B. La convergence de la « conviction dominante »
et des « éléments constants du droit » qui contraignent
l'Etat souverain à respecter le droit
1. La « conviction dominante » : un Etat
nécessairement lié par le droit
Pour Georg Jellinek, le fondement du droit, se trouve dans la
conviction, dans la croyance qu'un état de fait est un état de
choses reconnu par le droit. Il s'agit, selon le juriste, de « faire
cadrer» la souveraineté «avec notre conception moderne du
droit ». Pour justifier son raisonnement, Jellinek affirme que
l'auto-limitation de l'Etat «a son principe dans les convictions
juridiques dominantes; par suite, étant donné le caractère
subjectif de tous les critères du droit, la nature juridique de
l'obligation que l'Etat s'impose à lui-même se trouve en
même temps démontrée »155.
Selon Jellinek, même si la souveraineté a pu
exister sous la forme absolutiste, celle-ci, au début du
20ème siècle, ne peut plus se décliner sous
cette forme. Le Maître de Heidelberg part du raisonnement
psycho-sociologique selon lequel «le caractère positif du droit lui
vient, en dernière analyse, de la conviction que l'on a de sa force
obligatoire : c'est sur cet élément purement subjectif que repose
tout l'ordre juridique »156 . Or, selon lui, la conviction
dominante à son époque n'assimile plus la souveraineté
à l'idée de toute -puissance. A l'heure du Rechtsstaat,
c'est-à-dire de l'Etat de droit, qui est une réponse au
Polizeistaat, c'est-à-dire
154 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le
juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 33
155 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II, 135
156 Ibid., I, 504
l'Etat policier, l'idée d'une souveraine té non
limitée par le droit paraît difficilement défendable.
Car, en effet, l'idée d'auto-limitation contient une
«assurance donnée aux sujets que les organes de l'Etat se
conforment à ces lois ». Or, «toute norme présuppose
que tant qu'il n'y aura pas de raison suffisante pour l'abroger, elle sera
inviolable. Et c'est cette inviolabilité de l'ordre juridique qui
entraîne en grande partie, pour chaque individu, la
nécessité de calculer ses actes et de prévoir leurs
conséquences; elle est une condition indispensable du
développement constant de la civilisation : elle seule crée cette
confiance sociale sans laquelle les relations entre hommes
s'élèveraient à peine au-dessus du niveau primitif
»157.
Si l'auto-limitation pousse l'Etat à respecter le
droit, elle crée cette confiance sociale que les hommes doivent avoir.
Toute norme contient en elle-même la certitude que, tant qu'elle ne sera
pas abrogée, elle reste inviolable. La civilisation toute
entière, selon Jellinek, repose sur cette possibilité, pour les
individus, d'être en situation de sécurité juridique. Les
individus peuvent à chaque instant savoir à quelle norme ils
doivent se référer et quels sont les actes qui leur sont permis.
Cette sécurité juridique seule permet de créer cette
«confiance sociale» et le « développement constant de la
civilisation ».
Or, «le fondement de tout droit réside, selon
Jellinek, dans «la conviction que l'on a de sa valeur, de sa forme
normative [É] Ainsi donc, c'est de la conviction dominante,
elle-même conditionnée par le degré de la civilisation
générale, qu'il dépend, à un moment donné,
qu'une prétendue norme possède réellement le
caractère de norme véritable. D'où il résulte que
la question finale est celle-ci: l'Etat, d'après les idées d'une
époque donnée, est-il ou n'est-il pas obligé par
l'expression de sa propre volonté, et s'il est obligé, dans
quelle mesure l'est-il ? ». Et
la réponse de Jellinek est la suivante : «L'on ne
peut affirmer qu'une chose, c'est que, dans l'Etat moderne, de plus en plus
chacun est convaincu du caractère obligatoire du droit pour l'Etat
lui-même »158.
Ainsi, en repartant de l'idée que le droit réside
dans la conviction populaire d'une époque donnée, Jellinek
conclut au 20 ème
en affirmant que, à actuelle,
l'heure c'est -à-dire début du
siècle, la conviction populaire dominante
considère comme acquise l'idée que le droit est
157 Ibid., I, 552
158 Ibid., I, 554
obligatoire et possède un caractère
impératif à l'égard de tous, y compris de l'Etat.
L'évolution des convictions aboutit ainsi à ce résultat:
l'Etat ne peut plus outrepasser le droit qu'il a institué car la
conviction dominante ne peut plus considérer la toute-puissance
étatique comme un phénomène logique.
Jellinek développe d'ailleurs toute une analyse
historique ayant pour fin de montrer que certains actes juridiques, relevant de
l'arbitraire étatique, qui passaient pour logiques à une certaine
période, ne peuvent désormais plus être
tolérés. Le juriste donne l'exemple du bill of
159
attainder et du bill of pain and penalties ,
appliqués au 17ème siècle. Si l'on ne parvenait
pas, dans des « cas d'une haute importance politique, à condamner
une personne désagréable, en s'en tenant à l'application
du droit commun, le Parlement votait un bill de condamnation qui, souvent,
créait le crime à punir. Ce bill, une fois sanctionné par
le roi, était exécuté. Souvent l'accusé
n'était même pas cité devant le Parlement [É] Il est
hors de doute qu'aujourd'hui un bill semblable serait considéré
comme une injustice criante, comme un abus des formes juridiques
»160 . Les circonstances, les époques, le simple
écoulement du temps font évoluer les convictions populaires: ce
qui pouvait être considéré comme logique à une
période ancienne ne peut plus être ressenti et accepté de
la même façon dans des temps plus récents. Par ailleurs, il
ne faut pas oublier qu'au moment où Jellinek publie L 'Etat moderne
et son droit, la notion allemande de Rechtsstaat a
déjà été développée. Malgré la
grande «méfiance à l'égard de l'expression et une
distance par rapport aux doctrines qui en ont fait leur bannière
»161 , car il «n'a jamais existé et ne pourra
jamais exister d'Etat limité à la protection du droit
»162 , Jellinek développe une doctrine de
l'auto-limitation ainsi qu'une théorie des droits publics subjectifs qui
viennent donner du poids au concept de Rechtsstaat. La
ème
conviction dominante, marquée par l'essor de ce nouveau
concept développé depuis 1 8
le
siècle en Allemagne, considère que l'Etat est
«naturellement» lié au droit.
D'ailleurs, comme le fait remarquer Jellinek, «
l'idée que l'Etat peut être lié à son droit a
joué un rôle important en ce qui concerne la formation des
idées touchant les constitutions modernes, considérées
en tant qu'actes écrits. Ces constitutions, en effet, cherchent à
endiguer
159 Comme Jellinek l'indique dans L 'Etat moderne et son
droit, le premier punissait de mort, le second d'une peine moins
sévère
160 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 555-556
161 Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit,
Presses universitaires de Strasbourg, 2001, 30
162 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
cité dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit,
Presses universitaires de Strasbourg, 2001, 31
la toute puissance législative de l'Etat, non seulement
en établissant des normes fixes suivant lesquelles doit s'exprimer la
volonté de l'Etat, mais encore au moyen de la notion des droits
«garantis» de l'individu »163 . Si Les constitutions
modernes sont marquées par l'idée force qu'il faut «endiguer
la toute puissance» de l'Etat, cela résulte de la conviction que
l'Etat, désormais, est lié par les normes juridiques qu'il
produit.
Dans l'optique jellinékienne, il ne peut y avoir de
«droit, pour reprendre les termes précis d'Olivier Jouanjan,
d'ordre juridique que si l'individu peut se sentir obligé, l'obligation
étant la puissance d'agir comme motif pour déterminer la
volonté. Si, dans l'instant même qu'il doit agir, l'individu ne
peut savoir quelle est la règle d'action de l'Etat avec lequel il est en
relation parce celui-ci [É] peut l'avoir changée, il n'y a
[É] du point de vue de l'individu qu'un néant normatif [É]
Sauf à être complètement irrationnel, celui qui commande se
limite lui-même au moment où il profère le commandement
»164.
La théorie de l'auto-limitation, dans la perspective de
Georg Jellinek, est plus qu'un mécanisme dissociant l'Etat des organes
qui le composent. Elle est la «condition de pensabilité de l'ordre
juridique moderne, de l'ordre juridique dans l'Etat moderne
»165.
2. L'Etat souverain lié par les «
éléments constants du droit »
Jellinek continue son argumentation en affirmant qu'il existe
des éléments plus fondamentaux encore qui «échappent
à tout arbitraire des législateurs. C'est le résidu du
développement historique total d'un peuple, tel qu'il se manifeste dans
les institutions juridiques, comme condition permanente de toute l'existence
historique de ce peuple ». Certains éléments sont
invariables et ne peuvent ainsi jamais «dépendre du bon plaisir de
l'Etat »166.
Pour justifier sa position, Jellinek affirme que
«déclarer le meurtre impunissable est hors du domaine des
possibilités d'une législation réelle. Et si un
législateur s'avisait d'une pareille déclaration, des forces dont
il ne serait pas le maître se chargeraient de châtier le meurtre
en- dehors de toutes formes et de toutes règles ». C'est pourquoi
si le droit est composé
163 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, 557
164 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le
juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, 77
165 Ibid., 76
166 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 557
d'« éléments variables », il est
également, selon jellinek composé d'« éléments
constants» qui permettent d'« apprécier les actes volontaires
de l'Etat en-dehors de tout vice de forme ». Cela signifie que l'Etat ne
peut jamais aller à l'encontre de ces « éléments
constants », qui, car ils constituent des caractéristiques
fondamentales des peuples civilisés, ne peuvent point subir d'entorse.
En conclusion, ces «éléments constants du droit forment le
seul fondement possible des devoirs de l'Etat »167.
Du point de vue de Georg Jellinek, il est inconcevable
d'admettre une souveraineté absolue: les éléments
constants du droit doivent toujours, dans tous les cas, être
respectés, et l'Etat ne peut librement s'en affranchir. Ces
«éléments constants» du droit constituent donc
l'élément ultime permettant de justifier la théorie selon
laquelle l'Etat est limité dans la production des normes et dans les
actions qu'il entreprend. Quand bien même l'Etat souhaiterait s'extirper
du droit, il ne pourrait aller à l'encontre de ces caractères
fondamentaux, propres au développement historique d'un peuple, qui
«échappent à tout arbitraire des législateurs ».
Ainsi, «déclarer le meurtre impunissable est hors du domaine des
possibilités d'une législation réelle»; de cette
manière, «une loi ou une sentence judiciaire pleinement valable au
point de vue juridique et à l'abri de toute voie de recours peuvent
être considérées non seulement comme injustes, mais comme
contraires au droit ». Ces éléments constants, qui
permettent donc de limiter l'action de l'Etat, constituent donc le «seul
fondement possible des devoirs de l'Etat »168.
Ainsi, l'Etat n'a pas que des droits mais possède bien
des devoirs vis-à-vis des individus. L'Etat ne peut aller à
l'encontre de la conviction dominante, des éléments constants du
droit, lesquels suivent l'état de civilisation d'un peuple. Ces
éléments constants dictent des obligations, à la charge de
l'Etat. Ces obligations, à l'époque de Jellinek, imposent
à l'Etat de respecter le droit. En conséquence les
éléments constants du droit, qui ne peuvent évoluer que de
façon très lente, fixent un cadre dans lequel l'action
étatique est enserrée.
De ce fait, si l'Etat s'auto-limite dans les règles de
droit qu'il produit, il est également limité par ces
éléments constants, qui fixent des règles au-delà
desquelles il ne peut aller. Le souverain ne dispose pas du droit; il y est
soumis.
167 Ibid., I, 558
168 Ibid., I, 558
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