§2. L'Etat, une personne juridique dont la
souveraineté n'est qu'un « attribut »
Pour Jellinek, comme nous avons eu l'occasion de le voir
précédemment, la souveraineté n'est pas une
caractéristique inhérente à la seule organisation
étatique.
La souveraineté n'est une caractéristique de
l'Etat que selon un certain type idéal de l'Etat, type qui a beaucoup
influencé les théories modernes. Or, si l'on s'éloigne du
type idéal de l'Etat, qui relève du domaine spéculatif de
la métaphysique, la réalité historique prouve à
elle seule que certains Etats non souverains ont déjà
existé. Fidèle à sa théorie des types, Jellinek
oppose à ces «types-idéaux» ce qu'il appelle les
«types-empiriques », qui, quant à eux, tiennent compte du
réel et ne procèdent pas d'une acception métaphysique.
Ainsi, l'Etat non souverain est une hypothèse qui a déjà
existé dans l'histoire (A).
98 Paul Amselek, L'interpellation actuelle de la
réflexion philosophique par le droit, Droits, 1986, 123-135
99 Michel Foucault, « Il faut défendre
la société », Cours au Collège de France. 1976 ,
Seuil/Gallimard, Collection Hautes Etudes, 1997, 22
De plus, afin de démontrer que la souveraineté
n'est pas consubstantielle à l'E tat, Jellinek dissocie les concepts de
puissance étatique et de souveraineté. La souveraineté
n'est qu'un attribut de la puissance étatique, que l'Etat peut avoir ou
non. Ainsi, la souveraineté est reléguée à une
possibilité mais non à une obligation: un Etat peut ne pas
être souverain tout en conservant sa nature d'Etat. La
souveraineté n'est qu'un attribut étatique, attribut dont l'Etat
personne juridique peut donc ne pas disposer. De plus, en définissant
l'Etat comme une personne juridique, Jellinek insiste sur le fait que le
monarque n'est qu'un organe étatique comme un autre, mais ne se confond
pas avec l'Etat. La souveraineté n'est pas personnelle
et
n'est pas une caractéristique inhérente à la
nature même de l'Etat (B).
A. La souveraineté, une caractéristique non
inhérente à l'Etat
«La conviction que la souveraineté n'est pas une
catégorie absolue, mais une catégorie historique, est un
résultat de la plus haute importance: il permet de décider si la
souveraineté
100
est ou n'est pas une marque essentiell e de l'Etat .
D'après cette formule, il est aisé de comprendre
que Georg Jellinek, en dressant un historique de la notion de
souveraineté, veut souligner que ce concept n'est pas l'apanage de
l'Etat. Selon lui, admettre que ce concept n'est intervenu qu'à partir
d'une certaine période de l'histoire, pour des raisons éminemment
politiques, démontre que la souveraineté n'est pas
consubstantielle à l'Etat: d'autres collectivités, bien que non
organisées selon le modèle étatique, peuvent être
considérées comm e souveraines.
Parmi les grandes nouveautés apportées par Jellinek
dans son travail sur la méthode de conceptualisation juridique, il faut
mentionner la théorie des types.
A la base de tout son travail juridique, Jellinek a dans
l'optique de construire une «science individualisante », une science
qui part de l'individu. Cependant, une science de cette nature ne «saurait
se passer d'une saisie conceptuelle de ses objets ». Cette saisie suppose
donc des «concepts spécifiques que Jellinek appelle types »,
qui sont des concepts propres aux sciences de l'esprit (comme les sciences
juridiques). Jellinek critique les «types idéaux », qui
relèvent simplement du domaine spéculatif: ils ne «renvoient
pas à un être mais à un devoir - être » et ne
constituent qu'un «critère d'évaluation du donné et
non pas un mode de sa
100 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II, 126
représentation »101. Ces types ne sont
pas fondés sur une base empirique : ils ne sont qu'un idéal vers
lequel le réel doit tendre, une représentation mythifiée
qui n'est que spéculation. Dans sa volonté de bâtir une
véritable science, Jellinek, en déconstruisant les concepts,
s'oppose naturellement à tous ces «types idéaux ». Au
contraire, Jellinek milite pour la construction de « types
empiriques»: ceux-ci sont « dégagés par
l'expérience », ne « comportent pas une prétention
à la validité universelle inconditionnée, car il faut
laisser l'espace de la variation individuelle »102.
Or, lorsqu'il traite de la question de la souveraineté,
Jellinek précise que « dans la doctrine du droit naturel, le
pouvoir de l'Etat-type est caractérisé essentiellement par la
souveraineté. Ce type d'Etat est encore aujourd'hui
considéré par beaucoup comme le seul qui appartienne au droit
». Et, un peu plus loin, Jellinek ajoute que nombreux sont ceux qui «
ont renoncé ainsi à comprendre la nature propre des types les
plus importants des unions d'Etats de nos jours ». Jellinek est
sévère avec les théoriciens qui se sont ainsi
éloignés de la réalité concrète des choses:
« en niant la possibilité des Etats non souverains, ils ont abouti
à des conséquences qui figurent parmi les plus lamentables de
cette conception abstraite de la science juridique qui, uniquement
préoccupée d'idées pures, dédaigne
complètement les enseignements de la vie réelle
»103 . Jellinek confirme ici son mépris des doctrines
fondées sur des types idéaux, c'est-à-dire des concepts
juridiques qui s'éloignent de la réalité concrète
et qui ne relèvent que de la spéculation métaphysique. En
liant automatiquement les notions d'Etat et de souveraineté, les
théoriciens classiques se sont empêchés de voir le
réel pour se réfugier dans des abstractions, dans des
modèles qui s'en éloignent.
L'erreur qui a été commise est donc d'avoir
fondé chaque raisonnement juridique sur des concepts idéaux,
éloignés du monde empirique et historique: « cette question
[de l'automaticité prétendue du lien entre Etat et
souveraineté] reçoit une solution définitive si l'on admet
que la souveraineté n'est pas une catégorie absolue, mais une
catégorie historique »104 . Ainsi, en partant de la
réalité concrète des différents Etats, Jellinek
aboutit au résultat suivant: la souveraineté n'est pas une notion
consubstantielle à l'Etat.
101 Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée
juridique en Allemagne (1800-19 18), PUF, Collection Léviathan,
2005, 302
102 Ibid., 304
103 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II, 143-144
104Ibid., 2004, II, 143-144
De cette façon, Jellinek s'éloigne
catégoriquement des théoriciens classiques de la
souveraineté. Il prend le contre-pied des théories de Loyseau qui
estimait, comme nous l'avons déjà dit, que la
«souveraineté» est « l'être de l'Etat »,
l'âme de l'Etat, ce qui lui donne son contenu. On peut également
citer Olivier Beaud qui a écrit que « rien ne permet d'invalider
l'opinion laquelle n'y a pas sans ».105
classique selon il d'Etats souveraineté Il faut
bien garder à l'esprit que la pensée dominante a
constamment associé la souveraineté à l'Etat. De ce fait,
en admettant que la souveraineté n'est qu'un concept issu de
circonstances historiques, qu'elle n'est donc pas consubstantielle à la
formation même de l'Etat, Jellinek parvient à envisager
l'hypothèse d'un Etat non souverain. Il donne des exemples précis
pour justifier son point de vue: « ce caractère [de
souveraineté] a autrefois manqué à des Etats
considérés aujourd'hui comme ayant de tous temps
été souverains. A l'époque où l'Eglise intronisant
les rois [É] proclamait la trêve de Dieu [É] avait ses
tribunaux pour assurer l'exercice de ses droits [É] L'Eglise
était un pouvoir supérieur à l'Etat [É] L'Etat du
Moyen-Âge n'était pas encore souverain. Mais c'était
déjà l'Etat »106 . Ainsi, Jellinek, à
l'encontre des théories classiques qui font de la souveraineté
l'élément caractéristique définissant l'Etat,
défend l'idée selon laquelle l'Etat peut exister sans être
souverain. Il dissocie l'Etat à la souveraineté, qui n'est qu'une
caractéristique de celui-ci.
Le Maître de Heidelberg va encore plus loin, affirmant
qu'on « ne saurait arriver à comprendre la situation pol itique du
Moyen -Âge, au moyen de l'idée de la souveraineté ».
Par exemple, « les villes de la Hanse, prises toutes ensemble ou chacune
en particulier, ne sont pas souveraines; au point de vue moderne, elles
paraissent cependant, bien plus que l'Empire qui les embrasse, s'acquitter des
fonctions d'une communauté politique »107 . Bien que
n'étant pas des Etats, la réalité politique montre que ces
villes, par leur importance, par leur autonomie, par leur possibilité
d'exister indépendamment de l'Empire qui leur est supérieur,
peuvent être considérées comme souveraines. En
conséquence, Jellinek insiste sur le fait que « le concept de
souveraineté ne nous mettrait d'ailleurs pas mieux à même
de comprendre le monde politique du temps de Bodin et de ses successeurs. Bodin
lui-même se voit obligé
105 Eric Maulin, Souveraineté, dans Denis Alland
et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique,
Lamy/PUF, Collection Quadrige/Dicos Poche 2003
106 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II, 144
107 Ibid., II, 145
d'admettre des modifications diverses de la
souveraineté »108 . Associer l'Etat au concept de
souveraineté, comme si chacun des deux concepts n'était que le
prolongement de l'autre, est une erreur. La souveraineté, telle qu'elle
a été développée par les auteurs classiques, ne
peut pas nous permettre d'envisager toutes les situations politiques.
De même, selon Georg Jellinek, s'extirpant des pures
théories de l'Etat propres aux auteurs que nous venons d'étudier,
« la littérature du droit international ne peut pas, avec ce
concept de souveraineté, embrasser l'ensemble des sujets de droit
international et se voit mise par là dans la nécessité de
former une catégorie particulière d'Etats sans
souveraineté »109 . Cela signifie que le concept de
souveraineté a provoqué des erreurs, non pas tant dans la simple
théorie de l'Etat, mais dans le système juridique en
général, y compris dans ses ramifications internationales.
Le concept de souveraineté ne permet donc pas
d'appréhender la réalité concrète, de comprendre la
situation dans laquelle les Etats se trouvent. En conséquence, Jellinek
relativise le concept de souveraineté: la souveraineté ne
constitue pas un instrument de mesure parfait permettant de savoir quelles sont
les communautés politiques qui peuvent être
considérées comme des Etats et celles qui ne peuvent
l'être. La souveraineté peut être un attribut de
communautés non étatiques comme elle peut être la
caractéristique d'un Etat. La souveraineté est un simple
«attribut du pouvoir étatique »110, mais ne doit
pas être confondue avec la puissance étatique, qui seule
caractérise véritablement l'Etat.
Par la suite, nous nous attarderons d'ailleurs sur la
dissociation que Jellinek effectue entre puissance étatique et
souveraineté. La distinction qu'il opère entre ces deux notions
lui permet de montrer les lacunes du concept de souveraineté, qui ne
permet pas d'appréhender la réalité politique
concrète des Etats. Chaque Etat, par sa nature, est titulaire de la
puissance de commandement. En revanche, la souveraineté n'est pas une
condition nécessaire à la formation d'un Etat.
En revanche, bien que l'Etat ne soit, par nature, pas
nécessairement souverain, Jellinek concède le fait que «
l'Etat a toujours une tendance à absorber tous les moyens d'action
des
108 Ibid., II, 145
109 Ibid., II146 110Ibid., 157
associations qui lui sont soumises ; le développement
ainsi commencé aboutit à faire de l'Etat le seul possesseur de la
puissance souveraine [É] Ainsi l'Etat finit par acquérir le droit
de régler tout droit en vigueur entre ses frontières, de telle
sorte que, dans l'Etat moderne, tout le droit se divise en droit établi
par l'Etat et en droit admis par l'Etat »111.
Si l'Etat tend à s'approprier la souveraineté,
cela ne signifie pas, bien au contraire, qu'elle la détienne par nature.
L'Etat n'est pas le seul à produire du droit: le droit «le plus
ancien des peuples occidentaux s'est développé dans la famille
[É] la religion »1 12 . Mais, ce que veut dire Jellinek,
c'est que l'Etat a en lui une réelle tendance à « absorber,
au fur et à mesure, tous les moyens d'action de ces associations ».
De ce fait, l'Etat, à l'origine, au moment de sa formation, n'est pas le
seul à détenir la puissance souveraine. Ce n'est qu'au fil du
temps que l'Etat va devenir l'unique détenteur de la
souveraineté, au bout d'un certain développement historique, et
non de par sa nature même. La souveraineté n'est pas une
caractéristique inhérente à l'Etat.
Comme le fait remarquer Helmut Quaritsch, «afin de
s'adapter à cette situation particulière de l'Etat
fédéral [depuis 1866, par la Confédération de
l'Allemagne du Nord, élargie en 1871 aux Etats d'Allemagne du sud
pour devenir le Reich allemand, l'Allemagne est un Etat
ème
fédéral ], la théorie de l'Etat dominante
de la fin du 19siècle développa la thèse selon laquelle la
souveraineté serait une propriété non nécessaire de
la puissance étatique» . Ainsi « les Länder [bien que ne
disposant pas de la souveraineté, qui revenait au seul échelon
fédéral] pouvaient être qualifiés d'Etats
jusqu'à ce jour »1 13 . Ainsi, la seule puissance
étatique fonde l'existence de l'Etat.
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