Chapitre 2. La souveraineté révisée
à l'aune du concept d'autolimitation
Georg Jellinek, à l'aide du concept d'auto-limitation,
développe sa conception de la souveraineté en prenant ses
distances à l'égard des théories élaborées
par Machiavel, Bodin, Hobbes ou Rousseau, pour ne citer que les auteurs
principaux.
Révisant la souveraineté au moyen de
l'auto-limitation, le maître de Hiedelberg construit un modèle
dans lequel l'Etat souverain est limité par le droit, dans la mesure
où il ne peut agir qu'au moyen du droit. En découle l'idée
selon laquelle l'Etat n'est pas au-dessus du droit et ne peut
délibérément assujettir les individus qui se situent dans
son domaine d'action.
De cette manière, en défendant l'idée
d'auto-limitation, Jellinek vise à protéger les individus du
pouvoir de commandement étatique. Si l'Etat est titulaire de la
«Herrschaft », c'est-à-dire du pouvoir de commandement,
caractéristique inhérente à la nature même de
l'Etat, cela ne signifie pas pour autant qu'il soit titulaire d'un titre de
souveraineté. De plus, et c'est l'élément sur lequel nous
allons désormais nous attarder, si la souveraineté ne
relève pas naturellement du système étatique, elle ne
permet pas non plus à l'Etat de jouir d'un pouvoir tout-puissant.
Jellinek, dans sa construction de la souveraineté, limite
l'étendue et la force de cette souveraineté par le biais de
l'auto-limitation. Ceci permet aux individus d'occuper une place au sein du
système juridique et d'être véritablement
protégés face à la puissance de l'Etat (Section I).
De plus, la théorie de la souveraineté, dans
l'acception jellinékienne, engendre plusieurs conséquences.
D'une part, en reconnaissant que l'Etat est limité par
le droit qu' il produit, Jellinek place les organes étatiques dans la
même situation que les individus : ils sont tous deux liés par le
droit. De cette façon, l'Etat, dont la volonté transite
nécessairement par les canaux que constituent les organes
étatiques, ne peut se soustraire à l'emprise des normes dont il
est pourtant l'instigateur.
D'autre part, Georg Jellinek, en plaçant l'individu au
coeur de son système juridique, développe la doctrine des droits
publics subjectifs, laquelle rend les individus titulaires de droits à
l'encontre de l'Etat.
Enfin, le modèle jellinékien de la
souveraineté, construit autour du concept d'auto-limitation, engendre
des conséquences intéressant la notion de Rechsstaat,
c'est-à-dire d'Etat de droit. En effet, les théories
jellinekiennes renforcent le droit des individus et lient directement l'Etat au
droit, ce qui était très précisément l'objectif des
théoriciens de l'Etat de droit.
En revanche, certaines critiques vis-à-vis de la
théorie de l'auto-limitation vont voir le jour, après la mort du
théoricien, que ce soit en France par le biais de Léon Duguit, ou
en Allemagne par le truchement des théoriciens de Weimar, Hermann Heller
et Carl Schmitt en tête. Hans Kelsen lui-même a critiqué les
positions de Georg Jellinek, bien qu'il existe un lien direct entre les
théories du maître de Heidelberg et celles du fondateur du
positivisme juridique (Section II).
Section 1. Le concept d'auto-limitation : l'Etat, un
souverain lié par le droit
§1. L'auto-limitation, un concept dont Jellinek n'est
pas l'inventeur mais qui lui permet de limiter le pouvoir de l'Etat et de lier
le souverain au droit
Le concept d'auto -limitation est largement associé
à la figure du «plus grand juriste allemand du début du
siècle », pour reprendre les termes de Léon Duguit, Georg
Jellinek. Cependant, Georg Jellinek n'est pas le premier à utiliser ce
concept d'auto-limitation; celui-ci est issu des travaux de Rudolf Jhering, du
1 9 ème
éminent juriste allemand siècle. Cependant, si
Jhering est
l'initiateur de l'idée selon laquelle l'Etat doit
respecter le droit, il ne la systématisera pas sur le plan juridique.
Selon l'acception jheringienne de l'auto-limitation, l'Etat ne doit respecter
le droit que parce qu'il y va de son intérêt: respecter le droit
vaut mieux pour lui de que de s'en affranchir. Il n'existe pas de
mécanismes juridiques qui obligent l'Etat à agir dans les limites
fixées par le droit : l'intérêt de l'Etat suffit à
fonder l'auto-limitation (A).
Jellinek reprend la théorie jheringienne mais la
développe sur le plan juridique. En effet, l'auto-limitation, dans la
théorie jellinekienne, ne se résume pas à cette
idée d'intérêt. Georg
Jellinek développe la théorie selon laquelle
l'Etat, en tant que personne juridique, se distingue des organes qui le
composent. De ce fait, les organes étatiques doivent respecter le droit
édicté par l'Etat, au même titre que les individus. Or, les
organes étatiques sont les «vaisseaux », les
«canaux» par lesquels la volonté étatique est mise en
mouvement. Or, si ces organes ne peuvent agir qu'au moyen du droit, cela
signifie que l'Etat ne peut s'en écarter: en produisant du droit, l'Etat
est obligé de le respecter (B).
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