Section 2. La critique des théories absolutistes
et la remise en cause du lien unissant la souveraineté et l'Etat
C'est seulement « au moment où la
Souveraineté s'est élevée au rôle de
caractère essentiel du pouvoir politique, et, par là,
d'élément de la notion d'Etat, que commencent les tentatives pour
lui donner un contenu positif»78.
Georg Jellinek s'efforce de mettre en lumière les
erreurs des doctrines absolutistes classiques ainsi que les dogmes que
celles-ci ont tenté d'ériger en vérités.
En effet, selon lui, Bodin et Hobbes n'ont assimilé la
souveraineté à l'absolutisme que pour des raisons politiques. En
réalité, si l'on choisit de « détricoter » les
mythes - les concepts d'Etat et de souveraineté ont acquis en France une
aura tout à fait particulière, quasi mythique - il est
aisé d'observer combien la souveraineté ne mène pas
nécessairement à l'absolutisme. Si l'on suit les positions
jellinékiennes, les circonstances politiques réelles ne prouvent
en rien que l'absolutisme est la seule voie possible vers laquelle la
souveraineté peut mener, bien au contraire. L'absolutisme est un dogme,
créé, inventé pour conforter la souveraineté et
renforcer la position royale. Si la souveraineté avait
déjà été mise en avant pour asseoir les
prétentions royales, l'absolutisme permet de les renforcer (1).
En conséquence, la souveraineté n'est pas
consubstantielle à l'Etat, et, pour cette raison, d'autres
communautés politiques peuvent être souveraines. Car, même
si, selon la position jellinékienne classique, le droit n'est pas
antérieur à l'Etat, l'Etat n'est pas le seul à produire du
droit. Il a simplement tendance à centraliser la puissance souveraine
entre ses mains. L'absolutisme, concept qui consacre la possibilité pour
l'Etat de s'occuper de chacun des pans de la vie des individus placés
sous sa domination, de la vie étatique n'est donc pas un fait naturel.
Si l'Etat a tendance à centraliser les pouvoirs, cela ne signifie pas
qu'il soit porté, naturellement, à agir en pure puissance de
domination, sans respect du droit.
De plus, en dissociant la notion de puissance étatique
et de souveraineté, Jellinek insiste sur le fait que la
souveraineté est un simple attribut de la puissance étatique, non
une caractéristique obligatoire. Ainsi, un Etat peut être
considéré comme tel sans pour autant avoir besoin d'être
78 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 9 8-99
souverain. Jellinek, au cours de son raisonnement, montre que
l'Etat non souverain est une hypothèse qui, en pratique, est
envisageable ; une étude historique lui permet d'avancer quelques
exemples de ce type (2).
§1. La critique des théories « offensives
» confondant souveraineté et absolutisme
Lorsqu'il critique les théoriciens absolutistes, Jellinek
vise directement différents auteurs, notamment Nicolas Machiavel, Thomas
Hobbes, Jean-Jacques Rousseau, et Jean Bodin.
Jellinek vise nommément Jean Bodin qui, le premier,
utilise de façon «positive» le concept de souveraineté,
et «passe aussitôt de la défense à l'attaque» et,
ainsi, demande «aux idées nouvelles de décider de la
victoire dans leur sens »79. La critique jellinékienne
des auteurs absolutistes classiques est nette : les concepts qu'ils ont
forgés n'ont pas eu vocation à caractériser le
réel, mais à faire valoir des positions politiques, dans
l'objectif de faire triompher un point de vue particulier.
Ainsi, les auteurs comme Bodin «ne peuvent cependant pas
méconnaître que cette notion de la Souveraineté, même
dans son rôle nouveau, ne provienne d'un concept négatif
»80. Lorsque Bodin définit le concept de
souveraineté, il cite huit «vraies marques de souveraineté
» Ð « le droit de législation, le droit de paix et de
guerre, le droit de nommer aux fonctions les plus hautes, le droit à la
fidélité et à l'obéissance, le droit de
grâce, le droit de monnayage, le droit d'imposer» - qui ne sont
«pas autre chose, comme le fait remarquer Jellinek, que les droits
revendiqués par le roi de France »81 . La théorie
bodinienne, si l'on suit la position du Professeur de Heidelberg, n'est rien
d'autre qu'une doctrine visant à s'assurer de la primauté du
souverain royal, en calquant la théorie sur la pratique du pouvoir
politique. La théorie politique est donc conçue de façon
offensive, afin de «produire des effets politiques considérables
»82 et de renforcer l'autorité du souverain. La
théorie bodinienne vise à produire le réel, à
l'entraîner, non à le caractériser juridiquement.
79 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, 99
80 Ibid., II, 99
81 Ibid., II,111
82 Ibid., II, 111
En revanche, Bodin et Hobbes se séparent nettement
quant au contenu qu'ils donnent au concept de souveraineté, et ce
même si Jellinek ne le mentionne pas spécifiquement. C'est bien le
philosophe anglais du 17ème siècle Thomas Hobbes qui
sera le véritable théoricien de la souveraineté absolue;
le Léviathan83 est d'ailleurs souvent
considéré comme l'ouvrage de référence
défendant la notion de souveraineté absolue. «Que Bodin ait
dégagé l'idée d'un souverain créateur de loi est
une certitude; que cette souveraineté créatrice soit
discrétionnaire et dégagée de toute exigence
d'équité est contestable ». Ainsi, selon Jean- Fabien Spitz,
«Bodin demeure aux antipodes de Hobbes », même si «on peut
comprendre [É] que de telles interprétations aient pu persister
longtemps à propos de La République ». En
réalité, «la souveraineté absolue de Bodin n'a rien
à voir avec l'affirmation d'une souveraineté
préhobbesienne, puisque, s'il dit bien que le prince n'a pas d'autre
limite que celle que la loi de nature lui assigne, il souligne en revanche avec
force l'assujettissement du pouvoir aux principes naturels de
l'équité, rationalisant par là l'idée même de
limite [É] en lui faisant quitter le terrain incertain de l'histoire et
des pratiques coutumières »84.
Selon le Professeur de droit public de Heidelberg, au moment
même où l'idée de souveraineté commence à se
développer, un élément décisif entre en jeu: par le
fait même que ce sont les monarques qui, en pratique, s'opposent aux
différents pouvoirs se dressant face à eux (l'Empereur, le Pape,
les seigneurs féodaux), «ce sont les monarques qui vont recueillir
la souveraineté. L'Etat devient une communauté au sommet de
laquelle se trouve un maître souverain ». De telle sorte que deux
idées se superposent: pour que le pouvoir politique puisse rester
indépendant, il faut que le prince le soit, mais aussi qu'il ne soit
lié par aucune disposition juridique et que «l'ordre tout entier de
l'Etat soit à sa disposition ». De cette manière, si l'Etat
est indépendant, son plus haut pouvoir doit être absolu : et
«la doctrine de la souveraineté tourne à l'absolutisme
»85. Les idées développées à cette
époque tendent donc à assimiler l'idée de
souveraineté à celle d'absolutisme en établissant un
véritable lien logique, articiel, entre ces deux notions.
Georg Jellinek fait d'ailleurs remarquer combien «l'action
qu'exercent les circonstances contemporaines sur l'élaboration des
théories politiques» peut être forte : la théorie
s'adapte au réel et au pouvoir, afin que ce même pouvoir puisse
faire valoir ses prétentions politiques.
83 Thomas Hobbes, Léviathan, ou
Matière, forme, et puissance de l 'Etat chrétien et civil
(1654) 84Jean-Fabien Spitz, Bodin et la
souveraineté, PUF, Collection Philosophies, 16-17
85 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 100
Car c'est bien Jean Bodin qui, selon Jellinek, «au milieu
des troubles des guerres civiles, voit dans la reconnaissance de la
toute-puissance royale le salut de l'Etat »86.
A cet égard, Jellinek n'omet pas de mentionner l'un des
artisans de l'unité italienne, qui n'est
87
autre Machiavel la fin du début 1 6 ème
que Nicolas : à 1 5 ème et au
dusiècle, le penseur italien
milite en faveur d'un pouvoir monarchique fort, qui puisse,
par lui-même, par sa seule volonté, mettre en pratique sa
politique. Selon le théoricien italien, le «monde de la politique
historique est celui de la force» et «la puissance n'est plus celle
des prêtres ou des sages, mais des conquérants modernes,
souverains en personne, qu'ils soient singuliers ou collectifs, princes ou
peuples ». Ainsi, selon lui, comme Gérard Mairet l'exprime
très bien, le «juste est un effet de la souveraineté»
et non une cause. «Le juste est un effet de la force »88.
Ce n'est donc pas un hasard si Jellinek cite le penseur florentin. Machiavel
associe la fondation de l'Etat à la force du souverain: le prince
machiavélien conquiert la souveraineté par les armes. C'est le
souverain qui décrète le juste et l'injuste, car c'est lui le
titulaire de la force.
L'Etat est de plus en plus assimilé à la
personne du prince. L'idée selon laquelle le souverain est titulaire
d'un pouvoir absolu tend à se répandre. En fait, «la
doctrine de la souveraineté du peuple» va se confondre avec le
«principe de date récente selon lequel l'Etat a besoin d'un pouvoir
souverain »89.
Au fur et à mesure, l'Etat se confond avec son
souverain, lequel doit, selon les modèles politiques
théorisés à l'époque, être absolu. On glisse
donc de la souveraineté vers l'absolutisme, comme si un lien naturel
unissait ces deux notions. Or, comme nous l'avons déjà
énoncé, c'est bien le penseur anglais Thomas Hobbes qui jouera un
rôle décisif dans la fondation de l'absolutisme. Car, si Bodin
pose les bases de la souveraineté, Hobbes est le grand artisan de la
doctrine de l'absolutisme.
Contrairement à Jean Bodin, Thomas Hobbes n'admet plus
«la souveraineté du pouvoir de l'Etat» comme «un fait
pur et simple », mais s'« efforce de l'établir
scientifiquement ». Depuis Hobbes, «cette théorie de la
souveraineté de l'Etat se rattache à la souveraineté du
86Ibid., II, 100
87Nicolas Machiavel, Le Prince (1531)
88 Gérard Mairet, Le principe de
souveraineté, Gallimard, 1997, 27
89 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 103
peuple considérée comme formant
l'élément fondamental et originel de l'Etat et de la Constitution
». Ainsi toutes les constructions juridiques sont utilisées pour
fonder, d'une «manière conforme au point de vue politique des
auteurs, le pouvoir souverain du prince »90.
Cela correspond à la formule hobbesienne bien connue,
issue du Léviathan. «On dit qu'un Etat est institué
quand les hommes en multitude s'accordent et conviennent, chacun avec chacun,
que quels que soient l'homme ou l'assemblée d'hommes, auxquels la
majorité a donné le droit de représenter la personne de
tous (c'est-à-dire d'être leur représentant), chacun, aussi
bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre,
autorisera toutes les actions et jugements de cet homme ou de cette
assemblée d'hommes comme s'ils étaient les siens propres ,
dans le but de vivre en paix entre eux et d'être
protégés contre les autres. De cette institution
d'un Etat sont dérivés tous les droits et facultés de
celui, ou de ceux, à qui la puissance souveraine est
conférée par le consentement du peuple assemblé
»91 . Ainsi, le contrat conclu par les individus aboutit
à leur sujétion à l'un d'entre eux, lequel devient le
souverain. Car, comme l'énonce Hobbes lui-même: «Avant que
les appellations de justes et d'injustes puissent trouvent place, il faut qu'il
existe quelque pouvoir coercitif, pour contraindre également tous les
hommes à l'exécution de leurs conventions, par la terreur de
quelque châtiment plus grand que l'avantage qu'ils attendent de leur
infraction à la convention »92. De ce fait, les hommes
concluent un quasi pacte de soumission par lequel ils confient tout leur
pouvoir et toute leur force à une seule personne ou assemblée,
laquelle est titulaire de la souveraineté.
Aux antipodes de la théorie hobbesienne, Jellinek ne
peut concevoir une autorité souveraine qui puisse imposer des normes aux
individus situés dans sa sphère d'action sans avoir elle-
même à les respecter: «une pareille proposition ne peut
être établie logiquement que sur le fondement d'un ordre
théocratique inflexible. Seul un Dieu, seul un monarque honoré
à la manière d'un Dieu, peut faire de son acte de volonté
impénétrable et toujours changeante, une norme s'imposant
à tous excepté à lui -même »93.
90 Ibid., II, 105
91 Thomas Hobbes, Léviathan ,
Gallimard, 2000, Chapitre XVIII
92Ibid., Chapitre XV
93 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, dans Léon Duguit, La doctrine allemande de
l'auto-limitation, RDP 1919, 161-190
Car, si l'on suit la doctrine absolutiste de Hobbes, l'Etat
est une «personnalité une qui ne saurait être limitée
par aucune volonté adverse ». Ainsi, « même lorsque le
droit naturel fait dériver l'Etat de la volonté des individus, il
accorde cependant à l'Etat ainsi créé une puissance
supérieure à toute autre »94. Comme le dit
Gérard Mairet, spécialiste de la doctrine politique de Thomas
Hobbes, « il n'est, dans l'Etat, qu'une seule volonté susceptible
de ne pas obéir à la loi, c'est la
volonté souveraine. Celui qui veut la loi peut vouloir la
défaire, c'est là, dans ce contexte, ce qui définit le
souverain : celui qui n'est pas soumis à sa propre volonté
»95. Le souverain, selon le modèle hobbesien, institue
les lois et peut les défaire selon son bon plaisir. Le fait d'être
souverain le dispense de respecter les lois qu'il a instituées : l'ordre
juridique dépend de son bon plaisir. Ainsi, pour Carré de
Malberg, « la souveraineté, dans le système de la monarchie
absolue, se ramenait à cette idée que le monarque peut tout ce
qu'il veut. C'est ce qu'exprime le vieil adage : « si veut le roi, si veut
la loi » »96.
La théorie hobbesienne se range du côté de
l'Etat, titulaire d'une volonté souveraine et absolue : il dispose du
droit de poser les normes sans avoir à les respecter. Jellinek le dit
expressément : « La thèse juridique moderne de l'Etat a
parfait cette idée en reconnaissant à l'Etat le droit formel de
poser, comme bon lui semble, les limites de son action, de telle sorte qu'en
principe rien de ce qui touche à la vie commune humaine n'est
étranger à sa puissance régulatrice »97.
Le droit est tout entier « englouti » par l'Etat: la «
thèse juridique moderne» a donc appuyé les thèses
hobbesiennes en permettant à l'Etat de centraliser tous les pouvoirs
à la manière d'un souverain absolu.
Les courants absolutistes sont donc à l'origine de
l'idée selon laquelle l'Etat est tout-puissant, libre de fixer, par sa
volonté propre, les limites de ses compétences. Les
théories absolutistes, inspirées par la volonté politique
de construire ou de défendre l'unité de l'Etat, ont donc abouti
au résultat suivant: le champ d'intervention étatique a
été étendu, la puissance de l'Etat a tendu à
devenir absolu, et souveraineté et toute-puissance sont devenues des
termes synonymes.
Or, si l'on suit le raisonnement du maître de Heidelberg,
cette conception est erronée et ne résulte que des ambitions
politiques des souverains et des théoriciens. Ce ne sont pas les
94 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 495
95 Gérard Mairet, Le principe de
souveraineté, Folio/Essais, 1997, 52
96 Raymond Carré de Malberg, Contribution
à la Théorie générale de l'Etat
[1èreédition 1920], Dalloz, 2004, 151
97 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Ass sas, 2004, I, 496
concepts absolutistes qui se sont « calqués»
sur le réel, mais le réel qui a dû « se calquer»
sur les théories absolutistes. L'imaginaire collectif s'est
retrouvé, consciemment ou inconsciemment, influencé par ces
théories.
l'énonce Paul Amseleck 98
Comme , «c'est bien à tort que l'on tend
traditionnellement à
inclure dans le concept de droit les objectifs ou
finalités externes que l'idéologique politique du passé
impartissait aux autorités publiques [É] il s'agissait là
d'une donnée factice, accidentelle, de l'expérience juridique,
qu'il est d'autant plus erroné de rattacher à l'essence
même de la chose Droit ».
Les objectifs que les théoriciens ont assignés
au droit et au concept de souveraineté n'étaient fondés
que sur des motifs contingents, politiques : asseoir l'autorité des
princes, servir les ambitions politiques du roi. Car, comme l'exprime
très bien Michel Foucault, «il n'y a pas d'exercice du pouvoir sans
une certaine économie des discours de vérité fonctionnant
dans, à partir de et à travers ce pouvoir [É] C'est le
discours vrai qui, pour une part au moins, décide ; il véhicule,
il propulse lui-même des effets de pouvoir »99.
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