Section 2. La déclinaison de la théorie
de la souveraineté au sens jellinékien et les critiques qui en
ont découlé
Soumettre la souveraineté au droit permet à
Jellinek de développer une théorie qui en découle,
appelée la doctrine des droits publics subjectifs. En soumettant le
souverain à l'ordre juridique, Jellinek s'éloigne
considérablement, comme nous l'avons déjà vu, des
théories absolutistes classiques. Jellinek, par cette doctrine, rend
l'individu titulaire de droits qu'il peut faire valoir à l'encontre de
la puissance étatique. Ainsi, Jellinek centre son système
juridique sur la protection individuelle. La théorie de
l'auto-limitation ainsi que la théorie des droits publics subjectifs
limitent les possibilités d'action du souverain et protègent les
droits des individus (1).
De plus, il faut bien admettre que, même si Georg
Jellinek, à son époque, prend ses distances à
l'égard de certains théoriciens du Rechtsstaat, les
notions qu'il développe renforcent substantiellement le concept d'Etat
de droit. En effet, la théorie de l'auto-limitation, par voie de
conséquence, oblige l'Etat à respecter le droit lorsqu'il met en
mouvement sa volonté.
Cependant, après la mort du théoricien de
Heidelberg, les théories jellinékiennes seront vivement
critiquées en doctrine, que ce soit par le théoricien
français du droit, Léon Duguit,
»169
qui ne voit dans l'auto -limitation qu'une « limite
juridique précaire au pouvoir de l'Etat,
ou par les tenants du décisionnisme, notamment Hermann
Heller et Carl Schmitt, qui, en faisant primer le politique sur le juridique et
le sociologique, vont rejeter d'un bloc les concepts jellinékiens
(2).
§1. L'Etat, un souverain dont la personnalité
juridique doit être reconnue par les autres sujets de droit
Pour Georg Jellinek, le «point de départ, c'est la
question de la possibilité de l'ordre juridique en
général, c'est-à-dire d'une base juridique objective, sur
laquelle pourraient se fonder des droits subjectifs.
169Léon Duguit, La doctrine allemande de
l'auto -limitation de l'Etat, RDP 1919, 16 1-190
En particulier, Jellinek pose la question de la
possibilité d'un ordre objectif du droit public nécessaire
à la déduction de droits publics subjectifs »170
. Ainsi, comme nous l'avons déjà vu, et comme Walter Pauly le
formule de façon limpide, «l'idée de « relations entre
sujets de droit» donne le fond sur lequel Jellinek figure toutes les
constellations juridiques fondamentales pensables s'agissant de la relation
entre l'Etat et l'individu »171 . Jellinek part bien de
l'individu pour construire tout son système juridique. Il s'agit de
démontrer que le droit n'est pensable que comme un réseau, un
système de relation entre diverses personnes juridiques.
Ce n'est pas un système de domination pure dans les
mains de l'Etat: l'Etat ne peut détenir de droits que «si lui font
face des personnalités », que s'il peut y avoir échange avec
d'autres personnes juridiques : «ce n'est que dans la mesure où
l'Etat se conçoit lui-même comme limité juridiquement qu'il
devient un sujet de droit »172 . Si l'Etat veut acquérir
des droits, il faut qu'il soit reconnu comme tel par d'autres sujets de droit;
si cette reconnaissance n'a pas lieu, l'Etat lui-même ne peut pas
être reconnu comme sujet de droit. On voit bien que l'Etat n'est plus une
entité située au-dessus des autres. L'Etat comme personne
juridique n'existe que par le regard des autres, que par sa reconnaissance
expresse par d'autres individus. En effet, comme le dit expressément le
Professeur Olivier Jouanjan, «le subjectivisme [de Georg Jellinek] est,
profondément, pensée de l'intersubjectivité: on n'est
sujet que l'un pour l'autre »173.
Ainsi, dans la conception jellinékienne de l'Etat,
«la dynamique profonde de l'Etat moderne est celle d'une
«reconnaissance réciproque » entre l'instance qui exerce le
pouvoir de domination et l'individu soumis à cette domination ».
Cet met en exergue le «libéralisme politique du juriste, mais aussi
sa dette à l'égard du kantisme »174 . La doctrine
des droits publics subjectifs permet à Jellinek de replacer l'individu
au coeur du système juridique, de penser l'Etat à partir de
l'individu, et non l'individu à partir de l'Etat.
170 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine
des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures
de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,297
171 Ibid., 300
172 Ibid., 298
173 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le
juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 81
174 Ibid., I, 33
Penser la personne comme relation, non comme essence, place
l'Etat dans une situation inédite. Quand bien même l'Etat est
souverain, il doit être reconnu comme tel par les autres individus. De
plus, comme le dit Jellinek, ce n'est que si l'Etat se conçoit comme
limité qu'il peut obtenir le statut de personne juridique, qu'il peut
donc entrer en relation avec d'autres individus.
En mettant en avant ce principe de reconnaissance de la part
des personnes juridiques, Jellinek fait la distinction entre le rapport factuel
de domination et le rapport juridique, seul rapport pensable dans le cadre
étatique, sur le fondement de cette reconnaissance. «Un rapport
factuel de domination ne devient juridique qu'à partir du moment
où les deux membres de la relation, le dominant et le dominé, se
reconnaissent comme les titulaires de droits et de devoirs réciproques
»175.
Les conséquences que l'on peut conclure sur la
souveraineté sont claires. Le souverain n'est souverain qu'à
partir du moment où il est reconnu comme tel par les individus. Ainsi,
la souveraineté, contrairement aux théories absolutistes
classiques, ne doit pas être définie de façon
substantielle, mais uniquement à l'aune de la perception dont il fait
l'objet par les individus. «Or, s'agissant de l'Etat, producteur et garant
des normes juridiques, si la norme n'en est pas une pour lui, elle ne peut
fonder aucune attente chez l'autre personne, ce qui ne signifie pas autre chose
que le rapport ne peut être dit «de droit », et qu'il ne peut
être construit que comme un rapport «de force ». L'Etat ne peut
inspirer confiance [É] C'est au bout du compte l'individualisme
qui porte cette dialectique de la reconnaissance dont le secret
peut-être ainsi formulé : c'est par et dans la reconnaissance
(juridique) de la subjectivité des individus que l'Etat (moderne)
s'assure du fondement de sa propre légitimité qui réside,
ultima ratio, dans la reconnaissance par les individus de l'ordre
juridique de cet Etat, qui n'est, au fond, que le système des
interactions psychiques que produisent ces mécanismes de reconnaissance
»176.
Ainsi, la souveraineté n'est que le fruit de la
perception des individus, de la conviction qu'ils peuvent avoir que l'Etat
est, ou non, souverain. Ce qui est sûr, c'est que, dans la théorie
de
175 Georg Jellinek, Système des droits publics
subjectifs, dans Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou
le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, 81
176 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le
juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2005, 82
Jellinek, le souverain ne peut être reconnu comme tel
que s'il s'auto-limite et respecte le droit de la même façon que
les individus. Car, de quelle manière pourrait-il inspirer la confiance
et susciter la reconnaissance de la part des autres sujets de droit s'il ne
respectait pas le droit?
A partir de cette reconnaissance, Jellinek crée un
modèle dans lequel l'Etat s'auto-limite et l'individu est
considéré comme un véritable sujet de droits.
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