B. La distinction entre puissance étatique et
souveraineté et la théorie des Etats non souverains
Pour justifier sa théorie visant à limiter la
souveraineté Ð théorie que nous étudierons dans la
deuxième partie Ð, Jellinek désire montrer que celle-ci n'est
pas nécessairement l'apanage de l'Etat, et que l'Etat peut exister sans
pour autant être souverain.
111 Ibid., I, 548
112 Ibid., I, 547
113 Helmut Quaritsch, La souveraineté de l'Etat dans
la jurisprudence constitutionnelle allemande, Cahiers du Conseil
constitutionnel n°9
Comme le formule Eric Maulin, Georg Jellinek, tout comme Paul
Laband et Raymond Carré de Malberg, a «voulu distinguer entre la
puissance étatique et la souveraineté. La première seule
caractérise l'Etat tandis que la seconde n'est que la qualité que
revêt la puissance de l'Etat lorsqu'il est pleinement indépendant
[É] L'Etat fédéré reste un Etat dans le sens
juridique de ce mot [bien qu'il soit intégré dans un Etat
fédéral ] car son organisation constitutionnelle ne
procède pas de la constitution fédérale mais de
son propre pouvoir constituant »1 14 . Ainsi, en dissociant
puissance étatique et souveraineté, Georg Jellinek parvient
à démontrer que la souveraineté n'est pas une marque
consubstantielle à l'Etat; seule la puissance étatique l'est.
Comme Georg Jellinek l'énonce dans L 'Etat moderne
et son droit, «la caractéristique essentielle de l'Etat est
l'existence d'un pouvoir étatique. Mais le pouvoir étatique est
un pouvoir de commander qui n'est pas dérivé d'une autre
autorité; c'est le pouvoir de commander à raison de son propre
pouvoir et, par suite, d'après son droit propre ». Et Jellinek
ajoute que « le contenu de ce pouvoir de commandement est tout à
fait indifférent pour ce qui est de son existence »115 .
Ce qui caractérise essentiellement l'Etat n'est donc pas la
souveraineté à proprement parler, mais l'existence de cette
puissance étatique, de cette puissance de commandement. En
conséquence, un Etat peut ne pas être souverain, tout en disposant
de cette puissance de commandement. Or, le fait de disposer de cette puissance
de commandement suffit pour qu'un groupement puisse être qualifié
d'Etat.
«Toutes les fois qu'une communauté peut exercer sa
domination, conformément à un ordre qui lui est propre en vertu
d'un pouvoir originaire et par des moyens de contrainte originaires aussi,
cette communauté est un Etat »1 16 . L'Etat est donc,
dans l'acception jellinékienne, une communauté qui se distingue
par l'existence de cette puissance étatique, qui seule confère
à ladite communauté le statut d'Etat.
Et «comme le fait remarquer Jellinek, la puissance d'Etat
peut être complète et entière, quoique l'activité
de l'Etat à qui elle appartient ne s'exerce que dans une sphère
restreinte
114 Eric Maulin, Souveraineté, dans Denis Alland
et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique,
PUF, 2003
115 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 147-148
116 Ibid., I, 148
[...] L'Etat possède une puissance complète
dès qu'il détient intégralement les diverses fonctions du
pouvoir, de façon à pouvoir exercer par lui -même une
domination parfaite [...]Il y a plénitude de puissance étatique
par cela seul que l'Etat a, pour les objets rentrant de sa compétence,
pouvoir législatif, pouvoir gouvernemental et
administratif»117. Ainsi, la collectivité est Etat si
elle a une puissance de domination intégrale, et non partielle: la
puissance d'Etat, comme l'exprime parfaitement Carré de Malberg, est
indivisible.
Dans l'optique du Maître de Heidelberg, la
caractéristique d'un Etat n'est donc pas la souveraineté, mais
bien la puissance étatique. Pour qu'une collectivité puisse
être un Etat, il faut qu'elle soit titulaire de cette puissance. Si, dans
l'Etat fédéral, l'Etat particulier n'est «point souverain,
du moins il est investi d'une puissance étatique intégrale
». Il possède, «pour l'exercice de sa compétence, tous
les attributs de la puissance étatique et aussi tous les organes [...]
nécessaires pour l'exercice de cette puissance »1
18.
Ainsi, «même lorsque des Etats étrangers ont
concouru à l'élaboration de la constitution d'une
collectivité, cette collectivité demeure un Etat, pourvu que la
constitution puisse être considérée pro futuro
exclusivement comme un acte originaire de sa volonté ». Et
c'est précisément quand « au contraire, un groupe, pourvu
d'un pouvoir de domination, a reçu son organisation d'un Etat
supérieur à lui et à titre de loi de cet Etat, ce groupe
n'est pas un Etat »1 19 . Le facteur qui élève le
groupement au rang d'Etat est cette capacité à se donner son
organisation, sa constitution, par sa propre volonté, et non en vertu
d'une volonté supérieure qui a voul u pour elle. Son
organisation, sa constitution, doit émaner de sa volonté. Ainsi,
comme le montre le juriste de Heidelberg, l'Alsace-Lorraine n'est alors pas un
Etat, car sa constitution « repose sur les lois de l'Empire allemand
»120.
Poursuivant sa démonstration, Jellinek relève
que pour qu'un groupe ait le caractère d'Etat, il faut que
«l'organe le plus élevé, celui qui assure la
perpétuité du groupe, soit indépendant [...] cet organe ne
doit pas juridiquement coïncider avec l'organe d'un autre Etat
»121 . Si le groupement doit vouloir pour lui seul, doit
pouvoir se donner seul une constitution, par sa propre volonté, il faut
donc également, dans la pratique, une fois que l'Etat est
institué, que
117Raymond Carré de Malberg, Contribution
à la Théorie générale de l'Etat, Dalloz, 2004,
142
118 Ibid., 142
119 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, I, 149-150
120 Ibid., I, 150
121 Ibid., I, 151
son organe le plus élevé coïncide pas,
juridiquement, avec l'organe d'un Etat étranger. Naturellement, dans ce
cas, la puissance étatique ne serait pas celle de l'Etat à
proprement parler, mais proviendrait de cette autre Etat. Et, de ce fait,
« l'identité de l'organe emportant l'identité de l'Etat
»122 , le groupement ne pourrait être
considéré comme un Etat. Il ne serait que la «chose» de
l'autre Etat, qui lui est supérieur, qui peut vouloir pour lui. Dans
cas, le groupement auquel on est confronté, par sa nature même, ne
peut être qualifié d'Etat.
On voit nettement que l'élément décisif,
dans la théorie de Jellinek, pour qu'un groupement puisse être
qualifié d'Etat est donc le fait de disposer librement de la puissance
de commandement: «il faut se prononcer contre le caractère
étatique du groupe, si la communauté n'est pas à
même de montrer un organe supérieur, indépendant, capable
d'agir dans sa pleine indépendance »123 . La
caractéristique d'un Etat tient donc particulièrement dans sa
capacité à se doter d'un «organe supérieur »,
capable de vouloir librement, non pas en fonction d'une norme ou d'un Etat
supérieur.
La conséquence en est la suivante : pour Georg
Jellinek, si la puissance étatique est la caractéristique
principale d'une organisation étatique, la souveraineté n'en est
qu'un attribut. L'Etat est souverain lorsqu'il est pleinement
indépendant, mais l'Etat peut être Etat tout en ne l'étant
pas totalement. De cette manière, au sein de l'Etat
fédéral, l'Etat fédéré reste un Etat au sens
propre du mot: bien qu'il perde sa souveraineté, n'étant pas dans
une situation de totale indépendance, il n'en reste pas moins un Etat,
dans la mesure où il reste intégralement titulaire de la
puissance étatique.
De tous ces éléments découle un
«autre critère » pour « distinguer l'Etat non-souverain
de la communauté non-étatique ; l'Etat non-souverain, dès
que l'Etat qui le domine disparaît, prend aussitôt le
caractère d'un Etat souverain »124 . Cela signifie
nettement que la souveraineté n'est qu'une caractéristique, parmi
d'autres, que l'Etat peut ou ne pas avoir pour être Etat. Dès que
la domination supérieure domine, laquelle limite l'indépendance
de cet Etat, celui-ci devient souverain par la seule force des choses. Il
possédait déjà, auparavant, la puissance étatique,
en tant qu'Etat. De ce fait, la fin de la domination suffit à lui faire
recouvrer la souveraineté de façon quasi automatique.
122 Ibid., I, 151
123 Ibid., I, 151
124 Ibid., I, 154
Après cette distinction entre puissance étatique
et souveraineté, Jellinek formule une définition nette qui permet
de classifier quels sont les Etats souverains par rapport à ceux qui ne
le sont pas, de façon claire et systématisée : «La
distinction entre les Etats souverains et les Etats non-souverains est
maintenant facile à établir. La souveraineté est la
capacité de se déterminer seul soi-même au point de vue
juridique [É] L'Etat souverain seul peut, dans les limites qu'il a
lui-même établies ou reconnues, régler en toute
liberté le contenu de sa compétence. Au contraire, l'Etat non
-souverain, tout en se déterminant lui aussi librement, ne peut le faire
que dans les limites de son pouvoir étatique »125 .
Ainsi, dans l'acception jellinékienne, comme le dit clairement Helmut
Quaritsch, « la souveraineté n'est pas la somme de toutes
étatiques particulières réelles et possibles, elle serait
par contre «compétence de la compétence »,
l'habilitation de disposer de toutes les compétences étatiques,
mais aussi de créer des compétences nouvelles
»126 . On voit
bien qu'un Etat peut agir par le biais de sa puissance
étatique, sans être souverain, car il a la capacité de se
déterminer librement, même si le cadre dans lequel son action
s'inscrit est limité. Le fait qu'il n'ait pas la «compétence
de la compétence» ne signifie pas qu'il n'a pas de puissance
étatique, mais simplement qu'il n'est pas souverain, car il ne peut pas
se créer à lui -même librement, indéfiniment de
nouvelles compétences.
Or, comme le dit expressément Carré de Malberg,
«non seulement l'Etat fédéral possède la
«compétence de la compétence », selon l'expression des
auteurs allemands, ce qui signifie qu'il a le pouvoir d'étendre sa
compétence de sa propre volonté et par ses propres organes. Mais
encore il a le pouvoir de l'étendre indéfiniment, et en cela sa
puissance d'Etat s'affirme comme une puissance de l'espèce la plus
haute, c'est-à-dire comme une puissance souveraine
»127.
Jellinek définit clairement ce qu'il entend par
puissance étatique, et, par là même, par Etat : «se
déterminer ou s'obliger par sa propre volonté, voilà le
signe distinctif de toute puissance de commandement indépendante
»128 . Pour qu'un groupement puisse fonder un Etat, il faut
donc qu'il puisse être titulaire de la puissance étatique,
c'est-à-dire de la puissance de commandement, qui est la «
capacité de se déterminer ou de s'obliger par sa propre
volonté ».
125 Ibid., I, 155
126 Helmut Quaritsch, La souveraineté de l 'Etat dans
la jurisprudence constitutionnelle allemande, Cahiers du Conseil
constitutionnel, n°9
127Raymond Carré de Malberg, Contribution
à la Théorie générale de l'Etat, Dalloz, 2004,
125 128 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, II, 155
Après avoir déconstruit le concept de
souveraineté selon les acceptions classiques, après avoir
montré de quelle façon la souveraineté, dans la
perspective absolutiste, avait été développée dans
un but exclusivement politique, au détriment de toute base empirique,
Jellinek construit son propre modèle de souveraineté.
A cette fin, comme nous allons le voir, il recourt à la
théorie de l'auto-limitation, selon laquelle l'Etat ne peut agir qu'au
moyen des normes juridiques qu'il a lui-même édictées. De
cette manière, la souveraineté se trouve liée par le droit
et ne peut plus coïncider avec l'idée de toute -puissance.
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