, dans la théorie jheringienne de l'Etat, le
principe de limitation de l'Etat par le droit [É] car l'ordre n'est
véritablement garanti que là où l'Etat respecte celui
qu'il a lui-même établi »130.
129 Thomas Hobbes, Du citoyen, Principes fondamentaux de la
philosophie de l'Etat, dans Gérard Mairet, Le principe de
souveraineté, Folio/Essais, 1997, 52
130 Jacky Hummel, Le constitutionnallisme allemand
(1815-1918): le modèle allemand de la monarchie limitée,
PUF, Collection Léviathan, 2002, 309-310
Selon Jhering, l'Etat doit respecter le droit dans la mesure
où son intérêt lui intime de le faire. Si l'Etat
décidait de s'affranchir des règles de droit qu'il a
lui-même prescrites, il risquerait de créer le désordre
social. Pour cette raison, Jhering affirme que « le droit» n'est rien
d'autre que « la politique bien entendue de la force, non pas la politique
du moment, la politique de la passion et de l'intérêt passager,
mais la politique aux vues larges et lointaines, la politique de l'avenir et de
la fin »131. L'auto-limitation se justifie par
l'intérêt égoïste de l'Etat: ne pas respecter le droit
engendrerait des conséquences bien plus néfastes pour lui que le
seul fait de devoir respecter les normes.
Georg Jellinek, dans son raisonnement, part du postulat
suivant: «tout droit n'est tel que parce qu'il lie non seulement les
sujets mais le pouvoir politique lui-même »132. Et il
poursuit, dans l 'Etat moderne et son droit, en citant directement
l'initiateur de la doctrine de l'autolimitation, c'est-à-dire Jhering
lui-même: «Le droit, dans le sens plein du mot, est donc la force de
la loi, liant bilatéralement; c'est la subordination propre du pouvoir
politique aux lois qu'il promulgue lui-même »133 . Selon
Jellinek, «quand l'Etat édicte une loi, cette loi ne lie pas
seulement les individus, mais elle oblige l'activité propre de l'Etat
à l'observation juridique de ses règles. »134 .
Or, il faut rappeler la vision du droit que possède Jellinek. Selon le
maître de Heidelberg, tout droit es t un système de relations
entre deux personnes : il ne peut être envisagé que de cette
façon. De ce fait, l'Etat ne peut s'extirper de ce système de
relations sans nier sa qualité d'Etat. L'Etat est une personne juridique
; or, toute personne doit être envisagée comme relation, non comme
substance ou comme essence.
Or, comme le souligne Jean-Pierre Machelon, «le concept
d'Etat [dans l'optique jellinékienne] est inséparable de celui
d'organisation juridique. En reconnaissant les gouvernés comme sujets de
droit, l'Etat cesse d'être une simple force exprimant un rapport de
domination. Il se constitue en personne juridique et devient un pouvoir de
droit; il crée un ordre juridique qu'il s'oblige unilatéralement
à préserver, faute de quoi il renoncerait à son existence
même »135 . Le fait même d'être une personne
juridique entraîne l'obligation, pour
131 Rudolf Jhering, L'évolution du droit, dans
Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation, RDP 1911,
161-190
132 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, 130
133 Rudolf Jhering, Zweck im Recht, dans Georg Jellinek,
L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 130-13
1
134 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II131
135 Jean-Pierre Machelon, Souveraineté et Etat de
droit, dans Dominique Maillard Desgrées du Loû (dir.),
Les évolutions de la souveraineté, Montchrestien,
Collection Grands Colloques, 167
celle-ci, de respecter le droit et de respecter les autres
personnes juridiques. L'Etat est lui- même une personne juridique et
s'inscrit nécessairement dans une relation juridique vis-à-vis
des personnes placées sous son gouvernement. Ainsi, à partir du
moment où l'Etat est perçu comme une «simple» personne
juridique, il devient impossible pour lui de s'extraire du système
juridique qu'il a instauré.
Dans l 'Etat moderne et son droit, lorsque Jellinek
traite de la question de la souveraineté, il exprime très
clairement l'idée selon laquelle l'Etat, en usant du droit, en fixant un
ordre juridique, se trouve aussi lié par cet ordre, autant que les
individus placés sous son pouvoir de commandement. De plus, en citant
nommément Rudolf Jhering, le Professeur de Heidelberg reconnaît sa
dette vis-à-vis du théoricien allemand, «un des esprits
à la fois les plus vigoureux et les plus souples et un des juristes les
plus pénétrants de l'Allemagne dans la seconde moitié du 1
9ème siècle »136 , selon Léon
Duguit.
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