UNIVERSITE ROBERT SCHUMAN - STRASBOURG III FACULTE DE DROIT,
DE SCIENCES POLITIQUES ET DE GESTION ANNEE 2007/2008
LA QUESTION DE LA
SOUVERAINETE CHEZ
GEORG JELLINEK
MEMOIRE PRESENTE POUR L'OBTENTION DU MASTER II DROIT PUBLIC
FONDAMENTAL
PAR
GHISLAIN BENHESSA
SOUS LA DIRECTION DE MONSIEUR LE PROFESSEUR OLIVIERJOUANJAN
Remerciements
Je remercie Monsieur le Professeur Olivier Jouanjan d'avoir
bien voulu accepter de diriger mon mémoire. Ses conseils ont
été déterminants dans le choix du sujet et dans la
rédaction de mon mémoire. Travailler sous sa direction a
été pour moi une expérience très enrichissante.
Je remercie Monsieur le Professeur Patrick Wachsmann,
directeur du Master 2 Droit public fondamental. Grâce à lui, j'ai
eu la chance de pouvoir bénéficier d'un enseignement de haut
niveau.
Je remercie Monsieur le Professeur Eric Maulin. Depuis le
début de mes études de droit à l'Université Robert
Schuman, il m'a toujours accueilli avec bienveillance. Ses excellents conseils
ont été très précieux dans la détermination
de mes choix universitaires.
Je remercie tout particulièrement Monsieur le
Professeur Alioune Fall. Je garde un excellent souvenir de nos longues
conversations. Elles m'ont donné goût, véritablement, pour
la chose juridique. Je lui en suis reconnaissant.
« Noch suchen die Juristen eine Definition zu ihrem Begriffe
von Recht »
Kant, Critique de la raison pure
Georg Jellinek est 19 ème
(1851 -1911) un éminent juriste de la fin du siècle
et du début du
20ème siècle. Né à Leipzig
en 1851, fils d'Adolf Jellinek, Grand rabbin de Vienne, Jellinek a eu une
influence déterminante sur la théorie de l'Etat et la
théorie juridique en général.
Elevé dans un milieu libéral et cultivé,
Georg Jellinek entame ses études supérieures par un
1
doctorat en philosophie , avant de se tourner vers la science
juridique. Si le droit constitue pour lui un «mariage de raison », la
philosophie reste son «amour de jeunesse »2. Cette double
formation est prégnante dans les oeuvres jellinékiennes,
notamment dans L 'Etat moderne et son droit, l'un de ses ouvrages
majeurs, paru en 1900. Jellinek, pétri de philosophie, fait constamment
référence aux auteurs classiques, tant dans le domaine
philosophique que juridique.
En raison de son intérêt pour la philosophie,
Jellinek est influencé par Emmanuel Kant, notamment par sa
«théorie de la connaissance », que le philosophe de
Königsberg a systématisée de de raison pure
3
dans l'une ses oeuvres maîtresses, Critique la .
Marchant sur
les traces de Kant, Georg Jellinek veut réaliser une
véritable «critique de la raison juridique ». De plus, le
terme de «critique» ne doit pas être exclusivement entendu de
façon négative, mais également de manière positive.
Le programme de Kant, pour reprendre la formule de Louis Guillermit, est
«d'user du mot critique au sens le plus large que
l'étymologie le permet dans le verbe grec krinein : celui d'un
examen qui discerne, sépare des éléments, discrimine
[É], celui d'une décision qui apprécie »4.
Il s'agit de déconstruire les concepts, d'étudier leurs
mécanismes, de comprendre leurs origines et leur fonctionnement. Il ne
s'agit «point d'effectuer une critique des livres et des systèmes
», mais «du pouvoir de la raison en général
»5.
Transposant la «théorie de la connaissance»
kantienne dans le domaine juridique, Jellinek souhaite démontrer que
les concepts reposent, pour une large part, sur la nature du sujet
1 Jellinek est titulaire d'un doctorat de
philosophie. Sa thèse porte sur les «conceptions du monde»
(Weltanschauungen) de deux éminents philosophes: Leibniz et
Schopenhauer. Jellinek se place résolument du côté de
Leibniz et s'oppose aux conceptions de Schopenhauer
2 K. Kempter, Die Jellineks, dans Olivier
Jouanjan, Préface : Georg Jellinek ou le juriste philosophe,
dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon
-Assas, 2004, I, 10
3 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure,
1781
4 Louis Guillermit, Leçons sur la critique
de la raison pure de Kant, VRIN, Collection Bibliothèque d'histoire
de la philosophie, 2008
5 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure,
Préface de la première édition, PUF, Collection Quadrige
Grands Textes, 2004, 7
pensant. «L'objet de la connaissance n'est pas
purement et simplement donné: il doit être construit
»6. Les concepts préexistent à
l'expérience ; l'expérience se règle sur les concepts.
Pour cette raison, il est nécessaire d'étudier les
mécanismes de production des concepts juridiques, et observer de quelle
manière le réel s'adapte à ceux -ci. Pour Jellinek,
fidèle à la théorie kantienne, «le connu est
phénoménal, dans l'ordre des choses « pour nous », et
jamais nouménal, dans l'ordre des choses «en soi »
»7. Ainsi, tel que Kant l'a brillamment énoncé
dans sa Critique de la raison pure, «que toute notre connaissance
commence avec l'expérience, il n'y a là aucun doute ». En
revanche, si notre connaissance «commence avec
l'expérience, elle ne résulte pas pour autant de
l'expérience »8. Ainsi, «la
scientificité de la science provient de conditions a priori, pures, donc
préalables à toute expérience possible, mais
néanmoins capables de façonner l'expérience, qui ne
peuvent avoir lieu dans le sujet connaissant lui-même »9.
Jellinek va se réapproprier les théories kantiennes pour
effectuer une critique des concepts juridiques. Il s'agit non pas tant de
s'occuper directement des objets sur lesquels porte notre connaissance que de
notre mode de connaissance de ces objets.
Ainsi, l'impact de la philosophie kantienne est importante
dans l'Ïuvre de Jellinek. A ce sujet, «la critique
générale qu'on peut adresser à la littérature
jellinékienne est de ne pas assez philosophiser leur lecture de
Jellinek »10. Il faudrait donc analyser l'Ïuvre de
Jellinek sans jamais perdre de vue ses idées philosophiques.
Outre la philosophie, Georg Jellinek fut également
très intéressé par l'émergence de la sociologie et
entretiendra des rapports très étroits avec le père de la
sociologie, Max Weber. Les points de convergence entre les deux
théoriciens existent et ont déjà passionné la
doctrine. Max Weber lui-même a avoué avoir été
très influencé par certains écrits du maître de
Heidelberg1 1, en particulier son ouvrage traitant des relations
entre la genèse des « droits
6 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek
ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004,44
7 Olivier Jouanjan, Une histoire de
lapenséejuridique en Allemagne , PUF, Collection Léviathan,
2005, 301
8 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure,
dans Dominique Folscheid, La philosophie allemande de Kant à
Heidegger, PUF, Collection Premier Cycle, 1993, 17
9 Dominique Folscheid, La philosophie allemande de
Kant à Heidegger, PUF, Collection Premier Cycle, 1993, 17
10 Olivier Jouanjan, Préface: Georg
Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat
moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 13
11En 1895, Georg Jellinek obtient la chaire de droit
public de l'Université de Heidelberg, après avoir enseigné
à l'Université de Bâle. Il enseignera à Heidelberg
jusqu'à la fin de sa vie
12
de l'Homme » et le puritanisme américain . Comme le
rappelle Jean-martin Quédraogo, «dans note de la première
édition de l 'Ethique protestante 13
une , Max Weber écrit: Pour
l'histoire de la genèse et de la signification
politique de la liberté de conscience, la Déclaration des
droits de l'Homme de Jellinek est, comme on le sait, fondamentale. Moi
aussi, je dois personnellement à cet écrit, l'incitation pour une
nouvelle réflexion sur le puritanisme »14.
L'influence de la sociologie sur l'Ïuvre
jellinékienne est considérable. De plus, si la première
partie de L 'Etat moderne et son droit est une «contribution
considérable et influente dans les milieux de la sociologie allemande
à la problématisation des méthodes dans les sciences
sociales », la deuxième partie de l'ouvrage consiste en une «
sociologie de l'Etat moderne »15. Les méthodes propres
à la sociologique sont immanentes dans l'Ïuvre maîtresse du
Professeur de Heidelberg. Comme l'a souligné Hermann Heller, en 1932,
près de vingt ans après la mort de Jellinek, « la grande
importance de Jellinek [É] réside dans son talent pour la
synthèse intelligente [É] sur la base de l'histoire des
idées, de la philosophie, du droit comparé, ainsi que de la
sociologie [É] combinant la sociologie de l'Etat - complètement
négligée jusque-là par les juristes allemands - avec la
science du droit public »16.
Par ses méthodes d'analyse, par la manière dont
il aborde la problématique juridique, Jellinek opère une
relecture des notions juridiques classiques et souhaite introduire d'autres
méthodes de conceptualisation. Paul Amselek17, regrettant que
les questions de philosophie du droit soit trop souvent l'apanage de «
philosophes généralistes peu au fait des choses juridiques
», ou de « juristes dogmaticiens s'arrachant trop mal de leurs points
de vue doctrinaires de la réglementation juridique, acteurs trop
engagés dans le monde juridique », promeut, en employant cette
formule, la même démarche que celle de Georg Jellinek. Celui-ci
s'est précisément employé à user de méthodes
variées, relevant notamment de la sociologie et de la philosophie, pour
constru ire les concepts juridiques, pour appréhender la manière
dont les notions juridiques sont conceptualisées.
12 Georg Jellinek, La déclaration des
droits de l'Homme et du citoyen. Contribution à l'histoire du droit
constitutionnel moderne, 1902
13 Max Weber, L 'Ethique protestante et l'esprit
du capitalisme,
14 Jean-Martin Quédraogo, Georg Jellinek,
Max Weber, le politique et la tâche de la sociologie des religions,
Archives des sciences sociales de la religion, 2004, 127, 118 -119
15 Olivier Jouanjan, Préface: Georg
Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat
moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 35
16 La formule est de Hermann Heller, cité dans
Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne
(1800-1918), PUF, Collection Léviathan, 2005,295
17Paul Amselek, L'interpellation actuelle de la
réflexion philosophique par le droit, Droits, 1986, 123-135
Il est primordial de s'attarder sur les méthodes
générales de conceptualisation du droit utilisées par
Jellinek avant d'aborder, par la suite, la problématique de la
souveraineté proprement dite dans l'un de ses ouvrages majeurs, L
'Etat moderne et son droit18.
Récusant les théories éloignées du
réel et du monde politique, Jellinek se focalise tout d'abord sur
l'histoire des concepts pour en comprendre les mécanismes. Si Jellinek
rejette les théories juridiques exclusivement basées sur
l'histoire, selon lesquelles le droit ne serait qu'affaire de
légitimation historique, il récuse tout autant les conceptions de
l'école Carl Gerber/Paul Laband, laquelle a pour objectif
d'établir un droit constitutionnel reposant sur un concept purement
juridique de l'Etat. Thierry Rambaud insiste précisément sur le
fait que, pour Jellinek, contrairement aux théoriciens de
l'Isolierung19, «la signification d'une norme varie en fonction
du contexte politique »20.
Georg Jellinek étudie de près l'histoire des
concepts juridiques, dont celui de la souveraineté, et insiste sur
l'inévitable évolution que les concepts connaissent au fil du
temps. «Les études de droit public ne se comprennent que dans la
mesure où elles se rattachent à des possibilités
politiques [É] il est impossible d'obtenir des résultats
sérieux en droit public si l'on n'est fixé au juste sur ce qui
est politiquement possible. C'est là un principe fondamental; faute de
l'appliquer, le droit public nécessairement dévie, et s'engage
dans impasses 21
des ». La base
sur laquelle Jellinek construit son modèle de
souveraineté est donc la suivante : ce n'est qu'en partant du contexte
politique précis dans lequel un concept s'est dégagé que
celui -ci peut être correctement appréhendé.
D'ailleurs, il sera par la suite nécessaire
d'étudier brièvement la théorie jellinékienne des
« types ». Celle-ci montre la volonté de Jellinek de partir de
la réalité empirique pour construire un concept-type. Georg
Jellinek met en avant le « type empirique », qu'il oppose au «
type idéal ». Le type idéal est construit sans aucune base
empirique; il ne relève que du domaine spéculatif et « ne
renvoie pas à un « étant» mais à un «
devant-être» »22. Il s'éloigne
18 1ère
Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit ,
édition 1900
19L'Ecole de l'Isolierung souhaitait construire un
droit constitutionnel exclusivement juridique, en épurant toute
référence directe à l'histoire. Il s'agissait de
construire une véritable science du droit constitutionnel
20 Thierry Rambaud, Actualité de la
pensée constitutionnelle de Georg Jellinek (1851-1911), RDP, 2005,
707- 732
21 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 22
22 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, dans Olivier Jouanjan (direction), Figures de l'Etat de
droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001, 31
du réel, de la réalité politique dans
laquelle les concepts se forgent. Or, comme le rappelle Thierry Rambaud,
«Georg Jellinek, qui se considère comme positiviste, entend
construire une théorie de l'Etat, fondée sur des critères
scientifiques, qui décrit l'Etat sans y ajouter un élément
de valeur »23. Il s'agit de s'éloigner du pur domaine
spéculatif pour fonder le droit à partir du monde empirique.
Comme nous venons de le voir, Jellinek, dans L 'Etat
moderne et son droit, engage souvent ses réflexions en
étudiant les concepts sur un plan historique, pour comprendre les
rapports sociaux, les ambitions politiques qui sont à la source des
notions juridiques. Jellinek insiste sur le fait que les normes sont en
constante évolution, que le progrès est inhérent à
toute idée de droit. D'ailleurs, lorsqu'il s'agit d'évoquer les
perspectives futures du droit international, Jellinek montre nettement son
mépris vis-à-vis des théoriciens favorables à des
règles de droit définitives, qui règleraient de
façon immuable les conflits, sans aucune possibilité
d'évolution ou de progrès. «Un ordre juridique qui relierait
entre eux les Etats ou les dominerait, et qui, ne présentant aucune
lacune, résolvant tout conflit à l'aide de règles
juridiques toutes prêtes, n'aboutirait qu'à la conservation de ce
qu'il y a de vicié et de vieilli dans le monde des Etats et serait un
obstacle à tous progrès utiles »24. Jellinek
remarque que le droit est constamment en progrès; sa nature même
le pousse à muter, car il suit l'évolution logique des faits. Le
Professeur de Heidelberg est d'ailleurs favorable au changement: il se place du
côté du progrès, contre les tenants de l'immobilisme. Si
les faits produisent les normes, les normes peuvent et doivent
nécessairement suivre l'évolution de ces faits.
Pour justifier son raisonnement selon lequel les normes sont
en constante mutation, Jellinek s'appuie sur le raisonnement suivant: un fait
obtient le caractère de norme en fonction de son acceptation
psychologique par les individus à un moment donné. Tel que Kant
l'avait démontré, l'objet (la norme) dépend du sujet
pensant (l'individu). C'est «parce que le fait a partout une tendance
psychologique à se transformer en droit positif, que, dans le domaine
embrassé par le système juridique, un état de choses
donné sera en même temps l'état de choses reconnu par le
droit; dès lors, quiconque veut le transformer doit justifier d'un droit
meilleur »25.
23 Thierry Rambaud, Actualité de la
pensée constitutionnelle de Georg Jellinek (1851-1911), RDP, 2005,
707- 732
24 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 562-563
25 Ibid., I,512-513
Dans la vie politique également, «les faits
précèdent la norme qu'ils créent »26. Pour
que le fait devienne norme, un élément psychique intervient :
l'individu doit avoir conscience que l'état de choses auquel il est
confronté est un état de choses reconnu par le droit. Or, il
existe une «tendance » naturelle chez l'homme, de donner « au
fait la valeur d'une norme »27. C'est la théorie
jellinékienne de la force normative du fait: il existe une
«tendance psychologique productrice du normatif en tant que tel,
une sorte de goût pour la répétition des
évènements du monde en tant que seule cette
répétition donne aux sujets la possibilité de s'y orienter
[É] Cette tendance permet seule de comprendre pourquoi la conviction ou
la reconnaissance donne validité aux normes : c'est d'elle que
naît la représentation de l'obligatoriété d'un
comportement »28.
Ainsi, c'est la conviction qui fait le droit, qui peut donner
au fait la possibilité de «devenir» du droit: «là
où cette conviction manque, l'ordre de fait ne peut être maintenu
que par des moyens de contrainte extérieure, ce qui ne peut pas se
prolonger indéfiniment, car il arrivera à la longue [É]
que l'ordre purement externe ne tardera pas à tomber en ruines
»29. Il est donc nécessaire, pour que la norme soit
considérée comme telle, et pour qu'elle soit respectée,
que les individus aient la conviction d'y être liés. Ainsi, comme
l'affirme le Maître de Heidelberg lui-même, « des
expériences faites pendant longtemps avec une institution donnée,
dérive, pour l'avenir, la conviction que cette institution est
rationnelle. L'institution elle -même , dans l'opinion commune,
paraît s'être détachée de sa base juridique positive
et avoir pris le caractère d'une institution sociale rationnelle
»30.
Pour cette raison, tout phénomène, avant
d'être droit, n'est que fait, même s'il semble avoir une coloration
naturellement juridique: «dans la majorité des cas, la formation de
nouvelles autorités publiques est le résultat
de faits qui excluent a priori la possibilité d'une
qualification juridique [É] le fait de la naissance de l'Etat ne
relève pas [É] du domaine du droit »3
1.
26 Ibid., I, 535
27 Ibid., I,514
28 Olivier Jouanjan, Une histoire de la
pensée juridique en Allemagne (1800-1918), PUF, Collection
Léviathan, 2005,316
29 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, I, 515
30 Ibid., I, 533
31 Ibid., I,516
En revanche, Jellinek considère que « le droit
tout entier suppose en nous la faculté de nous tenir pour obligés
par certaines prescriptions impératives s'adressant à notre
volonté, et échappant à notre arbitraire subjectif
»32. En conséquence, s'il critique directement les
tenants du droit naturel, selon lesquels il existe certaines règles
naturelles qui transcendent tout système juridique, Georg Jellinek admet
qu'existe dès l'enfance cette faculté «psycho- morale»
en vertu de laquelle l'individu se soumet à des règles. Ainsi,
«l'idée d'un droit naturel objectif accompagne
nécessairement les faits fondamentaux psychologiques qui sont d'ailleurs
la base de la possibilité d'un ordre juridique »33.
Avant d'aborder la question de la souveraineté à
proprement parler, il est essentiel de comprendre la façon dont Jellinek
conceptualise le système juridique dans son ensemble. Il sera ensuite
plus aisé de cerner les raisons qui poussent Jellinek à placer
l'individu au coeur de son modèle. Car, dès la base de son
raisonnement, Jellinek s'appuie sur le sujet pensant, c'està-dire sur
l'individu: le droit se joue dans le domaine intime, dans le monde subjectif.
Or, la place de l'individu va s'avérer centrale lorsqu'il s'agira de
construire la souveraineté au sens jellinékien.
Dans la philosophie kantienne, il s'agissait, contrairement
aux philosophies précédentes, de «penser l'Absolu à
partir de la finitude, Dieu à partir de l'homme, et non plus l'inverse
»34. Pour Jellinek, qui suit le raisonnement kantien, le droit
prend sa source dans la conviction individuelle, dans le sentiment intime que
l'état de choses existant est un état de choses reconnu par le
droit. «Nous devons considérer le droit exclusivement comme un
phénomène psychologique, c'est-à-dire interne à
l'homme. Le droit est donc, d'après cela, une partie des
représentations humaines, il existe dans nos têtes
»35. Ainsi, comme le montre très clairement Paul
Amseleck, «les règles sont des habitants privilégiés
de ce monde purement subjectif, en quelque sorte des résidents à
plein temps, doublement attirés à y demeurer à la fois par
leur nature d'outil et par leur texture même [É] une règle,
en tant que pur contenu de pensée, est impalpable, est présente
d'une manière purement intérieure dans l'intimité de nos
circuits mentaux, constitue une pure production du monde des choses
intelligibles à l'intérieur de
32 Ibid., I, 529
33 Ibid., I, 530
34Jean-Cassien Billier, Kant et le kantisme,
Armand Colin, Collection Synthèse, 1998, 30
35 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, dans Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée
juridique en Allemagne, PUF, Collection Léviathan, 2005,299
nous-mêmes, de notre esprit »36. Le droit
prend naissance dans le monde subjectif: il dépend de l'individu, du
sujet pensant.
Si l'on suit ce mode opératoire, la souveraineté
ne doit pas être considérée comme un concept «absolu
». Au contraire, la souveraineté doit être
étudiée au regard des acceptions dont elle a donné lieu au
cours des siècles. La souveraineté, à l'image de tous les
concepts juridiques, est un concept mouvant dont le contenu dépend
nécessairement du contexte historique, politique et social dans lequel
il a été développé. Comme Jellinek l'indique
très explicitement, la souveraineté n'est pas un concept
inhérent à la nature même de l'Etat.
Lorsqu'il aborde spécifiquement la problématique
de la souveraineté, dans la deuxième partie de L 'Etat
moderne et son droit, intitulée Théorie juridique de l
'Etat, Jellinek commence d'ailleurs son analyse de la façon
suivante : « il n'existe pas de concept fondamental en droit politique
pour lequel il soit plus nécessaire que pour celui de
souveraineté d'étudier le développement historique
»37. De ce fait, Jellinek précise, dès l'entame
de sa démonstration, que la souveraineté est un concept qui
n'existait pas durant l'Antiquité, distinct du concept «d'autarchie
». Or «l'autarchie» était précisément la
caractéristique qui, selon Aristote, distinguait l'Etat antique de
toutes les autres sortes de communauté humaine. Selon Jellinek,
«cette notion antique [l'autarchie ] n'a absolument rien de commun avec la
notion moderne de souveraineté»; elle signifie simplement la «
possibilité de subsister indépendamment d'un Etat
supérieur », lequel « ne doit pas
être une condition nécessaire de son existence
»38.
Il faut noter que certains auteurs, comme Helmut Quaritsch,
ont critiqué cette approche fondée sur la «
contextualisation» des concepts fondamentaux. Selon lui, Jellinek a mis en
relation des systèmes historiques et sociaux par trop antagonistes pour
faire l'objet d'une étude comparative : « le niveau d'abstraction
est exagéré [É] dans la verticalité historique de
Georg Jellinek qui mesura, à l'aune de sa théorie
générale de l'Etat, les Etats européens du courant du 1
9ème siècle aux unions politiques du Moyen-Âge,
aux despotismes orientaux et aux peuples pastoraux.
L'homogénéité structurelle des unités politiques
est donc une précondition de toute théorie de l'Etat utilisable
»39. En effet, dans le premier tome de son
36Paul Amselek, L'interpellation actuelle de la
réflexion philosophique par le droit, Droits, 1986, 123-135
37 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 72
38 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, II, 73
39Helmut Quaritsch, La situation actuelle de la
théorie générale de l'Etat en Allemagne, RDP 1992,
65-76
ouvrage, lorsqu'il brosse un tableau des différents
types d'Etats à travers l'histoire, Jellinek compare les
différents systèmes étatiques, quelle que soit leur
origine, et la place qu'ils réservaient à l'individu.
En comparant ces différents systèmes juridiques,
Georg Jellinek p ropose une «classification des doctrines de l'Etat »
dont l'un des «axes principaux» est le suivant: « La
souveraineté est-elle un attribut essentiel de l'Etat et quel sens lui
donner ? »40. En effet, cette question se pose dans la mesure
où Jellinek remet en cause l'automaticité du lien classiquement
établi entre «Etat» et « souveraineté » : si
la souveraineté n'est pas un concept juridique et politique ancien, elle
n'est pas non plus l'apanage de l'Etat.
Aussi, contrairement aux théoriciens classiques, le
publiciste de Heidelberg estime que « la souveraineté n'est pas un
attribut caractéristique ou spécifique de l'Etat [É] mais
un concept historique, non essentiellement associé à l'Etat
»41 . Si Jellinek est l'un des premiers juristes à
théoriser l'unité politique comme marque essentielle de l'Etat
moderne, le concept de souveraineté qu'il développe est
dissocié du concept d'Etat: toute collectivité humaine peut
disposer d'un titre de souveraineté, même si elle n'est pas
spécifiquement organisée sous la forme étatique. Georg
Jellinek s'oppose donc aux théories traditionnelles faisant de la
souveraineté une caractéristique réservée au seul
Etat et qui ne peut qu'être absolue.
4243
Selon de Bodin
Jean Machiavel Thomas Hobbes 44
Maître
le Heidelberg, , Nicolas , et Jean -
45
Jacques Rousseau , ont tort lorsqu'ils font valoir leurs
modèles de souveraineté qui, bien que des divergences
fondamentales les opposent, font toutes la part belle à l'idée de
toute- puissance. Le souverain, que ce soit le monarque ou le peuple, peut
faire et défaire l'ordre juridique à sa convenance. D'ailleurs,
comme Michel Foucault le montre très clairement, «le droit en
Occident est un droit de commande royale »46. Or, selon Georg
Jellinek, ces auteurs n'ont pas construit un modèle de
souveraineté décrivant la réalité : ils se sont
servi du concept
40 Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de
l'Etat, Presse de la fondation nationale des sciences politiques,
2008,240
41 Ibid., 263
42 Jean Bodin, Les six Livres de la
République (1576)
43Nicolas Machiavel, Le Prince (1532)
44Thomas Hobbes, Le Léviathan
(1651)
45 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social
(1761)
46 Michel Foucault, « Il faut défendre
la société », Cours au Collège de France. 1976,
Seuil/Gallimard, Collection Hautes Etudes, 23
de souveraineté pour promouvoir leur vision du
réel, voire pour assouvir des ambitions politiques, notamment
royales.
Jellinek, par le biais du concept d'auto-limitation, construit
un modèle dans lequel la souveraineté, d'une part, n'est pas
réservée à l'Etat et, d'autre part, n'est pas absolue : le
souverain ne peut donc ignorer le droit. L'Etat, par nature, doit agir au moyen
du droit et, de ce fait, s'auto-limite dans les moyens qui lui sont
réservés pour remplir ses missions.
Ce n'est « d'ailleurs pas Jellinek l'inventeur de la
théorie» [É] elle a été imaginée par
48
Jhering »47 ème
au cours de la seconde moitié du 1 9 siècle .
Jellinek «se contente de donner
une forme plus juridique» à la théorie de
Jhering qui énonce l'idée selon laquelle il doit y avoir «
soumission de l'Etat à la loi » dans « l'intérêt
propre de l'Etat »49. S'il n'est donc pas à proprement
parler l'inventeur de la théorie de l'auto-limitation, Jellinek la
développe sur le plan juridique pour faire valoir l'idée selon
laquelle le souverain ne peut « sortir» du droit. Dans cet objectif,
Jellinek cherche à montrer que le souverain, limité par le droit,
doit respecter les normes juridiques qu'il a lui-même
édictées. Les organes étatiques, destinataires des normes
comme n'importe quel individu, doivent les respecter. Or, si ces organes
étatiques respectent le droit, l'Etat, dont la volonté transite
nécessairement par ceux-ci, ne peut agir qu'au moyen du droit.
De plus, comme l'affirme Walter Pauly, il ne faut pas oublier
que «le problème fondamental de Jellinek est bien la soumission de
l'Etat au droit. De quelle façon l'Etat souverain, en tant que
créateur, support et garant de l'ordre juridique peut-être il
être lui-même soumis au droit ? »50. Cette question
constitue l'une des principales problématiques de l'Ïuvre de Georg
Jellinek. Selon le Professeur de Heidelberg, le souverain doit être
limité par le droit: de cette manière, l'individu ne peut
être nié par le pouvoir et bénéficie, sur le plan
juridique, d'une véritable reconnaissance.
47 Léon Duguit mentionne cette précision
dans son article La doctrine allemande de l'auto-limitation de l'Etat,
RDP 1919, 161-190
48 Duguit insiste sur le fait que l'ouvrage de
Rudolf Jhering, Der Zweck im Recht, dans lequel la théorie de
l'auto-limitation est ébauchée, n'a été traduit en
français qu'à moitié. Seul le premier tome a
été traduit, sous le titre de L'évolution du
droit.
49 Jacky Hummel, Le constitutionnalisme allemand
(1815-1918): le modèle allemand de la monarchie limitée,
PUF, Collection Léviathan, 2002, 310
50 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la
doctrine des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.),
Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg,
2001,297
A l'image de Gerber et Laband, Jellinek reconnaît que
l'Etat, personne juridique, est titulaire de la puissance de commandement.
Cependant, Jellinek prend ses distances par rapport aux autres
théoriciens. En développant le concept d'auto-limitation,
Jellinek s'éloigne des théoriciens classiques de l'Etat prussien,
pour lesquels le monarque détient un pouvoir quasiment illimité.
Jellinek, au moyen de l'auto-limitation, construit un modèle dans lequel
l'Etat, dans les actes qu'il accomplit, ne peut se départir du droit, ne
peut agir qu'au moyen du droit. L'objectif de cette «relativisation»
du pouvoir de l'Etat est de défendre l'individu face à la
puissance étatique. Conceptualiser un tel modèle de la
souveraineté, dans lequel le souverain est lié à l'ordre
juridique dont il est le créateur, sert les intérêts des
individus, qui bénéficient, en conséquence, d'une
réelle sécurité juridique. Il est donc «indispensable
de concevoir l'Etat non pas seulement comme un pur sujet de puissance mais,
tout autant comme un sujet de droit »51 . Car, il faut le
rappeler, le «problème central était pour lui, selon Hermann
Heller, la relation entre l'individu et l'Etat »52 . Pour
Jellinek, l'objectif du concept d'auto-limitation est donc de parvenir à
construire un modèle au sein duquel le souverain est limité par
le droit, afin que l'individu soit davantage protégé à
l'encontre de la puissance étatique.
D'autres théories issues de la pensée
jelinekienne confirment cette volonté de défendre les droits
individuels. En effet, Jellinek ira jusqu'à échafauder la
doctrine des «droits publics subjectifs », suivant laquelle les
individus sont dotés de droits qu'ils détiennent vis-à-vis
de la puissance étatique.
La méthode employée par Jellinek lui permet
donc, dans un premier temps, d'effectuer une critique du concept de
souveraineté au regard de son histoire et des conceptions absolutistes
classiques dont il a donné lieu. Il sera donc nécessaire, dans un
premier temps, de s'attarder sur la manière dont Jellinek
déconstruit le concept de souveraineté et, le replaçant
dans une perspective historique et empirique, en montre les lacunes et les
impasses. En pratique, la souveraineté n'est pas consubstantielle
à l'Etat et ne se décline pas naturellement sous une forme
absolutiste. Elle n'est devenue absolue qu'en raison des théories
politiques qui l'ont
51 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la
doctrine des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.),
Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg,
2001,297
52 Hermann Heller, dans Olivier Jouanjan, Une
histoire de la pensée juridique en Allemagne, PUF, Collection
Léviathan, 2005, 295
échafaudé comme telle, dans le but d'asseoir
l'ambition des princes, et plus spécifiquement celle du roi de France
(Chapitre 1).
Par la suite, il sera temps de montrer dans quelle mesure le
Maître de Heidelberg s'écarte des positions absolutistes
classiques lorsqu'il définit sa vision de la souveraineté. En
effet, à l'aide du concept d'auto-limitation, la souveraineté,
selon Jellinek, ne signifie plus toute-puissance : le souverain, dans les
missions qu'il accomplit, ne peut s'écarter de l'ordre juridique qu'il a
mis en place, et doit nécessairement respecter les normes qu'il a
lui-même édictées. En partant de son analyse subjective du
droit, selon laquelle toute norme dépend de la conviction des individus
à une époque donnée, Jellinek démontre que la
conviction dominante, à son époque, ne pouvait plus admettre
l'idée d'une souveraineté absolue.
Cependant, malgré l'influence des positions
jellinékiennes sur le positivisme, courant juridique dont le chef de
file est le juriste autrichien Hans Kelsen, certaines critiques verront le
jour, lesquelles contesteront directement l'idée de l'auto-limitation.
Les théoriciens de la République de Weimar, en particulier les
décisionnistes comme Hermann Heller et Carl Schmitt, prendront leurs
distances par rapport aux concepts jellinékiens. En partant du
raisonnement selon lequel le politique prime le sociologique et le juridique,
les théoriciens du « décisionnisme» apportent des
solutions au problème de la souveraineté qui divergent
sensiblement de celles que le Maître de Heidelberg avait
dégagées (Chapitre 2).
Chapitre 1. La souveraineté, un concept
historique et lacunaire, associé pour des raisons politiques à
l'absolutisme
Georg Jellinek, dans sa volonté d'effectuer une
critique des concepts juridiques, s'attaque directement, dans la
deuxième partie de L 'Etat moderne et son droit,
intitulée Théorie juridique de l 'Etat, à la
question de la souveraineté. Souhaitant s'appuyer sur les faits, sur la
réalité politique, pour analyser la manière dont le
concept de souveraineté s'est développé, Jellinek
entreprend une petite histoire de la souveraineté, de l'Etat antique
à l'Etat moderne. Les leçons qu'il en tire sont les suivantes :
la souveraineté est un concept récent, inconnu à
l'époque antique, «inventé» de toutes pièces
pour des raisons politiques par les théoriciens du Moyen-Âge, Jean
Bodin en tête. Il s'agissait en effet d'asseoir l'autorité de
l'Etat et du roi de France face aux pouvoirs impérial,
ecclésiastique et féodal. La souveraineté est donc un
concept développé dans un contexte politique précis :
assurer au roi une réelle indépendance vis-à-vis de ces
trois pouvoirs (Section I).
En menant cette rapide analyse historique du concept de
souveraineté, Jellinek peut souligner les impasses dudit concept tel
qu'il a été développé par les auteurs classiques.
En effet, Jellinek, s'attardant sur les théories
échafaudées par les auteurs classiques, Jean Bodin, Thomas
Hobbes, Jean-Jacques Rousseau et Nicolas Machiavel en tête, y
découvre des carences, lesquelles démontrent que les
modèles de souveraineté développés par ces auteurs
ne correspondent pas forcément à la réalité.
Jellinek insiste sur le fait que ces auteurs se sont « bornés
» à suivre les ambitions des princes au moment de
l'édification de leurs théories ; ils ont développé
leurs philosophies afin d'appuyer les prétentions politiques
princières, pour leur donner à la fois force et légitim
ité. Jellinek va déconstruire ces concepts juridiques, afin de
montrer qu'ils ne constituent pas une reconstitution fidèle de la
réalité. Pour le Maître de Heidelberg, la
souveraineté n'a été développée que dans le
but de donner une consistance théorie et juridique aux ambitions
politiques du roi de France. En conséquence, selon Jellinek, la
souveraineté, contrairement à ce que prétendent les
auteurs classiques, n'est pas consubstantielle à l'Etat. (Section
II).
Section 1. La souveraineté, un concept
récent dont les origines sont strictement politiques
«La souveraineté ne peut se comprendre que par les
luttes que l'Etat livre, au cours de l'histoire, pour la justification de son
existence »53. Jellinek commence son analyse du concept de
souveraineté par une rapide étude historique. Celle-ci lui permet
de dresser le constat suivant: la souveraineté est une notion qui
n'existait pas sous l'Antiquité. Si le concept « d'autarchie
», développé par Aristote à cette époque,
paraît être proche de celui de «souveraineté », il
n'en possède pas les mêmes caractéristiques et ne doit
vraisemblablement pas y être assimilé. Ainsi, l'Etat grec et
l'Etat romain étaient bien des Etats, bien que le concept de
souveraineté n'ait alors pas encore été
développé (1).
Ce n'es t que durant le Moyen-Âge, pour des raisons
éminemment politiques, que le concept de souveraineté, dans la
forme que nous lui attribuons aujourd'hui, voit véritablement le jour.
Dans son analyse, Georg Jellinek insiste sur le fait que la souveraineté
n'est pas une catégorie «absolue» mais simplement historique,
qui a été «inventée », dans un contexte
particulier, pour des raisons spécifiques. Il s'agissait de faire valoir
le droit des princes face aux autres autorités politiques
médiévales, l'Eglise, l'Empereur et les seigneurs féodaux.
Pour cette raison, ce sont les faits qui ont «poussé» à
la création de la souveraineté, concept développé
dans un but qui, à l'origine, était exclusivement politique
(2).
§1. La souveraineté, un élément
non « absolu » dont l'origine ne remonte qu'aux théories
politiques modernes: l'inexistence du concept de souveraineté sous
l'ère antique
Etymologiquement, la notion de «souveraineté»
n'est apparue, dans la forme qu'on lui connaît, qu'au cours du 1
2ème siècle. Son origine semble être le terme de
«superanus », qui provient du latin
médiéval54.
53 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 98
54 Oscar Bloch et Walther von Wartburg,
Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF,
1968, 604
Cette brève étude étymologique confirme
la théorie de Jellinek selon laquelle la souveraineté est un
concept qui ne prend ses racines qu'au Moyen-Âge et qui n'existait pas
sous l'ère antique.
«Le caractère propre de l'Etat [antique], celui
qui le distingue de toutes les autres sortes de communauté humaine,
c'est, pour Aristote, l'autarchie. Mais cette notion antique n'a absolument
rien à voir avec la notion moderne de souveraineté ».
Littéralement, cette notion désigne la propriété de
«se suffire à soi-même »55. La notion
d'« autarchie» est effectivement empruntée du grec
«autarchia », qui signfie «gouvernement assuré par les
citoyens mêmes »56. Ainsi, comme le précise le
juriste de Heidelberg, «l'Etat doit être constitué de telle
sorte qu'il n'ait pas besoin d'après sa nature d'une communauté
qui le complète »57. L'autarchie est un concept
particulier, lié au contexte antique.
Cependant, il existe une différence majeure entre la
notion de souveraineté, développée à partir du
Moyen-Âge, que nous aurons l'occasion de développer par la suite,
et la notion antique d'autarchie : à l'époque antique, il
«n'est nullement contraire à son essence [l'essence de l'Etat]
qu'il se trouve en fait dépendre, sous tel ou tel rapport, d'une autre
communauté. Il faut seulement qu'il y ait pour lui la possibilité
de subsister indépendamment de cet Etat supérieur, qui, par
conséquent, ne doit pas être une condition nécessaire de
son existence »58. Jellinek précise que ce n'est
qu'Aristote, dans son ouvrage La politique, qui réclame
l'indépendance de l'Etat en puissance et en acte. En
réalité, l'indépendance totale de l'Etat par rapport
à un autre Etat n'est pas une condition stricte posée par
l'autarchie. A l'époque antique, l'Etat, pour être
considéré comme tel, n'a pas à remplir cette condition
d'indépendance, alors même que cette indépendance sera
l'élément principal caractérisant la souveraineté
à partir du Moyen-Âge.
Une des différences fondamentales séparant
l'autarchie de la souveraineté est la suivante: «l'autarchie n'est
pas une catégorie juridique, mais une catégorie morale: elle est
la condition essentielle d'où dépend la réalisation du but
de l'Etat, la réalisation de la vie parfaite [É] elle a ses
racines profondes dans l'opinion des Grecs sur le monde et la vie ». En
conséquence, cette notion «ne nous renseigne d'aucune façon
sur la manière dont l'Etat doit
55 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 73
56 Oscar Bloch et Walther von Wartburg,
Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF,
1968, 46
57 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 73
58 Ibid., II, 73
librement se conduire quant à ses actes et à ses
abstentions, sur son droit et son
59
administration, sur sa politique intérieure et
extérieure » .Notion purement morale, l'autarchie ne donne qu'une
idée de l'Etat idéal tel qu'il était conçu à
l'époque antique. Contrairement à la souveraineté,
l'autarchie n'engendre aucune conséquence juridique ou politique
précise. D'ailleurs, comme le montre Jellinek, le terme d'autarchie
sera, par la suite, utilisé par les Stoïciens comme un concept qui
devient la «marque essentielle de l'individu idéal du sage
[É] le plus haut point de perfection que peut se proposer d'atteindre
l'individu [É] qui seule assure la vertu, dont la possession rend
l'homme indépendant du monde extérieur et lui permet d'accomplir
toujours rigoureusement la règle morale ». Comme le rappelle
Jellinek, le sage est alors celui «qui se suffit à lui-même
», et qui représente donc «l'opposé de l'Individu
souverain, tel que se plaît à le peindre l'Indiscipline moderne
»60.
La marque de l'autarchie est donc, à ce moment
précis de l'histoire, selon l'acception stoïcienne, la
capacité de vivre retiré du monde, de façon
indépendante du monde extérieur, dans le but d'accomplir la
règle morale. A l'époque antique, l'indépendance ne
signifie pas s'imposer et combattre face à un ordre extérieur,
afin de déclarer son existence en tant que force indépendante. Au
contraire cette notion signifie simplement s'exiler, plier devant la force si
nécessaire, pour simplement se retirer du monde.
La conséquence qui en découle est que le concept
grec d'autarchie ne correspond pas à la notion plus récente de
souveraineté.
D'autre part, Jellinek précise que les autres concepts
développés à l'époque antique ne permettent pas
d'obtenir un résultat plus concluant: aucune notion n'est comparable
à celle de souveraineté. D'autant plus, comme Jellinek le
rappelle, que les Romains, tout comme les Grecs, ont toujours ignoré le
concept d'Etat souverain. «A Rome, jusqu'à une époque
très reculée, cette idée subsiste [É] que le peuple
est la source de tous les pouvoirs publics, mais la question de savoir qui,
dans l'Etat, a le plus haut pouvoir, est, je le répète, une
question toute autre que celle de la souveraineté »61 .
Certaines expressions, comme majestas, potestas, imperium
désignent bien le pouvoir de commandement civil et militaire, mais
«ces expressions ne disent rien quant au contenu et aux limites du pouvoir
politique »62. En
59 Ibid., II, 74
60 Ibid., II, 75
61 Ibid., II, 79
62 Ibid., II, 78
d'autres termes, les différents pouvoirs civils et
militaires sont identifiés et sont confiés à des organes.
Mais aucune théorie générale de l'Etat ne traite de la
question de la souveraineté à proprement parler.
Comme nous aurons l'occasion de le voir, Jellinek se sert de
la distinction qu'il opère entre puissance de domination et
souveraineté. Si la puissance de domination est consubstantielle
à l'Etat, quelqu'un devant être nécessairement
chargé du pouvoir de commander et investi du pouvoir suprême de
décision, la souveraineté est un concept différent, qui
n'intervient pas dans la qualité même d'Etat. Un Etat peut
être considéré comme tel sans être souverain. L'Etat
grec, l'Etat romain étaient donc des Etats, malgré le fait qu'ils
pas été souverains au sens propre du terme. Le concept de
souveraineté n'avait pas encore été
systématisé; les Romains comme les Grecs s'étant
simplement penchés sur la question de savoir qui, dans l'Etat, a le plus
haut pouvoir. Mais cette problématique, que l'on a trop souvent
confondue avec la question de la souveraineté, constitue en
réalité un autre débat.
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