§2. Des raisons historiques et politiques qui
expliquent l'émergence du concept de souveraineté au
Moyen-Âge
«Ce ne sont pas des savants étrangers au monde,
qui ont découvert ce concept [la souveraineté] au fond de leur
cabinet d'étude, ce sont des pouvoirs puissants, des pouvoirs dont les
luttes ont rempli des siècles, qui l'ont mis au jour. C e processus
historique n'a jamais été, jusqu'ici, décrit avec
certitude »63. Jellinek insiste sur les origines du concept de
souveraineté : il est le fait de politiques, qui ont souhaité
imposer leur vision du monde, notamment asseoir l'autorité et les pouv
oirs du roi de France. La souveraineté est, selon lui, un «concept
polémique» qui, après avoir été de
«nature défensive », est «devenu, au fil du temps, de
nature offensive »64.
Au Moyen-Âge, dans le conflit qui oppose l'Eglise
à l'Etat, plusieurs opinions différentes s'affrontent quant
à savoir qui, de l'Etat ou de l'Eglise est supérieur. Les
opinions se prononcent soit en faveur de l'Etat, soit en faveur de l'Eglise.
C'est surtout dans la « dernière
63 Ibid., II, 72-73
64 Ibid., II, 80
période du Moyen-Âge, grâce à la
France, que l'idée de la prééminence du pouvoir de l'Etat
est devenu un fait historique », par le fait que «la papauté
d'Avignon admet [É] la supériorité de l'Etat sur l'Eglise
». Ainsi, en France, on en vient à «affirmer la pleine
indépendance de l'Etat à l'égard des ordres de l'Eglise
»65. C'est dans ce contexte, lors de la lutte entre le roi
Philippe le Bel et le pape Boniface VIII, comme le note Jellinek, que naissent
les écrits qui s'engagent en faveur de l'Etat dans sa lutte face au
pouvoir ecclésiastique.
Jellinek ajoute que le « second pouvoir» qui, durant
le Moyen-Âge, « s'oppose à l'idée de l'Etat
indépendant, est le pouvoir impérial. En effet, la «
théorie officielle » considère « tous les Etats
chrétiens comme des membres de l'Empire romain. L'Empereur seul est le
maître [É] Lui seul peut donner des lois »66.
Ainsi, l'Empereur souhaitant conserver son autorité face au Roi de
France, celui -ci doit s'imposer pour faire valoir ses droits. C'est dans ce
sens que la souveraineté va devenir une arme offensive servant
l'ambition des princes.
Comme souvent, Jellinek insiste sur les faits politiques
historiques, sur la réalité concrète. La théorie
juridique érigeant l'Empereur en chef incontesté du monde
occidental est en effet contestée par certains Etats, comme la France et
l'Angleterre, qui ne tiennent pas compte de la suprématie
impériale. Ainsi « la théorie se voit forcément
contrainte de tenir compte de ces prétentions [étatiques]»
et le fait en appuyant ce « droit à l'indépendance »,
qui est accordé en vertu d'un « privilège impérial
». Ainsi, « l'indépendance prétendue n'est jamais
déduite de la nature même de l'Etat », et l'Empereur conserve
le « privilège exclusif de concéder le titre de roi, et par
suite les prérogatives qui sont attachées à ce titre par
la doctrine juridique dominante »67.
En fait, comme l'exprime très clairement Jellinek,
c'est en France que cette double dualité Etat/Eglise et Etat/Empire est
clairement visible : selon « l'intime conviction juridique» du peuple
français, le roi ne peut avoir de suzerain au-dessus de lui, que ce soit
Dieu ou l'Empereur. « Ainsi se trouve, pour la première fois,
formulé le principe de l'indépendance royale »68.
L'intime conviction du peuple érige le roi en maître
indépendant du pouvoir impérial. Or, comme nous l'avons
déjà vu, le droit, en dernière instance, résulte de
la
65 Ibid., II, 81
66 Ibid., II, 82
67 Ibid., II, 84
68 Ibid., II, 85
conviction dominante à une époque donnée.
C'est au Moyen-Âge que se situe ce changement de paradigme : l'opinion
dominante tend à considérer le roi comme seul détenteur du
pouvoir, qu'il ne détient plus en vertu d'un titre impérial, mais
à raison de son autorité propre.
Georg Jellinek insiste sur la différence qu'il y a
entre les théories médiévales et les théories
circulant à l'époque antique : «les philosophes de
l'Antiquité ne s'étaient pas rendu compte de l'importance de
cette idée de l'indépendance de l'Etat »69. C'est
donc bien au Moyen-Âge que l'indépendance devient un
élément-clé, caractérisant le concept de
souveraineté. Si l'Etat, pour être Etat, ne devait pas
nécessairement remplir cette condition à l'époque antique,
le Moyen-Âge érige l'indépendance en condition essentielle:
pour que l'Etat soit reconnu comme tel, il faut qu'il parvienne à
être indépendant. Or, cette indépendance ne peut être
obtenue par la force, les princes et le roi de France tentant de se soustraire
à la tutelle impérial.
Outre cette double dualité Etat/Eglise et Etat/Empire,
le théoricien de Heidelberg rappelle que la médiatisation du
pouvoir, par le système de la féodalité, a
également ralenti l'avènement de l'Etat moderne. On voit se
dresser des «personnalités de droit public qui ne tiennent leurs
droits que d'elles-mêmes, dont le droit n'est pas subordonné aux
prescriptions de l'Etat »70 : le seigneur peut ainsi rendre la
justice, en lieu et place du roi et entrer en commerce avec la population. En
conséquence, le royaume se morcelle et l'idée de l'unité
de l'Etat est réduite à peau de chagrin.
La tâche qui incombe au roi de France est de se rendre
peu à peu indépendant vis-à-vis du pouvoir seigneurial et
ecclésiastique afin de revendiquer la soumission directe du peuple.
Dès lors, le roi va user de différents stratagèmes pour
faire valoir son pouvoir et son indépendance : étendre le domaine
royal (puis le rendre inaliénable), jouer sur le principe «nulle
terre sans seigneur », obtenir le pouvoir de justicier suprême,
ainsi que le pouvoir de
ème
police puis le pouvoir législatif. De ce fait, «
à la fin du 13siècle, on voit s'établir pour la
première fois le principe que le roi est souverain de tout le royaume,
par-dessus les barons ». De plus, «les légistes
exagèrent la doctrine du Bas-Empire sur la condition du prince souverain
absolu; ils en déduisent la plénitude de pouvoir au roi de France
[É] il n'y a pas de
69 Ibid., II, 87
70 Ibid., II, 88
pouvoir qui tienne ses droits de soi-même,
indépendamment du roi ». Ainsi donc «la théorie et la
pratique concourent à rendre la royauté, et conséquemment
l'Etat, indépendants des droits de souveraineté du seigneur
»71 . Les principes qu'il a à sa disposition et la
pratique qu'il en fait permettent au roi de prendre son indépendance et,
par là même, d'imposer l'indépendance de l'Etat.
C'est ainsi qu'au fur et à mesure, le pouvoir du roi
parvient à supprimer le double dualisme qui existait auparavant. Il fait
« de la collectivité du peuple une unité » et « la
théorie suit [É] ce développement ». Ainsi, selon
Jellinek, c'est bien cet état de fait qui va provoquer
l'émergence des théories sur la souveraineté : «la
concentration du pouvoir de l'Etat dans la main du prince amène à
l'idée qu'un tel pouvoir est un élément constitutif de
l'Etat », en même temps que, grâce sous l'influence de
l'Humanisme naissant, «la conception antique de l'Etat se fait jour dans
le monde chrétien, et avec elle l'idée de l'unité de
l'Etat »72 . La pratique que fait le roi de son nouveau pouvoir
provoque l'idée moderne de souveraineté: cette idée n'est
pas innée, ne repose pas sur des princes de droit naturel, mais
résulte de la pratique du pouvoir des souverains eux-mêmes. D'une
certaine manière, on peut dire que ce sont les souver ains
eux-mêmes, par leurs actes, qui sont à l'origine de la
création du concept de souveraineté.
ème
Cependant, précise les officielles, jusqu'aux 1 5
ème
Jellinek ensuite que
doctrines 14 et
siècle, n'ont pas directement tenu compte de ce nouvel
état de choses: elles ont tenté de «croire fermement que
l'Empire romain d'Occident s'était conservé intact sous son
ancienne forme ». Ces doctrines sont ainsi restées dans «
l'ignorance du réel ». La doctrine officielle reste la doctrine
impériale: pourtant, de par l'émergence du roi de France, cette
doctrine ne permet plus d'envisager sereinement la réalité du
monde. Ainsi, si la doctrine royale tente d'asseoir les positions du roi de
France en «forçant» la réalité, niant pour des
raisons politiques les pouvoirs impériaux, la doctrine officielle, c'est
-à-dire la doctrine impériale, est restée dans une
situation surannée, niant autant que faire se peut les droits nouveaux
que se sont octroyés les princes et le roi de France.
71 Ibid., II, 91
72 Ibid., II, 92-93
Et c'est finalement sur le «sol ferme du droit public
français que se constitue la nouvelle doctrine de l'Etat et de son
pouvoir [É] ce n'est plus en vertu d'un privilège ou par suite de
pures circonstances de fait, mais bien par l'effet d'un droit propre et
originaire que le roi de France est réputé n'être le sujet
de personne ». Ainsi, selon Grassaille, qui «publie un livre sur les
droits régaliens en France [É] le roi de France est le premier
roi qui ne reconnaisse ni de jure ni de facto un
supérieur quelconque dans l'ordre des choses temporelles, pas même
le Pape [É] Il a même sur l'Eglise des droits qui n'appartiennent
à aucun autre monarque » 73.
Puis, selon Jellinek, survient alors le moment décisif
où la théorie va décider d'ignorer sciemment les
conditions dans lesquelles la souveraineté tire son origine et va
l'ériger en élément consubstantiel à l'Etat. La
théorie va ignorer les longs combats qui ont opposé l'Etat aux
autres autorités médiévales afin de conclure que la
souveraineté, loin d'être le résultat de simples luttes
politique s, est un élément inhérent à la nature
même de l'Etat. «Dans Bodin se trouve résumé tout le
développement antérieur, tout ce qui du moins peut aider à
comprendre le caractère juridique du royaume de France. Seulement, ce
résultat qui s'est dégagé de l'histoire politique
française, il l'élève à la hauteur d'un principe
absolu. La souveraineté, conquise au prix de longs combats, figure, dans
sa définition de l'Etat, comme un élément substantiel
».
Jellinek ajoute «qu'avant Bodin personne n'avait
parlé de ce «droit gouvernement sur un plus ou moins grand
nombre de ménages, gouvernement qui dispose d'un pouvoir souverain,
c'est-à-dire du pouvoir indépendant et suprême tant
à l'intérieur qu'à l'extérieur; personne n'avait
dit qu'un pareil gouvernement représente l'Etat [É] de la
réunion en un concept unique de tous les éléments de la
Souveraineté, on ne trouve pas de trace avant Bodin ». Ce sont les
théoriciens, à l'image de Bodin, qui affirment que la
souveraineté est la caractéristique première de l'Etat.
Jellinek, par son analyse, insiste sur l'artifice que constitue le concept de
souveraineté.
Ainsi, la souveraineté est de nature négative:
c'est la «négation de tout ce qui voudrait s'affirmer comme un
pouvoir indépendant»74, que ce soit le pouvoir de
l'Eglise, de l'Empire ou des Etats féodaux. L'Etat devient, par la force
des théories, indépendant de tout pouvoir. Cette
indépendance devient, d'après Jean Bodin, le socle sur lequel
l'Etat peut être fondé.
73 Ibid., II, 94-95
74 Ibid., II, 97
Cette «négation de tout pouvoir
indépendant» est donc créée par les
théoriciens, au Moyen- Âge, dans un but exclusivement
politique.
Or, Jellinek termine en ajoutant que «la portée
universelle de cette négation de tout pouvoir supérieur
n'apparaît pour la première fois d'une façon tout à
fait claire, que lorsque, dans la réalité politique, cette
négation intégrale a triomphé et a surgi ainsi en pleine
lumière devant les yeux des théoriciens »75.
La théorie n'a longtemps pas pris en compte la notion
de souveraineté puis l'a admis, logiquement, oubliant de préciser
qu'elle n'est que le résultat de querelles politiques et historiques, le
produit
des dualités médiévales opposant l'Etat
à l'Empereur, à l'Eglise, et au système féodal
morcelant son propre territoire. L'Etat, en proclamant son unité, en
affirmant son indépendance, a acquis la souveraineté comme un
élément inhérent à sa qualité même
d'Etat. Loyseau ira même jusqu'à déclarer que «la
souveraineté est du tout inséparable de l'Etat. La
souveraineté est la forme qui donne l'être à l'Etat
»76.
La souveraineté est donc un concept juridique
«récent», polémique, dont les racines remontent au
Moyen-Âge, et n'a été mis en avant, à l'origine,
dans l'objectif de nier les pouvoirs des autres autorités s'opposant
à la royauté. La souveraineté n'est donc pas
consubstantielle à l'Etat. Elle est un concept circonstancié, que
les théories politiques ont érigé en concept
«absolu», afin de servir les ambitions du roi et de favoriser son
indépendance.
Car, n'oublions pas, comme le dit très bien Michel
Foucault, qu'il existe un «principe général en ce qui
concerne les rapports du droit et du pouvoir. Dans les sociétés
occidentales, et ceci depuis le Moyen-Âge, l'élaboration de la
pensée juridique s'est faite essentiellement autour du pouvoir royal.
C'est à la demande du pouvoir royal, c'est également à son
profit, c'est pour lui servir d'instrument ou de justification que s'est
élaboré l'édifice juridique de nos sociétés
»77.
75 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 98
76Loyseau, Traité des seigneuries,
dans Eric Maulin, Souveraineté, dans Denis Alland et
Stéphane Rials (direction), Dictionnaire de la culture
juridique, Lamy / PUF, Collection Quadrige Dicos Poche, 2003
77Michel Foucault, « Il faut défendre la
société », Cours au Collège de France. 1976,
Seuil/Gallimard, Collection Hautes Etudes, 1997, 23
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